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Denis Collin — est-ce la crise finale?

Est-ce la crise finale ?

 

La crise a redonné vigueur au marxisme. Le spectre de Karl Marx hante les débats et affrontements entre les économistes et entre les différentes fractions du capital. Comment éviter de donner raison au philosophe de Trèves ? Nicolas Sarkozy, dans son discours de Toulon (25 septembre), semble même obsédé par cette question. Après expliqué que nous vivions la fin d'un système, il ajoute :

Mais ce système, il faut le dire parce que c'est la vérité, ce n'est pas l'économie de marché, ce n'est pas le capitalisme.

Et le président de faire l'éloge du capitalisme tout en dénonçant un système qui a « trahi l'esprit du capitalisme », pour finir par cette mise en garde :

Je veux le dire aux Français : l'anticapitalisme n'offre aucune solution à la crise actuelle. Renouer avec le collectivisme qui a provoqué dans le passé tant de désastres serait une erreur historique. (souligné dans le texte officiel).

Il y a sûrement dans cette allusion à l'anticapitalisme une petite manœuvre politique – ainsi que l'a relevé le pénétrant éditorialiste du Figaro, Éric Zemmour : Nicolas Sarkozy désigne son seul adversaire, le NPA de Besancenot et donc vise à occuper tout le terrain, au détriment du PS. Mais la manœuvre tactique ne doit pas faire oublier le fond : bien plus lucidement que la prétendue « gauche », le président français comprend la nature de la crise qui remet brutalement en cause tout le travail d'intoxication idéologique accompli par les soi-disant libéraux depuis une trentaine d'année.

Si la crise pose la question du capitalisme, il est à craindre que les « marxistes », tout contents de ressortir du trou, n'y voient à nouveau la preuve que les contradictions internes du mode de production capitaliste le condamnent irrémédiablement à disparaître. En 1929, on a cru le moment venu de la « crise finale ». Mais il n'y a pas de crise finale du capitalisme. Ni chez Marx ni dans la réalité.  Il y a plutôt, pour reprendre l'expression de Gianfranco La Grassa, des « transitions de phase » entre deux modes de fonctionnement du capitalisme. 1929 avait ouvert la voie à la régulation keynésienne et à la relance de l'économie d'armement comme moyen de sauver le capitalisme – le Docteur Schacht, ministre de l'économie de Hitler, était un disciple de Keynes. Et de fait, c'est seulement la guerre qui a permis de sortir de la crise de 1929. Nous sommes certainement dans une phase de réorganisation globale du fonctionnement du mode de production capitaliste, une phase qui va faire une bien plus large place à l'intervention étatique et à la « régulation ». La phase dite « néolibérale » ou « libériste » (pour parler comme les Italiens) est terminée. Mais on reste dans le capitalisme (« accumulation du capital » et « long terme », comme dit Nicolas Sarkozy).

Changement de monde ?

Ce qui s'est passé à Washington et à New-York ces dernières semaines est en effet un véritable changement de monde. Frédéric Lordon, dans un excellent article publié en « une » du Monde Diplomatique d'octobre 2008, titre : « Le jour Wall Street est devenu socialiste ». Analysant l'ampleur des désastres et le caractère radical des mesures prises par le gouvernement américain, Lordon constate :

Seul l'État, par un geste de souveraineté pure, totalement exorbitant du droit commun, s'autorisant l'impensable, comme nationaliser à vue en ne payant que plus tard, capter unilatéralement tous les dividendes – y compris ceux des actions qu'il ne détient pas ! – peut mettre un terme aux rendements croissants d'effondrement que nourrissent les mécanismes du divin marché. Ce sera la casquette ou bien l'Apocalypse.

Contre ceux qui préconisent de laisser « le marché » faire son office, Lordon conclut :

Il n'y a que de mauvaises solutions, en tout cas conformément aux canons actuels de l'orthodoxie. C'est pourquoi nos amis à casquettes iront jusqu'où il faudra pour faire ce qui doit l'être ; c'est pourquoi aussi les dogmes que tant de convertis ont stupidement adorés vont bientôt connaître les poubelles. Recapitalisations par émissions monétaires, saisies pures et simples, contrôle des changes, si les choses tournent mal. On n'a peut-être encore rien vu. L'histoire progresse par des voies bizarres. Ouvrons bien les yeux, nous entrons en territoire inconnu.

Hier, Nicolas Sarkozy préconisait que la France suive plus décidément le modèle anglo-saxon de capitalisme, celui que préconise par ailleurs la commission de Bruxelles et avec elle, soit dit en passant, tous les hiérarques de la social-démocratie européenne : libéralisation complète de la finance (la « nouvelle création de valeur »), spéculation immobilière et délocalisations (il faut laisser la basse besogne de produire à d'autres que les « maîtres du monde). Comme le rappelle fort justement le Canard Enchaîné, le candidat Sarkozy exigeait que les Français puissent s'endetter plus facilement et aient plus facilement accès au crédit hypothécaire, celui sur lequel, précisément, était monté l'édifice des « subprimes ». Aujourd'hui le président a laissé dans l'ombre ses amis de la « jet set », les possesseurs de yachts et de villas en Amérique. Il a ressorti le roi du camouflage, Guaino, pour tenter de sauver le capitalisme « moral », c'est-à-dire le capitalisme avec intervention de l'État.

Nous évoquions, il y a quelque temps, les perspectives du capitalisme en montrant qu'on tournait résolument le dos au « libéralisme », 6 oct. 2006) pour privilégier un régime « bonapartiste » d'un nouveau genre, dont Sarkozy, Berlusconi et Bush sont de bons représentants. Nous avons également eu l'occasion de faire les rapprochements qui s'imposent entre Nicolas Sarkozy et Vladimir Poutine. Il apparaît maintenant que le nouveau capitalisme russe (capital concentré, lien organique entre les milliardaires et l'État, fonds « souverains », État autoritaire et une grosse pincée de cléricalisme) pourrait bien représenter l'avenir du capitalisme dans son ensemble.

Il y a un autre changement encore plus important. Le monde d'hier était dominé par les États-Unis – même dans l'affrontement avec l'Union Soviétique, la domination du monde capitaliste était une domination américaine sans partage. L'effondrement de la finance américaine, sauvée (pour l'instant) par l'État est l'expression la plus évidente de ce « déclin de l'empire américain » analysé depuis plusieurs années (voir notamment Après l'empire d'Emmanuel Todd). Au-delà des extravagances financières, le problème des États-Unis tient tout simplement en une formule, schématique, mais utile : la Chine produit et grâce à ses bénéfices prête aux USA de quoi acheter les produits chinois. D'ores et déjà les institutions financières chinoises jouent un rôle majeur et on espère d'elles qu'elles contribueront à sauver non seulement « Freddie » et « Mae » mais tous les autres. À côté de la Chine, il y a l'Inde, mais aussi ce qui se passe en Amérique du Sud. Les révolutionnaires du quartier latin espèrent la résurrection du « marxisme naturel » et un nouveau Guevara. Mais ce qui se passe là-bas est tout autre chose : l'affirmation de puissances nationales qui veulent s'affranchir de la tutelle des USA. Un accord Brésil-Argentine vient d'être signé qui permet à ces deux pays de régler leurs échanges en monnaie nationale et non plus en dollar et c'est un pas décisif qui vient d'être fait. Au-delà des différences de style et de discours (et l'histoire montrera sans doute qu'il n'y a guère plus que des différences de style et de discours), ce qui unit Lula, Kirchner, Morales ou Chavez, c'est l'affirmation d'un capitalisme national qui revendique ses droits face à la puissance états-unienne. On peut utiliser les nationalisations (avec indemnisation !) comme Chavez ou d'autres moyens comme Lula et Mme Kirchner, mais l'objectif est le même. Notons en passant que le seul pays d'Amérique Latine demeuré dans l'orbite politique et financière des USA est le Chili dirigé par une sociale-démocrate patentée, soutenue chaudement par le PS français (qui par ailleurs boude les « populistes » de Bolivie, d'Équateur ou du Venezuela).

Pour que les choses soient claires : que Chavez ne soit pas un communiste révolutionnaire ou un marxiste naturel mais bien un défenseur d'une bourgeoisie nationale en voie de consolidation n'empêche nullement qu'on le soutienne contre les USA, car il n'est pas d'émancipation sociale possible sans l'émancipation nationale. L'affaiblissement de l'empire, l'affirmation des nations, c'est comme ça que l'Europe a commencé au Moyen Âge. Et ce sont des processus historiques identiques qui se produisent aujourd'hui de Pékin à Buenos Aires.

La fin de l'antilibéralisme

Toute cette crise a fait un mort : Hayek. Évidemment l'homme était mort depuis quelque temps. Mais toute l'évolution du capitalisme financier était censée montrer le triomphe posthume du fondateur de la « société du Mont Pèlerin » et des fidèles disciples du gourou (genre Milton Friedmann et quelques personnages de moindre importance). Hayek mort, les capitalistes se pressent de ressortir le cadavre momifié de Lord Keynes. Car Hayek et Keynes personnifient les deux grandes variétés de médication du capitalisme malade. Mais dans tous les cas il s'agit de sauver le capitalisme. Ce n'est pas un hasard du tout si Henri Weber, ex-guérilléro du quartier Latin du temps de ses jeunes années à la Ligue Communiste, fait l'éloge de Keynes et du PS qui n'a jamais laissé tomber l'honorable économiste britannique (voir sur le blog du courant Fabius, Tsunami financier : la réplique idéologique, par Henri Weber).

Depuis de nombreuses années j'ai consacré pas mal de temps à dénoncer l'imposture du « keynésianisme de gauche » et je vais regarder avec intérêt les contorsions idéologiques de toute cette gauche et cette extrême-gauche « antilibérale », qui avait troqué Marx  pour Keynes et la révolution sociale pour la régulation étatique. Sans parler des partisans de Negri et de son immortel chef-d'œuvre Empire déjà relégué par l'histoire des dernières années à la critique rongeuse des souris (voir Atiliò Boron, La IV Flota destruyó a Imperio).

Revenons un instant au congrès du Parti Socialiste. La crise a mis à nu le vide sidéral qui tient lieu de politique à ce parti.  On les voit tous défiler demandant de la régulation et de la relance. De la régulation comment ? Avec les règles de Maastricht ? De la relance comment, sinon en faisant sauter le carcan des 3% de déficit budgétaire ? Pour le reste, il n'est pas un courant pour prendre la mesure de ce qui est en cause. La motion C du PS, motion soi-disant de gauche, ne propose aucune nationalisation et n'évoque le terme que de façon critique, dans l'expression « privatisation des bénéfices et nationalisation des pertes » ou en parlant du gouvernement des USA (« le gouvernement américain procède en catastrophe a des nationalisations »). À la place, la motion C se contente de réhabiliter « l'intervention publique » dans l'économie. Qu'est-ce qu'a fait Bush, sinon une intervention publique massive et avec une audace dont peu de gouvernements capitalistes auraient eu le courage (voir encore l'article de Lordon) ? À côté de Paulson, Hamon et Mélenchon sont des ultralibéraux invétérés !

La crise ne laisse pas pierre sur pierre des édifices bâtis patiemment par les petit-bourgeois qui veulent faire ami-ami avec les puissants de ce monde. Le « libéralisme » est mort et « l'antilibéralisme » avec lui. Il va falloir à nouveau se positionner clairement. Soit faire comme Strauss-Kahn qui vient d'apporter son soutien à Sarkozy (renvoi d'ascenseur oblige ?), soit remettre sur le tapis la question non pas de l'anticapitalisme (expression creuse comme tous les « anti » quelque chose) mais du communisme, c'est-à-dire d'un nouveau système de propriété et d'une nouvelle organisation de la vie commune des hommes, une organisation qui donne la prééminence au bien commun et au bonheur des communautés humaines.

On ne manquera pas d'être frappé par l'apathie apparente des travailleurs, des pauvres, des chômeurs, etc., qui se préparent à subir la crise comme s'il s'agissait d'une catastrophe naturelle. Tout se joue entre fractions capitalistes et les règlements de comptes se font entres fractions capitalistes. C'est qu'en effet la vision marxiste orthodoxe qui voit la crise précipiter le mouvement des masses et permettre le renversement presque automatique du capitalisme ne tient pas debout. Pour que la crise puisse être l'occasion d'une transformation globale, il faut ne faut pas seulement que les contradictions du capitalisme atteignent un point explosif, il faut aussi qu'une partie des classes dominantes rompe avec l'ancien ordre des choses, qu'une alliance solide se noue entre ouvriers, jeunes, intellectuels et cadres et surtout qu'on sache où aller, c'est-à-dire quelle société future nous voulons. Tant qu'il n'existe aucune perspective crédible d'une rupture radicale, le capitalisme trouvera toujours les moyens de se sauver, quel que soit le prix qu'en paiera la société dans son ensemble.

Denis Collin

5 Octobre 2008

Source : http://la-sociale.viabloga.com/news/nous-entrons-dans-un-monde-nouveau

 



14/10/2008
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