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gheorgi plekhanov — la conception matérialiste de l'histoire (I)

 

 

 

1ère partie

La conception matérialiste de l'histoire

 

1

Lorsque l'historien, j'entends un de ceux qui ne se sont pas privés du don de généralisation, embrasse par la pensée le passé et le présent du genre humain, il voit se dérouler un spectacle grandiose et mer­veilleux. En effet, vous savez sans doute que la science moderne suppose que l'homme existe sur notre globe depuis l'ancien quaternaire, c'est-à-dire de­puis au moins 200 000 ans. Mais si nous faisons abs­traction de ces calculs toujours hypothétiques, si nous admettons, comme on admettait dans le bon vieux temps, que l'homme a paru sur terre environ 4 000 ans avant l'ère chrétienne, nous avons quelque chose com­me 200 générations qui sont venues l'une après l'au­tre pour disparaître comme disparaissent les feuilles dans la forêt à l'approche de l'automne. Chacune de ces générations, que dis-je, presque chaque individu faisant partie de chaque génération a poursuivi ses propres buts, chacun a lutté pour sa propre existen­ce ou pour l'existence de ses proches et pourtant il y a eu un mouvement d'ensemble, il y a ce que nous appelons l'histoire du genre humain, nous rappelons à notre mémoire l'état de nos ancêtres, si nous nous représentons, par exemple, la vie des hom­mes de cette race qui peuplait les habitations dites lacustres, et si nous comparons cette vie a celle des Suisses de nos jours, nous apercevons une énorme différence. La distance qui sépare l'homme de ses pa­rents plus ou moins anthropomorphes s'est agrandie, le pouvoir de l'homme sur la nature s'est augmenté. Il est donc très naturel, je dirai plus, il est iné­vitable de se demander quelles ont été les causes de ce mouvement et de ce progrès.

Cette question, la grande question des causes du mouvement historique et du progrès du genre humain est celle qui constitue l'objet de ce qu'on appelait autrefois la philosophie de l'histoire et qu'on fe­rait, me semble-t-il, mieux de désigner du nom de conception de l'histoire, c'est-à-dire de l'histoire considérée comme science, ne se contentant pas d'ap­prendre comment les choses se sont passées, mais, voulant savoir pourquoi elles se sont passées d'une telle manière et non pas d'une autre.

Comme toute chose, la philosophie de l'histoire a eu son histoire à elle, je veux dire qu'à diffé­rentes époques les hommes qui s'occupaient de la question du pourquoi du mouvement historique ont répondu d'une façon différente à cette grande question. Chaque époque avait sa philosophie de l'histoire à elle. Vous m'objecterez peut-être que souvent à une même époque historique il n'y avait pas seulement une mais plusieurs écoles de philosophie de l'histoire. J'en tombe d'accord, mais je vous prie de considérer que les différentes écoles philosophiques propres à une période donnée de l'histoire ont toujours entre elles quelque chose de commun qui permet de les envisager comme différentes espèces d'un même genre, il y a naturellement aussi des survivances. Nous pouvons donc dire, pour simplifier le problème, que chaque période historique a sa propre philosophie de l'his­toire. Nous allons en étudier quelques-unes unes. Je commence par la philosophie ou conception théologique de l'histoire.

La conception théologique de l'histoire

Qu'est-ce que là philosophie ou conception théologique de l'histoire ? Cette conception est la plus primitive, elle est intimement liée aux premiers efforts faits par la pensée humaine pour se rendre compte du monde extérieur.

En effet, la conception la plus simple que l'homme puisse se faire de la nature, c'est d'y voir non pas des phénomènes dépendant les uns des autres à des lois invariables, mais, des événements par l'action d'une ou de plusieurs volontés à la sienne. Le philosophe français Guyau dit dans un de ses livres, qu'un enfant en sa présence traitait la lune de méchante parce qu'elle ne voulait pas se montrer, cet enfant considérait la lune comme un être animé, et, comme cet enfant, l'homme primitif anime toute la nature. L'animisme, la première phase du développement de la pensée religieuse, et le premier pas de la science, c'est l'explication animiste des événements de la nature et de les concevoir comme des phénomènes soumis à des lois. Tandis qu'un enfant croit que la lune ne se montre pas parce qu'elle est méchante, un as­tronome nous explique l'ensemble des conditions natu­relles qui, à un moment donné, nous permettent ou nous empêchent de voir tel ou tel astre. Or, tandis que dans l'explication de la nature, les progrès de la science ont été relativement rapides, la science de la société humaine et de son histoire n'avançait qu'avec beaucoup plus de lenteur. On admettait, l'ex­plication animiste des événements historiques à des époques où l'on se moquait déjà de l'explication ani­miste des phénomènes de la nature.

Dans des sociétés souvent très civilisées, on trouvait tout à fait permis d'expliquer le mouvement historique de l'humanité comme la manifestation de la volonté d'une ou de plusieurs divinités. Cette expli­cation de l'histoire par l'action de la divinité constitue ce que nous appelons la conception théolo­gique de l'histoire.

Pour vous donner deux exemples de cette concep­tion, je vais caractériser ici la philosophie histo­rique de deux hommes célèbres : Saint Augustin, évê­que d'Hippone et Bossuet, évê­que de Meaux.

Saint Augustin envisage les événements histori­ques comme soumis à la Providence divine et, qui plus est, il est persuadé qu'on ne peut les envisager au­trement.

"Considérez ce Dieu souverain et véritable, dit-il, ce Dieu unique et tout-puissant, auteur et créa­teur de toutes les âmes et de tous les corps... qui a fait de l'homme un animal raisonnable composé de corps et d'âme, ce Dieu, principe de toute règle, de toute beauté, de tout ordre qui donne à tout le nom­bre, le poids et la mesure, de qui dérive toute pro­duction naturelle, quels qu'en soient le genre et le prix, je demande s'il est croyable que ce Dieu ait souffert que les empires de la terre, leur domination et leur servitude restassent étrangers aux lois de, la Providence" (Cité de Dieu, traduction Emile Saisset, livre V, chap. XI, pp. 292-293).

Ce point de vue général, Saint Augustin ne le quitte dans aucune de ses explications historiques.

S'agit-il d'expliquer la grandeur des Romains, l' évê­que d'Hippone nous raconte avec beaucoup de dé­tails comme quoi elle entrait dans les vues de la Di­vinité :

"Après que les royaumes d'Orient eurent brillé sur la terre pendant une longue suite d'années, Dieu voulut que l'empire d'Occident, qui était le dernier dans l'ordre des temps, devint le premier de tous par sa grandeur et son étendue, et comme il avait à des­sein de se servir de cet empire pour châtier un grand nombre de nations, il le confia à des hommes passionnés pour la louange et l'honneur, qui mettaient la gloire dans celle de la patrie et étaient toujours prêts à se sacrifier pour son salut, triomphant ainsi de leur cupidité et de tous les autres vices par ce vice unique : l'amour de la gloire. Car, il ne faut pas se le dissimuler, l'amour de la gloire est un vi­ce... etc." (p. 301).

S'agit-il d'expliquer la prospérité du premier empereur chrétien Constantin, la volonté divine lève toute difficulté :

"Le bon Dieu, nous dit saint Augustin, voulant empêcher ceux qui l'adorent... de se persuader qu'il est impossible d'obtenir les royaumes et les gran­deurs de la terre sans la faveur toute-puissante des démons, a voulu favoriser l'empereur Constantin, qui, loin d'avoir recours aux fausses divinités, n'adorait que la véritable, et de le combler de plus de biens qu'un autre n'en eût seulement osé souhaiter" (t. I, pp. 328-329 ).

S'agit-il enfin de savoir pourquoi une guerre durait plus longtemps qu'une autre, saint Augustin nous dira que Dieu l'avait voulu ainsi : "De même qu'il dépend de Dieu d'affliger ou de consoler les hommes, selon les conseils de la justice et de sa mi­séricorde, c'est lui, aussi qui règle les temps des guerres, qui les abrège ou les prolonge à son gré " (p. 323, tome I).

Vous le voyez, saint Augustin reste toujours fi­dèle à son principe fondamental. Malheureusement, il ne suffit pas d'être fidèle à un principe donné pour trouver la Juste explication des phénomènes. Il faut avant tout que le philosophe de l'histoire étudie soigneusement tous les faits qui ont précédé et ac­compagné le phénomène qu'il cherche à expliquer. Le principe, fondamental ne peut et ne doit jamais servir que de fil conducteur dans l'analyse de la réalité historique. Or la théorie de saint Augustin est in­suffisante sous les deux rapports indiqués. Comme mé­thode d'analyse de la réalité historique, elle est nulle. Et quant à son principe fondamental, je vous prie d'observer ceci. Saint Augustin parle de ce qu'il appelle les lois de la providence avec tant de conviction et avec tant de détails, qu'on se demande, en le lisant, s'il n'a pas été le confident intime de son dieu. Et le même auteur, avec la même conviction, avec la même fidélité à son principe fondamental, et dans le même ouvrage, nous dit que les voies du Sei­gneur sont insondables. Mais s'il en est ainsi, pour­quoi entreprendre la tâche nécessairement ingrate et stérile de les sonder ? Et pourquoi nous indiquer ces insondables voies comme uns explication des événe­ments de la vie humaine ? La contradiction est palpa­ble, et puisqu'elle est palpable, on a beau avoir la foi fervente et inébranlable, on est forcé de renon­cer à l'interprétation théologique de l'histoire si l'on tient tant soit peu à la logique et si l'on ne veut pas prétendre que l'insondable, c'est-à-dire l'inexplicable, explique et fait comprendre toute chose.

Passons à Bossuet. Comme Saint Augustin, Bos­sue t, dans sa conception de l'histoire, se place au point de vue théologique. Il est persuadé que les destinées historiques des peuples, ou, comme il s'ex­prime, les révolutions des empires sont réglées par la Providence.

"Ces empires dit-il dans son Discours sur l'his­toire universelle, ont une liaison nécessaire avec l'histoire du peuple de Dieu. Dieu s'est servi des Assyriens et des Babyloniens pour châtier ce peuple, des Perses, pour le rétablir, d'Alexandre et de ses premiers successeurs, pour le protéger d'Antochius l'Illustre et de ses successeurs, pour l'exercer ; des Romains, pour soutenir sa liberté contre les rois de Syrie, qui ne songeaient qu'à la détruire. Les Juifs ont duré jusqu'à Jésus-Christ sous la puissance des mêmes Romains. Quand ils l'ont méconnu et cruci­fié, ces mêmes Romains ont prêté leurs mains sans y penser, à la vengeance divine et ont exterminé ce peuple ingrat" (Discours, éd. Garnier frères, p.334).

En un mot, tous les peuples et tous les grands empires oui, l'un après l'autre apparurent sur la scène historique ont concouru par divers moyens au même but : au bien de la religion chrétienne et à la gloire de Dieu. Bossuet découvre à son élève les se­crets jugements de Dieu sur l'empire romain et sur Rome même, en se basant sur la révélation que le Saint Esprit a faite à saint Jean et que celui-ci a expliquée dans l'Apocalypse. Il parle, lui-aussi, comme si les voies du Seigneur avaient cessé d'être insondables, et, chose bien digne d'attention, le spectacle du mouvement historique ne lui inspire que le sentiment de la vanité des choses humaines.

"Ainsi, dit-il, quand vous voyez passer comme en un instant devant vos yeux, je ne dis pas les rois et les empereurs, mais ces grands empires qui ont fait trembler tout l'univers et quand vous voyez les Assy­riens anciens et nouveaux, les Mèdes, les Perses, les Grecs, les Romains, se présenter successivement, et tomber, pour ainsi dire, les uns sur les autres, ce fracas effroyable vous fait sentir qu'il n'y a rien de solide parmi les hommes, et que l'inconstance et l'agitation est le« propre partage des choses humai­nes. » (Discours, p. 339).

Ce pessimisme est un des traits les plus remar­quables de la philosophie historique de Bossuet. Et, tout bien considéré, il faut avouer que ce trait rend fidèlement le caractère essentiel du christianisme. Le christianisme promet à ses fidèles de la consolation, beaucoup de consolation ! Mais comment les console-t-il ? En les détachant des choses d'ici-bas, en les persuadant que tout est vanité sur la terre et que le bonheur n'est possible pour les humains qu'a­près la mort. Je vous prie de retenir ce trait dans votre mémoire s il vous donnera dans la suite un ter­me de comparaison.

Un autre trait remarquable de la philosophie historique de Bossuet, c'est que, dans l'interpréta­tion des événements historiques, il ne se contente pas, comme Saint Augustin, d'en appeler à la volonté du bon Dieu, mais porte déjà son attention vers ce qu'il appelle les causes particulières des révolu­tions des empires.

"Car ce même dieu - dit-il - qui a fait l'en­chaînement de l'univers, et qui, tout-puissant par lui-même, a voulu aussi que le cours des choses hu­maines eût sa suite et ses proportions » Je veux dire que les hommes et les nations ont eu les qualités, proportionnelles à l'élévation à laquelle ils étaient destinés, et qu'à la réserve de certains coups ex­traordinaires, où Dieu voulait que sa main parût tou­te seule, il n'est point arrivé de grand changement qui n'ait eu ses causes dans les siècles précédents. Et comme, dans toutes les affaires, il y a ce qui les prépare, ce qui détermine à les entreprendre, et ce qui les fait réussir, la Vraie science de l'histoire est de remarquer dans chaque temps ces secrètes dis­positions qui ont préparé les grands changements et les conjonctures importantes qui les ont fait arri­ver." (Discours, pp. 339-340).

Ainsi, d'après Bossuet, il arrive bien dans l'histoire des événements où la main de Dieu paraît toute seule, où, en d'autres termes Dieu agit d'une façon immédiate. Ces événements-là, ce sont, pour ainsi dire, des miracles historiques. Mais, pour la plupart des cas et dans la marche ordinaire des cho­ses, les changements qui ont lieu à une époque donnée ont leurs causes dans les époques précédentes. La tâ­che de la vraie science est d'étudier ces causes qui n'ont rien de surnaturel, puisqu'elles ne tiennent qu'à la nature des hommes et des nations.

Dans sa conception théologique de l'histoire, Bossuet fait donc une large place à l'explication naturelle des événements historiques. Il est vrai que cette explication naturelle est, chez lui, intimement liée à l'idée théologique; c'est toujours le bon Dieu qui donne aux hommes et aux nations des qualités proportionnelles à l'élévation à laquelle il les des­tine. Mais, une fois données, ces qualités agissent toutes seules, et tant qu'elles agissent, nous avons non seulement le droit mais le devoir, Bossuet le dit catégoriquement, de chercher l'explication naturelle de l'histoire.

La philosophie historique de Bossuet a, sur cel­le de Saint Augustin, le grand avantage d'insister sur la nécessité d'étudier les causes particulières des événements. Mais cet avantage n'est, au fond, qu'un aveu, inconscient et involontaire sans doute, de 1'impuissance et de la stérilité de la conception théologique proprement dite, c'est à dire de la mé­thode qui consiste à expliquer les phénomènes par l'action d'un ou de plusieurs agents surnaturels.

Cet aveu, les ennemis de la théologie en surent bien tirer parti au siècle suivant.

Le plus redoutable parmi ces ennemis, le pa­triarche de Ferney, Voltaire, dit très malicieusement dans son célèbre Essai sur les mœurs des Nations : "Rien n'est plus digne de notre curiosité que la ma­nière dont Dieu voulut que l'Eglise s'établit en faisant concourir les causes secondes à ses décrets éternels. Laissons respectueusement ce qui est divin à ceux qui en sont les dépositaires, et attachons-nous uniquement à l'historique ." ( Essai, édition de Beuchot, t. I, p. 346 ).

La conception idéaliste de l'histoire

La conception théologique de l'histoire est donc mise respectueusement de côté. Voltaire s'attache à l'historique, il s'efforce d'expliquer les phénomènes par leurs causes secondes, c'est-à-dire naturelles. Mais en quoi consiste la science, si ce n'est dans l'explication naturelle des phénomènes ?

La philosophie historique de Voltaire est un es­sai d'interprétation scientifique de l'histoire.

Considérons cet essai d'un peu plus près. Voyons par exemple, quelles ont été, d'après Voltaire, les causes de la chute de l'empire romain.

La décadence romaine a été longue et lente, mais parmi les fléaux qui ont causé la chute du colossal empire. Voltaire fait ressortir surtout les deux sui­vants : 1° les Barbares, 2° les disputes de religion.

Les Barbares ont détruit l'empire romain. Mais pourquoi, demande Voltaire, les Romains ne les exter­minèrent-ils pas, comme Marius avait exterminé les Cimbres ? C'est qu'il ne se trouvait point de Marius. Et pourquoi ne se trouvait-il pas de Marius ? Parce que les mœurs des Romains avaient changé. La symptô­me le plus éclatant de ce changement dans les mœurs, c'est que l'empire romain avait alors plus de moines que de soldats. "Ces moines couraient en troupe de ville en ville pour soutenir ou pour détruire la consubstantialité du Verbe... " (Ibid., t. I, p. 377).

"Comme les descendants de Scipion étaient deve­nus des controversistes, comme la considération per­sonnelle était passée des Hortensius et des Cicéron aux Cyrille, aux Grégoire, aux Amboise, tout fut per­du et si l'on doit s'étonner de quelque chose, c'est que l'empire romain ait subsisté encore un peu de temps." (Ibid., t. I, p. 377).

Vous voyez bien ici quelle était, d'après Vol­taire, la cause principale de la chute de Rome. Cette cause, c'est le triomphe du christianisme. D'ailleurs Voltaire le dit lui-même avec son ironie mordante : "Le christianisme ouvrait le ciel, mais il perdait l'empire " (Ibid., t. I, p. 337).

A-t-il eu raison, a-t-il eu tort ? C'est ce qui ne nous regarde pas maintenant. Ce qui nous importe, c'est de nous rendre compte exactement des idées his­toriques de Voltaire. L'examen critique de ces idées ne viendra qu'ensuite.

Donc, nous voyons que, selon Voltaire, le chris­tianisme a perdu l'empire romain, Humainement par­lant, il est permis sans doute de demander pourquoi le christianisme a triomphé de Rome ?

Pour Voltaire, le principal instrument de la Victoire des chrétiens fut Constantin, qu'il nous re­présente conformément à la vérité historique. Mais un homme, fût-il empereur, et fût-il très méchant et très superstitieux, serait-il jamais capable d'assu­rer le triomphe d'une religion ?

Voltaire croyait que oui. Et, pour le croire, il n'était pas le seul de son siècle. Tous les philoso­phes le croyaient aussi. Comme exemple, je vous cite­rai les considérations d'un autre écrivain sur l'ori­gine du peuple juif et sur le christianisme.

Si la conception théologique de l'histoire con­siste à expliquer l'évolution historique par la vo­lonté et l'action, directe ou indirecte, d'un ou de plusieurs agents surnaturels, la conception idéaliste - dont Voltaire et ses amis étaient les partisans convaincus - consiste à expliquer cette même évolu­tion par l'évolution des mœurs et des idées, ou de l'opinion, comme on s'exprimait au XVIII° siècle.

"J'entends par opinion, dit Suard, le résultat de la masse de vérités et d'erreurs répandues dans une nation, résultat qui détermine ses jugements d'estime ou de mépris, d'amour ou de haine, qui forme ses penchants et ses habitudes, ses idées et ses ver­tus, en un mot, ses mœurs." (Suard, Mélanges de Lit­térature, III, p. 400).

Puisque c'est l'opinion qui gouverne le monde, il est évident que l'opinion est la cause fondamenta­le, la cause la plus profonde, du mouvement histori­que, et il n'y a pas lieu de s'étonner qu'un histo­rien en appelle à l'opinion comme à une force qui produit en dernière instance les événements de telle ou telle époque.

Et si l'opinion en général explique les événe­ments historiques, il est tout naturel de chercher dans l'opinion religieuse (dans le christianisme par exemple), la cause la plus profonde de la prospérité ou de la décadence d'un empire (par exemple de l'em­pire de Rome). Voltaire était donc fidèle à la philo­sophie historique de son temps en disant que le christianisme a causé la ruine de l'empire de Rome.

Mais parmi les philosophes du XVIII° siècle, il y en avait plusieurs qui sont connus comme des maté­rialistes. Tels étaient, par exemple, Holbach, l'au­teur du célèbre Système de la nature , et Helvétius, l'auteur du livre non moins célèbre De l'Esprit . Il est très naturel de supposer qu'au moins ces philoso­phes-là n'approuvaient pas la conception idéaliste de l'histoire.

Eh bien ! Cette supposition, toute naturelle qu'elle paraisse, est erronée : Holbach et Helvétius, matérialistes dans leur conception de la nature étaient idéalistes en ce qui concerne l'histoire.

Comme tous les philosophes du XVIII° siècle, comme toute la " séquelle des Encyclopédistes ", les matéria­listes de ce temps-là croyaient que l'opinion gouver­ne le monde et que l'évolution de l'opinion explique en dernière analyse toute l'évolution historique.

"L'ignorance, l'erreur, le préjugé, le défaut d'expérience, de réflexion et de prévoyance, voilà les vraies sources du mal moral. Les hommes ne se nuisent à eux-mêmes et ne blessent leurs associés, que parce qu'ils n'ont point d'idées de leurs vrais intérêts." (Système social, t. II, chap. I, p. 5).

Dans un autre endroit du même ouvrage, nous li­sons :

"L'histoire nous prouve qu'en matière de gouver­nement, les nations furent de tout temps le jouet de leur ignorance, de leur imprudence, de leur crédulité de leurs terreurs paniques, et surtout des passions de ceux qui surent prendre de l'ascendant sur la mul­titude. Semblables à des malades qui s'agitent sans cesse dans leur lit, sans y trouver de position con­venable, les peuples ont souvent changé la forme de leurs gouvernements mais ils n'ont jamais eu ni le pouvoir, ni la capacité de réformer le fond, de re­monter à la vraie source de leurs maux ; ils se vi­rent sans cesse ballottés par des passions aveugles." (Ibid., II, p. 27).

Ces citations vous montrent que, d'après le ma­térialiste Holbach, l'ignorance fut la cause du mal moral et politique. Si les peuples sont méchants, c'est grâce à leur ignorance, si leurs gouvernements sont absurdes, c'est parce qu'ils n'ont pas su décou­vrir les vrais principes de l'organisation sociale et politique, si les révolutions faites par les peuples n'ont pas déraciné le mal moral et social, c'est par­ce qu'ils n'ont pas eu assez de lumières. Mais qu'est ce que l'ignorance ? Qu'est-ce que l'erreur ? Qu'est-ce que le préjugé ? L'ignorance, l'erreur, le préjugé, tout cela, ce n'est que de l'opinion erronée. Et si l'ignorance, l'erreur et le préjugé ont empêché les hommes de découvrir les vraies bases de l'organi­sation politique et sociale, il est clair que c'est l'opinion erronée qui a gouverné le monde. Holbach est donc, là-dessus, du même avis que la plupart des philosophes du XVIII° siècle.

Quant à Helvétius, je ne citerai que son opinion sur le système féodal. Dans une lettre à Saurin sur l'Esprit des Lois de Montesquieu, il dit :

"Mais que diable veut-il nous apprendre par son Traité des Fiefs ? Est-ce une matière que devait chercher à débrouiller un esprit sage et raisonnable ? Quelle législation peut résulter de ce chaos barbare de lois que la force a établies, que l'ignorance a respectées, et qui s'opposeront toujours à un bon or­dre de choses ? " (Œuvres, III, p. 266).

Dans un autre endroit, il dit "Montesquieu est trop féodaliste, et le gouvernement féodal est le chef-d'œuvre de l'absurdité ". (Œuvres, III, p.314).

Ainsi, Helvétius trouve que le féodalisme, c'est à dire tout un système d'institutions sociales et po­litiques, était le chef-d'œuvre de l'absurdité et, par conséquent, devait son origine à l'ignorance ou, en d'autres termes, à une opinion erronée. C'est donc toujours l'opinion qui, en bien ou en mal, a gouverné le monde.

J'ai dit qu'il nous importait non pas de criti­quer cette théorie, mais de bien la connaître et de bien saisir sa nature. Maintenant que nous la con­naissons, il nous est non seulement permis, mais né­cessaire de l'analyser.

Eh bien, cette théorie est-elle vraie ou est-elle fausse ?

Est-il vrai, oui ou non, que les hommes qui ne comprennent pas en quoi consistent leurs intérêts ne pouvaient les servir de façon raisonnable ? Cela est vrai sans contredit.

Est-il vrai, oui ou non, que l'ignorance a causé beaucoup de maux à l'humanité et qu'un système social et politique basé sur la soumission et sur l'exploi­tation de l'homme par l'homme, tel que fut le féodalisme, n'est possible que dans un temps d'ignorance et de préjugés profondément enracinés ?

Cela est bien vrai, et je ne vois pas comment on pourrait contester une vérité aussi indubitable.

Est-il vrai, est-il faux, en un mot, que l'opi­nion, dans le sens déterminé par Suard, a une grande influence sur la conduite des hommes ? Quiconque con­naît les hommes dira que cela aussi est indubitable et indiscutable.

La force des idées … et leur origine

La conception idéaliste de l'histoire est-elle donc basée sur la vérité ?

Je réponds oui et non. Et voici ce que j'entends par-là.

La conception idéaliste de l'histoire est vraie dans ce sens qu'il y a du vrai en elle. Oui, il y a du vrai. L'opinion à une très grande influence sur les hommes. Nous avons donc le droit de dire qu'elle gouverne le monde. Mais nous avons bien le droit de nous demander si cette opinion qui gouverne le monde n'est gouvernée par rien du tout ? Autrement dit, nous pouvons et nous devons nous demander si les opi­nions et les sentiments des hommes sont une chose soumise au hasard. Poser cette question, c'est la ré­soudre aussitôt dans le sens négatif. Non, les opi­nions et les sentiments des hommes ne sont point sou­mis au hasard. Leur génération comme leur évolution est soumise à des lois que nous devons étudier. Dès que vous admettez ceci - et le moyen de ne pas l'ad­mettre ? - vous êtes forcés de reconnaître que si l'opinion gouverne le monde, elle ne le gouverne pas en souverain absolu, qu'elle est gouvernée à son tour et que, par conséquent, celui qui en appelle à l'opi­nion est loin de nous indiquer la cause fondamentale, la cause la plus profonde du mouvement historique.

Il y a donc de la vérité dans la conception idéaliste de l'histoire. Mais il n'y a pas toute la vérité.

Pour connaître toute la vérité, il nous faut re­prendre la recherche justement là où la conception idéaliste l'abandonne. Il nous faut tâcher de nous rendre un compte exact des causes de la génération et de l'évolution de l'opinion des hommes vivant en so­ciété.

Pour faciliter notre tâche, procédons avec mé­thode, et, avant tout, voyons si l'opinion, c'est à dire, conformément à la définition donnée par Suard, la masse de vérités et d'erreurs répandue parmi les hommes leur est innée, si elle naît avec eux pour ne disparaître qu'avec eux. Cela revient à nous demander s'il y a des idées innées.

Il fut un temps où l'on était fermement convain­cu que les idées, au moins en partie, sont innées. En admettant l'existence des idées innées, on admettait en même temps que ces idées-là constituent un fonds commun à l'humanité toute entière, un fonds qui est toujours le même dans tous les temps et tous les cli­mats.

Cette opinion, très répandus autrefois, fut vic­torieusement combattue par un philosophe anglais de grand mérite, John Locke. Dans son célèbre livre in­titulé : Essai sur l'entendement humain , John Locke a prouvé qu'il n'y a point d'idées, de principes ou de nations innées dans l'esprit de l'homme.

Les idées ou les principes des hommes leur vien­nent de l'expérience, et c'est également vrai en ce qui concerne les principes spéculatifs, comme les principes pratiques ou principes de morale. Les prin­cipes de morale, varient selon les temps et les lieux. Quand les hommes condamnent une action, c'est parce qu'elle leur est nuisible. Quand ils la louent, c'est qu'elle leur est utile. L'intérêt (non pas l'intérêt personnel, mais l'intérêt social) détermine donc les jugements des hommes dans le domaine de la vie socia­le. Telle était la doctrine de Locke, dont tous les philosophes français du XVIII° siècle étaient des partisans convaincus. Nous avons donc le droit de prendre cette doctrine pour point de départ de notre critique de leur conception de l'histoire.

Il n'existe point d'idées innées dans l'esprit des hommes ; c'est l'expérience qui détermine les Idées spéculatives et c'est l'intérêt social qui dé­termine les "idées pratiques". Admettons ce principe et voyons quelles conséquences en découlent.

2

La réaction après la Révolution Française

Un grand événement historique sépare le XVIII° siècle du XIX° : la Révolution Française, qui comme un ouragan a passé sur la France en détruisant l'an­cien régime et en balayant ses débris. Elle a eu une profonde influence sur la vie économique, sociale, politique et intellectuelle non seulement de la Fran­ce, mais de l'Europe entière. Elle n'a pas pu rester sans influence sur la philosophie de l'histoire.

Quelle a été cette influence ?

Eh bien ! Son résultat le plus immédiat a été un sentiment d'immense lassitude.

Le grand effort fait par les gens de ce temps-là a provoqué un besoin impérieux de repos.

A côté de ce sentiment de lassitude, inévitable après toute grande dépense d'énergie, il y a eu aussi un certain scepticisme. Le XVIII° siècle croyait fer­mement au triomphe de la raison. La raison finit tou­jours par avoir raison, disait Voltaire. Les événe­ments de la Révolution ont brisé cette foi. On a vu tant d'événements inattendus, on a vu triompher tant de choses qui semblaient tout à fait impossibles et absolument déraisonnables, on a vu tant de calculs les plus sages renversés par la brutale logique des faits, qu'on s'est dit que la raison ne finira proba­blement jamais par avoir raison. Nous avons là-dessus le précieux témoignage d'une femme d'esprit, qui sa­vait observer ce qui se passait autour d'elle.

"La plupart des hommes, dit Mme de Staël, épou­vantés des vicissitudes effroyables, dont les événe­ments politiques nous ont offert l'exemple, ont perdu maintenant tout intérêt au perfectionnement d'eux-mê­mes et sont trop frappés de la puissance du hasard pour croire à l'ascendant les facultés intellectuel­les" (De la littérature, Préface, p. XVIII).

On était donc épouvanté par la puissance du ha­sard. Mais qu'est-ce que le hasard ? Et qu'est-ce que le hasard dans la vie des sociétés ? Il y a matière à discussion philosophique là-dedans. Mais sans entrer dans cette discussion, nous pouvons dire que trop souvent les hommes attribuent au hasard ce dont les causes leur restent inconnues. Aussi quand le hasard leur fait trop et trop longtemps sentir sa puissance, ils finissent par essayer d'expliquer et de découvrir les causes des phénomènes qu'ils considéraient auparavant comme fortuits. Et c'est justement ce que nous voyons dans le domaine de la science historique au commencement du dix-neuvième siècle.

Philosophie de l'histoire de Saint-Simon

Saint Simon, une des têtes les plus encyclopédi­ques et les moins méthodiques de la première moitié de ce siècle, s'efforce de poser les bases d'une science sociale. La science sociale, la science de la société humaine, la physique sociale, comme il l'ap­pelle parfois, peut et doit, selon lui, devenir une science aussi exacte que les sciences naturelles. Nous devons étudier les faits relatifs à la vie pas­sée de l'humanité pour découvrir les lois de son pro­grès. Nous ne pourrons prévoir l'avenir, que lorsque nous aurons compris le passé. Et pour le comprendre, pour expliquer le passé, Saint-Simon étudie surtout l'histoire de l'Europe occidentale depuis la chute de l'empire romain.

On voit dans cette histoire, la lutte des indus­triels (ou du Tiers Etat, comme on disait au siècle précédent) contre l'aristocratie. Les industriels se sont ligués avec la royauté, et, par l'appui qu'ils ont donné aux rois, ils leur ont fourni les moyens de s'emparer du pouvoir politique, qui se trouvait aupa­ravant dans les mains des seigneurs féodaux. En échange de leurs services la royauté leur a donné sa protection, au moyen de laquelle ils ont pu remporter beaucoup d'importantes victoires sur leurs ennemis. Peu à peu, le travail et l'organisation aidant, les industriels sont parvenus à posséder une force socia­le imposante, bien supérieure à celle de l'aristocra­tie.

La Révolution Française n'était, pour Saint-Si­mon, qu'un épisode de la grande lutte, plusieurs fois séculaire, entre les industriels et les nobles. Et toutes ses propositions pratiques se réduisaient à des projets, des mesures qu'il fallait, selon lui, prendre pour compléter et consolider la victoire des industriels et la défaite des nobles. Or, la lutte des industriels contre la noblesse était la lutte de deux intérêts opposés. Et si cette lutte a, comme le dit Saint-Simon, rempli toute l'histoire de l'Europe occidentale depuis le XV° siècle, nous pouvons dire que c'est la lutte des grands intérêts sociaux, qui était la cause du mouvement historique dans la pério­de indiquée. Nous voici donc assez loin de la concep­tion historique du dix-huitième siècle : ce n'est pas l'opinion, c'est l'intérêt social ou pour mieux dire, l'intérêt des grands éléments constructifs de la so­ciété, 1'intérêt des classes et la lutte sociale pro­voquée par l'opposition de ces intérêts, qui gouver­nent le monde et qui déterminent la marche de l'his­toire.

Par ses idées historiques, Saint-Simon a eu une influence décisive sur un des plus grands historiens français : Augustin Thierry. Et comme Augustin Thierry a fait une véritable révolution dans la science his­torique de son pays, il nous sera bien utile d'analy­ser ses idées.

Les conceptions d'Augustin Thierry et de Mignet

Vous vous rappelez, je suppose, ce que je vous ai dit d'Holbach et qui concernait l'histoire du peu­ple juif. Cette histoire était, pour Holbach, l'œu­vre d'un seul homme. Moïse, qui a façonné le caractè­re des Juifs et qui leur a donné leur constitution sociale et politique, ainsi que leur religion. Et chaque peuple, ajoutait Holbach, a eu son Moïse. La philosophie historique du -dix-huitième siècle ne con­naissait que l'individu, les grands hommes. La masse, le peuple comme tel, n'existait presque point pour elle. La philosophie historique d'Augustin Thierry est, sous ce rapport, juste le contraire de ce qu'était celle du dix-huitième siècle. "C'est une chose bien simple, dit-il, dans ses Lettres sur l'histoire de France, que l'obstination des historiens à n'at­tribuer jamais aucune spontanéité, aucune conception aux masses d'hommes. Si tout un peuple émigre et se fait un nouveau domicile, c'est, au dire des annalis­tes et des poètes, quelque héros, qui pour son nom s'avise de fonder un empire, si des nouvel­les coutumes s'établissent, c'est quelque législateur qui les imagine et les impose, si une cité s'organi­se, c'est quelque prince qui lui donne l'être, et toujours le peuple et les citoyens sont de l'étoffe pour la pensée d'un seul homme. " (Dix ans, p. 346).

La Révolution a été l'œuvre des masses populai­res et cette révolution dont le souvenir était si frais au temps de la Restauration ne permettait plus d'envisager le mouvement historique comme l'œuvre d'individus plus ou moins sages et plus ou moins ver­tueux. Au lieu de s'occuper des faits et gestes des grands hommes, les historiens voulaient dorénavant s'occuper de 1'histoire des peuples. C'est déjà très important et cela vaut bien la peine d'être retenu dans la mémoire.

Allons plus loin. Ce sont les grandes masses qui font l'histoire. Soit. Mais pourquoi la font-elles ? En d'autres termes, quand les masses agissent, dans quel but agissent-elles ? Dans le but de garantir leurs intérêts, répond Augustin Thierry. " Voulez-vous dit-il, savoir au juste qui a créé cette institution, qui a conçu une entreprise sociale ? Cherchez quels sont ceux qui en ont véritablement besoin, à ceux-là doit appartenir la pensée première, la volonté d'agir et tout au moins la plus grande part dans l'exécu­tion, is fecit cui prodest : l'axiome vaut en his­toire comme en droit. " (Dix ans , p. 348).

La masse agit donc dans son intérêt, l'intérêt est la source, le mobile de toute création sociale. Il est donc facile de comprendre que lorsqu'une ins­titution devient opposée à l'intérêt de la masse, la masse commence une lutte contre cette institution. Et comme uns institution nuisible à la masse du peuple est souvent utile à la classe privilégiée, la lutte contre cette institution devient une lutte contre la classe privilégiée. La lutte de classes d'hommes et d'intérêts opposés joue un grand rôle dans la philo­sophie historique d'Augustin Thierry. Cette lutte a rempli, par exemple, l'histoire de l'Angleterre de­puis la conquête normande jusqu'à la révolution qui renversa la dynastie des Stuarts. Dans la révolution anglaise du XVII° siècle luttaient deux classes d'hommes : les vainqueurs (la noblesse), les vaincus (la masse du peuple, bourgeoisie comprise). "Chaque personnage, dit notre historien, dont les aïeux s'é­taient trouvés enrôlés dans la grande armée d'inva­sion, quittait son château pour aller dans le camp royal prendre le commandement que son titre lui assi­gnait. Les habitants des villes et des ports se ren­daient en foule au camp opposé. On pouvait dire que le cri de ralliement des deux armées était, d'un côté oisiveté et pouvoir, de l'autre travail et liberté ; car les désœuvrés, les gens qui ns voulaient d'autre occupation dans la vie que celle de jouir sans peine, de quelque caste qu'ils fussent, s'enrôlaient dans les troupes royales où ils allaient défendre des in­térêts conformes aux leurs, tandis que les familles de la caste des anciens vainqueurs, que l'industrie avait gagnés, s'unissaient au parti des Communes. " (Ibid., p. 543).

Cette lutte des deux classes, ce n'est pas seu­lement dans le domaine social et politique qu'elle déterminait le mouvement. On voit son influence dans le domaine des idées. Les opinions religieuses des Anglais du XVII° siècle étaient, suivant Thierry, fa­çonnées par leur position sociale . "C'était pour des intérêts positifs que la guerre se soutenait de part et d'autre. Le reste n'était qu'apparence ou prétex­te. Ceux qui s'engageaient dans la cause des sujets, étaient, pour la plupart, presbytériens, c'est à dire que, même en religion, ils ne voulaient aucun joug. Ceux qui soutenaient la cause contraire étaient épiscopaux ou papistes, c'est à dire qu'ils aimaient à trouver, jusque dans les formes du culte, du pouvoir à exercer, des impôts à lever sur les hommes ." (Ibid., p. 54).

Nous voici encore plus loin de la philosophie historique du XVIII° siècle. Au XVIII° siècle, l'opi­nion gouverne le monde. Ici, l'opinion, dans le domaine de la religion, est déterminée, gouvernée, par la lutte des classes.

Et notez bien que l'historien dont je viens de parler n'est pas le seul à croire ainsi. Sa philoso­phie historique est celle de tous les historiens re­marquables du temps de la Restauration. Un contempo­rain d'Augustin Thierry, Mignet se tient au même point de vue. Dans son remarquable ouvrage De la féo­dalité, il envisage l'évolution sociale de la façon suivante : "Les intérêts qui dominent décident du mouvement social. Ce mouvement arrive à son but à travers des oppositions, cesse quand il l'a atteint, est remplacé par un autre, qui ne s'aperçoit pas lorsqu'il commence, et qui ne se fait connaître que lorsqu'il est le plus fort. Telle a été la marche de la féodalité. Elle était dans les besoins avant d'être dans le fait, première époque, et elle a été ensuite dans le fait en cessant d'être dans les be­soins, seconde époque, ce qui a fini par la faire sortir du fait ." (La Féodalité , pp. 77-78).

Ici nous nous trouvons de nouveau très loin de la philosophie du XVIII° siècle. Helvétius reprochait à Montesquieu d'étudier avec trop d'attention les lois féodales. Le système féodal était pour lui le chef-d'œuvre de l'absurdité et comme tel, ne valait pas la peine d'être étudié. Mignet admet au contraire qu'il fut un temps, le Moyen-Age, où le système féo­dal était dans les besoins, où il était donc utile à la société, il dit que c'est justement cette utilité qui l'a fait naître. Mignet répète souvent que ce ne sont pas les hommes qui mènent les choses, mais les choses qui mènent les hommes. Et c'est de ce point de vue-là qu'il considère les événements dans son His­toire de la Révolution Française. En parlant de l'As­semblée Constituante, il dit : "Les classes aristo­cratiques avaient les intérêts contraires à ceux du parti national. Aussi la noblesse et le haut clergé, qui formèrent la droite de l'Assemblée, furent en op­position constante avec lui, excepté dans certains jours d'entraînement. Ces mécontents de la révolution qui ne surent ni l'empêcher par leurs sacrifices, ni l'arrêter par leur adhésion, combattirent d'une ma­nière systématique toutes ses réformes ." (Histoire de la Rév. Franc ., Vol. I, p. 105).

Ainsi les groupements politiques sont déterminés par les intérêts de classes. Et ce sont les mêmes intérêts qui donnent naissance à des considérations po­litiques. Mignet nous dit que la Constitution de 1791 "était l'œuvre de la classe moyenne, qui se trouvait alors la plus forte, car, comme on le sait, la force qui domine s'empare toujours des institutions". "La journée du Dix Août fut l'insurrection de la multitu­de contre la classe moyenne et contre le trône constitutionnel, comme le 14 Juillet avait été l'insur­rection de la classe moyenne contre les classes pri­vilégiées et le pouvoir, absolu de la couronne." (Ibid., p. 210 ; p. 290).

Comme Thierry, Mignet est le représentant con­vaincu de la classe moyenne. Tant qu'il s'agit de ju­ger l'action politique de cette classe, Mignet va jusqu'à préconiser les moyens violents, "On n'ob­tient le droit que par la force" .

Chez Guizot nous retrouvons les mêmes tendances, les mêmes sympathies et le même point de vue. Mais, chez lui, ces tendances et ces sympathies sont plus prononcées et ce point de vue est mieux précisé. Déjà dans ses Essais sur l'Histoire de France , qui paru­rent en 1821, il dit avec beaucoup de clarté quelle est, selon lui, la base de l'édifice social. "C'est par l'étude des institutions politiques que la plu­part des écrivains, érudits historiens ou publicistes ont cherché à connaître l'état de la Société, le de­gré ou le genre de sa civilisation. Il eût été plus sage d'étudier d'abord la société elle-même pour con­naître et comprendre ses institutions politiques. Avant de devenir cause, les institutions sont effet, la société les produit avant d'en être modifiée, et au lieu de chercher dans le système ou les formes du gouvernement quel a été l'état du peuple, c'est l'état du peuple qu'il faut examiner avant tout pour savoir quel a dû, quel a pu être le gouvernement ". (Essais sur l'Histoire de France , 12° édition, p. 73.)

On pourrait trouver des textes de même sens dans les ouvrages de Guizot , d'Armand Carrel et de Tocqueville . Aussi je crois bien avoir le droit de dire qu'au commence­ment du XIX° siècle, les sociologues, les historiens et les critiques nous renvoient tous à l'état social comme à la base la plus profonde des phénomènes de la société humaine. Nous savons ce que c'est que cet état, c'est "l'état des personnes " comme dit Guizot, c'est l'état des pro­priétés . Mais d'où vient-il cet état, duquel tout dépend dans la société ? Dès que nous aurons une réponse nette et précise à cette question, nous pourrons nous expliquer le mouvement historique et le progrès du genre humain. Mais cette grande question, cette question des questions, les historiens la laissent sans réponse.

Ainsi nous sommes devant cette contradiction : les idées, les sentiments, l'opinion sont déterminés par l'état social, et l'état social est déterminé par l'opinion. A est la cause de B, et B est la cause de A.

 

(suite)

 



06/01/2007
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