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karl marx — critique du programme de gotha (II)

partie II

Critique du programme de Gotha

 

 

5. «La classe ouvrière travaille à son affranchissement tout d'abord dans le cadre de l'Etat national actuel, sachant bien que le résultat nécessaire de son effort, qui est commun aux ouvriers de tous les pays civilisés, sera la fraternité internationale des peuples.»

 

Contrairement au Manifeste communiste et à tout le socialisme antérieur, Lassalle avait conçu le mouvement ouvrier du point de vue le plus étroitement national. On le suit sur ce terrain, et cela après l'action de l'Internationale !

Il va absolument de soi que, ne fût-ce que pour être en mesure de lutter, la classe ouvrière doit s'organiser chez elle en tant que classe et que les pays respectifs sont le théâtre immédiat de sa lutte. C'est en cela que sa lutte de classe est nationale, non pas quant à son contenu, mais, comme le dit le Manifeste communiste, «quant à sa forme».

Mais le «cadre de l'Etat national actuel», par exemple de l'Empire allemand, entre lui-même, à son tour, économiquement, «dans le cadre» du marché universel, et politiquement «dans le cadre» du système des Etats. Le premier marchand venu sait que le commerce allemand est aussi commerce extérieur et la grandeur de M. Bismarck réside précisément dans le caractère de sa politique internationale.

Et à quoi le Parti ouvrier allemand réduit-il son internationalisme ?

A la conscience que le résultat de son effort «sera la fraternité internationale des peuples» — expression empruntée à la Ligue bourgeoise pour la paix et la liberté13, que l'on voudrait faire passer comme un équivalent de la fraternité internationale des classes ouvrières dans leur lutte commune contre les classes dominantes et leurs gouvernements. Des fonctions internationales de la classe ouvrière allemande, par conséquent, pas un mot !

Et c'est ainsi qu'elle doit faire paroli face à sa propre bourgeoisie, laquelle fraternise déjà contre elle avec les bourgeois de tous les autres pays, ainsi qu'à la politique de conspiration internationale de M. Bismarck14 !

En fait, la profession d'internationalisme du programme est encore infiniment au-dessous de celle du parti libre-échangiste. Celui-ci prétend, lui aussi, que le résultat final de son action est la «fraternité internationale des peuples». Mais encore fait-il quelque chose pour internationaliser l'échange et ne se contente-t-il pas du tout de savoir... que chaque peuple fait, chez lui, du commerce.

L'action internationale des classes ouvrières ne dépend en aucune façon de l'existence de l'Association internationale des travailleurs. Celle-ci fut seulement la première tentative pour doter cette action d'un organe central ; tentative qui, par l'impulsion qu'elle a donnée, a eu des suites durables, mais qui, sous sa première forme historique, ne pouvait survivre longtemps à la chute de la Commune de Paris.

La Norddeutscbe de Bismarck était pleinement dans son droit quand elle annonçait, pour la satisfaction de son maître, que le Parti ouvrier allemand a, dans son nouveau programme, abjuré l'internationalisme.15

 

 

II

 

«Partant de ces principes, le Parti ouvrier allemand s'efforce, par tous les moyens légaux, de fonder l'Etat libre — et — la société socialiste ; d'abolir le système salarié avec la loi d'airain des salaires... ainsi que... l'exploitation sous toutes ses formes ; d'éliminer toute inégalité sociale et politique.»

 

Sur l'Etat «libre», je reviendrai plus loin.

Ainsi, à l'avenir, le Parti ouvrier allemand devra croire à la «loi d'airain» de Lassalle16 ! Pour que cette loi ne soit pas ruinée, on commet l'insanité de parler «d'abolir le système salarié» (il faudrait dire : système du salariat) «avec la loi d'airain des salaires». Si j'abolis le salariat, j'abolis naturellement en même temps ses lois, qu'elles tiennent de l'«airain» ou de l'éponge. Mais la lutte de Lassalle contre le salariat gravite presque exclusivement autour de cette prétendue loi. Pour bien montrer, par conséquent, que la secte de Lassalle a vaincu, il faut que le «système salarié» soit aboli «avec la loi d'airain des salaires», et non pas sans elle.

De la «loi d'airain des salaires», rien, comme on sait, n'appartient à Lassalle, si ce n'est le mot «d'airain» emprunté aux «lois éternelles, aux grandes lois d'airain» de Gœthe. Le mot d'airain est le signe auquel se reconnaissent les croyants orthodoxes. Mais si j'admets la loi avec l'estampille de Lassalle et, par conséquent, dans l'acception où il la prend, il faut également que j'en admette le fondement. Et quel fondement ! Comme Lange le montrait peu après la mort de Lassalle, c'est la théorie malthusienne de la population17 (prêchée par Lange lui-même). Mais si cette théorie est exacte, je ne puis pas abolir la loi, dussé-je abolir cent fois le salariat, parce qu'alors la loi ne régit pas seulement le système du salariat, mais tout système social. C'est précisément en se basant là-dessus que les économistes ont démontré, depuis cinquante ans et plus, que le socialisme ne peut supprimer la misère qui est fondée dans la nature des choses, mais qu'il ne peut que la généraliser, la répandre du même coup sur toute la société !

Mais tout cela n'est pas le principal. Abstraction faite, absolument, de la fausse version que Lassalle donne de cette loi, le recul vraiment révoltant consiste en ceci : Depuis la mort de Lassalle, notre Parti s'est ouvert à cette vue scientifique selon laquelle le salaire du travail n'est pas ce qu'il paraît être, à savoir la valeur (ou le prix) du travail, mais seulement une forme déguisée de la valeur (ou du prix) de la force de travail. Ainsi, une fois pour toutes, était mise au rebut, la vieille conception bourgeoise du salaire en même temps que toute la critique dirigée jusqu'ici contre elle, et il était clairement établi que l'ouvrier salarié n'est autorisé à travailler pour assurer sa propre existence, autrement dit à exister, qu'autant qu'il travaille gratuitement un certain temps pour les capitalistes (et par suite pour ceux qui, avec ces derniers, vivent de la plus-value) ; que tout le système de la production capitaliste vise à prolonger ce travail gratuit par l'extension de la journée de travail ou par le développement de la productivité, c'est-à-dire par une plus grande tension de la force de travail, etc. ; que le système du travail salarié est, par conséquent, un système d'esclavage et, à vrai dire, un esclavage d'autant plus dur que se développent les forces sociales productives du travail, quel que soit le salaire, bon ou mauvais, que reçoit l'ouvrier. Et maintenant que cette vue pénètre de plus en plus notre Parti, on revient aux dogmes de Lassalle, alors qu'on devrait savoir que Lassalle ignorait ce qu'est le salaire et qu'il prenait, à la suite des économistes bourgeois, l'apparence pour la chose elle-même.

C'est comme si, dans une révolte d'esclaves qui auraient enfin pénétré le secret de l'esclavage, un esclave empêtré dans des conceptions surannées inscrivait au programme de la révolte : l'esclavage doit être aboli parce que, dans le système de l'esclavage, l'entretien des esclaves ne saurait dépasser un certain maximum peu élevé ! Le seul fait que les représentants de notre Parti aient pu commettre un aussi monstrueux attentat contre la conception répandue dans la masse du Parti montre avec quelle légèreté criminelle, avec quelle mauvaise foi ils ont travaillé à la rédaction du programme de compromis !

Au lieu de la vague formule redondante qui termine le paragraphe : «éliminer toute inégalité sociale et politique», il fallait dire : avec la suppression des différences de classe s'évanouit d'elle-même toute inégalité sociale et politique résultant de ces différences.

 

 

III

 

«Le Parti ouvrier allemand réclame, pour préparer les voies à la solution de la question sociale, l'établissement de sociétés de production avec l'aide de l'Etat, sous le contrôle démocratique du peuple des travailleurs. Les sociétés de production doivent être suscitées dans l'industrie et l'agriculture avec une telle ampleur que l'organisation socialiste de l'ensemble du travail en résulte

 

Après la «loi d'airain du salaire» de Lassalle, la panacée du prophète. D'une manière digne on «prépare les voies». On remplace la lutte des classes existante par une formule creuse de journaliste: la «question sociale», à la «solution» de laquelle on «prépare les voies». Au lieu de découler du processus de transformation révolutionnaire de la société, «l'organisation socialiste de l'ensemble du travail» «résulte» de «l'aide de l'Etat», aide que l'Etat fournit aux coopératives de production que lui-même (et non le travailleur) a «suscitées». Croire qu'on peut construire une société nouvelle au moyen de subventions de l'Etat aussi facilement qu'on construit un nouveau chemin de fer, voilà qui est bien digne de la présomption de Lassalle !

Par un reste de pudeur, on place «l'aide de l'Etat»... sous le contrôle démocratique du «peuple des travailleurs». Tout d'abord, le «peuple des travailleurs», en Allemagne, est composé en majorité de paysans et non de prolétaires.

Ensuite, «démocratique» veut dire en allemand «par le pouvoir du peuple» (volksherrschaftlich). Mais alors que signifie le «contrôle par le pouvoir du peuple (volksherrschaftliche Kontrolle) du peuple travailleur ? Et cela, plus précisément, pour un peuple de travailleurs qui, en sollicitant l'Etat de la sorte, manifeste sa pleine conscience qu'il n'est ni au pouvoir, ni mûr pour le pouvoir !

Quant à faire la critique de la recette que prescrivait Bûchez sous Louis-Philippe par opposition aux socialistes français et que reprirent les ouvriers réactionnaires de L'Atelier18, il est superflu de s'y arrêter. Aussi bien, le pire scandale n'est-il pas que cette cure miraculeusement spécifique figure dans le programme, mais que, somme toute, on abandonne le point de vue de l'action de classe pour retourner à celui de l'action de secte.

Dire que les travailleurs veulent établir les conditions de la production collective à l'échelle de la société et, chez eux, pour commencer, à l'échelle nationale, cela signifie seulement qu'ils travaillent au renversement des conditions de production d'aujourd'hui ; et cela n'a rien à voir avec la création de sociétés coopératives subventionnées par l'Etat. Et pour ce qui est des sociétés coopératives actuelles, elles n'ont de valeur qu'autant qu'elles sont des créations indépendantes aux mains des travailleurs et qu'elles ne sont protégées ni par les gouvernements, ni par les bourgeois.

 

 

IV

 

J'arrive maintenant à la partie démocratique.

 

A. «Libre fondement de l'Etat».

 

Tout d'abord, d'après ce qu'on a vu au chapitre II, le Parti ouvrier allemand cherche à réaliser l'«Etat libre».

L'Etat libre, qu'est-ce à dire ?

Faire l'Etat libre, ce n'est nullement le but des travailleurs qui se sont dégagés de la mentalité bornée de sujets soumis. Dans l'Empire allemand, l'«Etat» est presque aussi «libre» qu'en Russie. La liberté consiste à transformer l'Etat, organisme qui est mis au-dessus de la société, en un organisme entièrement subordonné à elle, et même de nos jours les formes de l'Etat sont plus ou moins libres ou non libres selon que la «liberté de l'Etat» s'y trouve plus ou moins limitée.

Le Parti ouvrier allemand, — du moins s'il fait sien ce programme, — montre que les idées socialistes ne sont pas même chez lui à fleur de peau ; au lieu de traiter la société présente (et cela vaut pour toute société future) comme le fondement de l'Etat présent (ou futur pour la société future), on traite au contraire l'Etat comme une réalité indépendante, possédant ses propres «fondements intellectuels, moraux et libres».

Et maintenant, pour combler la mesure, quel horrible abus le programme ne fait-il pas des expressions «Etat actuel», «société actuelle» et quel malentendu, plus horrible encore, ne crée-t-il pas au sujet de l'Etat auquel s'adressent ses revendications !

La «société actuelle», c'est la société capitaliste qui existe dans tous les pays civilisés, plus ou moins expurgée d'éléments moyenâgeux, plus ou moins modifiée par l'évolution historique particulière à chaque pays, plus ou moins développée. L'«Etat actuel», au contraire, change avec la frontière. Il est dans l'Empire prusso-allemand autre qu'en Suisse, en Angleterre autre qu'aux Etats-Unis. L'«Etat actuel» est donc une fiction.

Cependant, les divers Etats des divers pays civilisés, nonobstant la multiple diversité de leurs formes, ont tous ceci de commun qu'ils reposent sur le terrain de la société bourgeoise moderne, plus ou moins développée au point de vue capitaliste. C'est ce qui fait que certains caractères essentiels leur sont communs. En ce sens, l'on peut parler d'«Etat actuel» pris comme expression générique, par contraste avec l'avenir où la société bourgeoise, qui lui sert à présent de racine, aura cessé d'exister.

Dès lors, la question se pose : quelle transformation subira l'Etat dans une société communiste ? Autrement dit : quelles fonctions sociales s'y maintiendront analogues aux fonctions actuelles de l'Etat ? Seule la science peut répondre à cette question ; et ce n'est pas en accouplant de mille manières le mot Peuple avec le mot Etat qu'on fera avancer le problème d'un saut de puce.

Entre la société capitaliste et la société communiste, se place la période de transformation révolutionnaire de celle-là en celle-ci. A quoi correspond une période de transition politique où l'Etat ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat.

Le programme n'a pas à s'occuper, pour l'instant, ni de cette dernière, ni de l'Etat futur dans la société communiste. [Ici, la traduction présente un contre-sens flagrant avec celle donnée dans La Pléiade, basée d'une part sur l'édition du texte de Engels donné dans la Neue Zeit en 1891 et d'autre part sur la version publiée d'après le manuscrit original par B. Nikolaïveski dans Die Gesellschaft en août 1921 : « Or le programme ne se préoccupe ni de cette dictature ni du futur système d'Etat de la société communiste » (Karl Marx, Œuvres, I, Economie I, Gallimard, p. 1429.). — Vincent Gouysse.]

Ses revendications politiques ne contiennent rien de plus que la vieille (Cf. Œuvres complètes de Marx et Engels, éd. allemande, tome 19 : Le mot «vieille» est omis.) litanie démocratique connue de tout le monde : suffrage universel, législation directe, droit du peuple, milice populaire, etc. Elles sont simplement l'écho du Parti populaire bourgeois, de la Ligue de la paix et de la liberté. Rien de plus que des revendications déjà réalisées, pour autant qu'elles ne sont pas des notions entachées d'exagération fantastique. Seulement, l'Etat qui les a réalisées, ce n'est nullement à l'intérieur des frontières de l'Empire allemand qu'il existe, mais en Suisse, aux Etats-Unis, etc. Cette espèce d'«Etat de l'avenir», c'est un Etat bien actuel, encore qu'il existe hors du «cadre» de l'Empire allemand.

Mais on a oublié une chose. Puisque le Parti ouvrier allemand déclare expressément se mouvoir au sein de l'«Etat national actuel», donc de son propre Etat, l'Empire prusso-allemand, — sinon ses revendications seraient en majeure partie absurdes, car on ne réclame que ce qu'on n'a pas, — le Parti n'eût pas dû oublier le point capital, à savoir: toutes ces belles petites choses impliquent la reconnaissance de ce qu'on appelle la souveraineté du peuple, et ne sont donc à leur place que dans une République démocratique.

Puisqu'on n'ose pas (Cf. Œuvres complètes de Marx et Engels, éd. allemande, tome 19 ; on y trouve cette note : «Dans l'édition de 1891, on lit : Puisqu'on ne peut pas.»), — et on fait bien de s'abstenir, car la situation commande la prudence, — réclamer la République démocratique, comme le faisaient, sous Louis-Philippe et Louis Napoléon, les ouvriers français dans leurs programmes, il ne fallait pas non plus recourir à cette supercherie aussi peu «honnête»19 que respectable qui consiste à réclamer des choses qui n'ont de sens que dans une République démocratique, à un Etat qui n'est qu'un despotisme militaire, à armature bureaucratique et à blindage policier, avec un enjolivement de formes parlementaires, avec des mélanges d'éléments féodaux et d'influences bourgeoises et, par-dessus le marché, à assurer bien haut cet Etat que l'on croit pouvoir lui imposer pareilles choses «par des moyens légaux».

La démocratie vulgaire elle-même, qui, dans la République démocratique, voit l'avènement du royaume millénaire et qui ne soupçonne nullement que c'est précisément sous cette dernière forme étatique de la société bourgeoise que se livrera la suprême bataille entre les classes, la démocratie elle-même est encore à cent coudées au-dessus d'un démocratisme de cette sorte, confiné dans les limites de ce qui est autorisé par la police et prohibé par la logique.

Que par «Etat» l'on entende, en fait, la machine gouvernementale, ou bien l'Etat en tant base économique de l'Etat : un impôt unique et progressif sur le revenu, etc.». Les impôts sont la base économique de la machinerie gouvernementale, et de rien d'autre. Dans l'Etat de l'avenir, tel qu'il existe en Suisse, cette revendication est passablement satisfaite. L'impôt sur le revenu suppose des sources de revenu différentes de classes sociales différentes, donc la société capitaliste. Par conséquent, il n'y a rien de surprenant si les financial reformers de Liverpool, — des bourgeois ayant à leur tête le frère de Gladstone, — formulent la même revendication que le programme.

 

B. «Le Parti ouvrier allemand réclame comme base intellectuelle et morale de l'Etat :

 

1. «Education générale, la même pour tous, du peuple par l'Etat. Obligation scolaire pour tous. Instruction gratuite.»

Education du peuple, la même pour tous ? Qu'est-ce qu'on entend par ces mots ? Croit-on que, dans la société actuelle (et l'on n'a à s'occuper que d'elle), l'éducation puisse être la même pour toutes les classes ? Ou bien veut-on réduire par la force les classes supérieures à ne recevoir que cet enseignement restreint de l'école primaire, seul compatible avec la situation économique non seulement des ouvriers salariés, mais encore des paysans ?

«Obligation scolaire pour tous. Instruction gratuite.» La première existe même en Allemagne, la seconde en Suisse et aux Etats-Unis pour les écoles primaires. Si, dans certains Etats de ce dernier pays, des établissements d'enseignement supérieur sont également «gratuits», cela signifie seulement qu'en fait ces Etats imputent sur les chapitres du budget général les dépenses scolaires des classes supérieures. Incidemment, il en va de même de cette «administration gratuite de la justice», réclamée à l'article A. 5. La justice criminelle est partout gratuite ; la justice civile roule presque uniquement sur des litiges de propriété et concerne donc, presque uniquement, les classes possédantes. Vont-elles soutenir leurs procès aux frais du trésor public ?

Le paragraphe relatif aux écoles aurait dû tout au moins exiger l'adjonction à l'école primaire d'écoles techniques (théoriques et pratiques).

Une «éducation du peuple par l'Etat» est chose absolument condamnable. Déterminer par une loi générale les ressources des écoles primaires, les aptitudes exigées du personnel enseignant, les disciplines enseignées, etc., et, comme cela se passe aux Etats-Unis, surveiller, à l'aide d'inspecteurs d'Etat, l'exécution de ces prescriptions légales, c'est absolument autre chose que de faire de l'Etat l'éducateur du peuple ! Bien plus, il faut au même titre bannir de l'école toute influence du gouvernement et de l'Eglise. Bien mieux, dans l'Empire prusso-allemand (et qu'on ne recoure pas à cette échappatoire fallacieuse de parler d'un certain «Etat de l'avenir» : nous avons vu ce qu'il en est), c'est au contraire l'Etat qui a besoin d'être éduqué d'une rude manière par le peuple.

D'ailleurs, tout le programme, en dépit de tout son drelin-drelin démocratique, est d'un bout à l'autre infecté par la servile croyance de la secte lassallienne à l'Etat, ou, ce qui ne vaut pas mieux, par la croyance au miracle démocratique ; ou plutôt c'est un compromis entre ces deux sortes de foi au miracle, également éloignées du socialisme.

«Liberté de la science», dit un paragraphe de la Constitution prussienne. Pourquoi alors ici ?

«Liberté de conscience !» Si on voulait, par ces temps de Kulturkampf20, rappeler au libéralisme ses vieux mots d'ordre, on ne pouvait le faire que sous cette forme : «Chacun doit pouvoir satisfaire ses besoins religieux tout comme ses besoins corporels (Cf. Œuvres complètes de Marx et Engels, éd. allemande, tome 19 ; on y trouve cette note : «Dans l'édition de 1891, on lit : satisfaire ses besoins religieux tout comme ses besoins... sans que la police y fourre le nez.»), sans que la police y fourre le nez». Mais le Parti ouvrier avait là l'occasion d'exprimer sa conviction que la bourgeoise «liberté de conscience» n'est rien de plus que la tolérance de toutes les sortes possibles de liberté de conscience religieuse, tandis que lui s'efforce de libérer les consciences de la fantasmagorie religieuse. Seulement on se complaît à ne pas dépasser le niveau «bourgeois».

Me voici à la fin, car l'appendice qui accompagne le programme n'en constitue pas une partie caractéristique. Aussi serai-je ici très bref.

 

2. «Journée normale de travail.»

 

En aucun autre pays, le Parti ouvrier ne s'en est tenu à une revendication aussi imprécise, mais toujours il assigne à la journée de travail la durée qu'il considère comme normale, compte tenu des circonstances.

 

3. «Limitation du travail des femmes et interdiction du travail des enfants.»

 

La réglementation de la journée de travail doit impliquer déjà la limitation du travail des femmes, pour autant qu'elle concerne la durée, les pauses, etc., de la journée de travail ; sinon, cela ne peut signifier que l'exclusion des femmes des branches d'industrie qui sont particulièrement préjudiciables à leur santé physique ou contraires à la morale au point de vue du sexe. Si c'est ce qu'on avait en vue, il fallait le dire.

«Interdiction du travail des enfants !» Il était absolument indispensable d'indiquer la limite d'âge. Une interdiction générale du travail des enfants est incompatible avec l'existence même de la grande industrie ; elle n'est donc qu'un vœu naïf et sans portée. L'application de cette mesure, si elle était possible, serait réactionnaire, car une étroite réglementation du temps de travail selon les âges étant assurée, ainsi que d'autres mesures de protection des enfants, le fait de combiner de bonne heure le travail productif avec l'instruction est un des plus puissants moyens de transformation de la société actuelle.

4. «Surveillance par l'Etat du travail dans les fabriques, les ateliers et à domicile.»

 

L'Etat prusso-allemand étant ce qu'il est, il fallait incontestablement demander que les inspecteurs ne fussent révocables que par les tribunaux ; que tout ouvrier pût les déférer à la justice pour manquement à leurs devoirs; qu'ils fussent pris dans le corps médical.

 

5. «Réglementation du travail dans les prisons.»

 

Revendication mesquine dans un programme général ouvrier. Quoi qu'il en soit, il fallait dire clairement qu'on n'entend pas que les criminels de droit commun, par crainte de leur concurrence, soient traités comme du bétail et qu'on n'a pas l'intention de leur retirer ce qui est précisément leur unique moyen d'amendement, le travail productif. C'était bien le moins qu'on dût attendre de socialistes.

 

6. «Une loi efficace sur la responsabilité.»

 

Il fallait dire ce qu'on entend par une loi «efficace» sur la responsabilité.

Remarquons en passant qu'à propos de la journée normale du travail, on a oublié la partie de la législation des fabriques qui concerne les règlements sur l'hygiène et les mesures à prendre contre les risques, etc. La loi sur la responsabilité entre en application dès que ces prescriptions sont violées.

Bref, cet appendice se distingue également par sa rédaction boiteuse.

Dixi et salvavi animam meam [J'ai dit ce que j'avais à dire ; ma conscience est en paix.]

 

(suite III)

 



26/01/2007
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