albatroz - images, songes & poésies

albatroz - images, songes & poésies

mariana alcoforado, lettres portugaises (1&2)

Cinq lettres portugaises traduites en français et attribuées à la religieuse Mariana Alcoforado (qui les aurait adressées au comte Noël de Chamilly) sont publiées en 1669 par le libraire Claude Barbin. Une contoverse ne tarde pas à naître, faisant de Gabriel Joseph de Lavergne, conte de Guilleragues — qui soutenait pourtant n'en être que le traducteur — l'auteur véritable des lettres.

 Lettres portugaises
1669

 • Première Lettre


     Considère mon amour, jusqu'à quel excès tu as manqué de prévoyance. Ah ! malheureux, tu as été trahi, et tu m'as trahie par des espérances trompeuses. Une passion sur laquelle tu avais fait tant de projets de plaisirs ne te cause présentement qu'un mortel désespoir, qui ne peut être comparé qu'à la cruauté de l'absence qui le cause. Quoi! cette absence, à laquelle ma douleur, toute ingénieuse qu'elle est, ne peut donner un nom assez funeste, me privera donc pour toujours de regarder ces yeux dans lesquels je voyais tant d'amour, et qui me faisaient connaître des mouvements qui me comblaient de joie, qui me tenaient lieu de toutes choses, et qui enfin me suffisaient? Hélas! les miens sont privés de la seule lumière qui les animait, il ne leur reste que des larmes, et je ne les ai employés à aucun usage qu'à pleurer sans cesse, depuis que j'appris que vous étiez enfin résolu à un éloignement qui m'est si insupportable, qu'il me fera mourir en peu de temps.

      Cependant il me semble que j'ai quelque attachement pour des malheurs dont vous êtes la seule cause: je vous ai destiné ma vie aussitôt que je vous ai vu, et je sens quelque plaisir en vous la sacrifiant. J'envoie mille fois le jour mes soupirs vers vous, ils vous cherchent en tous lieux, et ils ne me rapportent, pour toute récompense de tant d'inquiétudes, qu'un avertissement trop sincère que me donne ma mauvaise fortune, qui a la cruauté de ne souffrir pas que je me flatte, et qui me dit à tous moments: cesse, cesse, Mariane infortunée, de te consumer vainement, et de chercher un amant que tu ne verras jamais; qui a passé les mers pour te fuir, qui est en France au milieu des plaisirs, qui ne pense pas un seul moment à tes douleurs, et qui te dispense de tous ces transports, desquels il ne te sait aucun gré.

      Mais non, je ne puis me résoudre à juger si injurieusement de vous, et je suis trop intéressée à vous justifier: je ne veux point m'imaginer que vous m'avez oubliée. Ne suis-je pas assez malheureuse sans me tourmenter par de faux soupçons? Et pourquoi ferais-je des efforts pour ne me plus souvenir de tous les soins que vous avez pris de me témoigner de l'amour? J'ai été si charmée de tous ces soins, que je serais bien ingrate si je ne vous aimais avec les mêmes emportements que ma passion me donnait, quand je jouissais des témoignages de la vôtre. Comment se peut-il faire que les souvenirs des moments si agréables soient devenus si cruels? et faut-il que, contre leur nature, ils ne servent qu'à tyranniser mon coeur?

      Hélas! votre dernière lettre le réduisit en un étrange état: il eut des mouvements si sensibles qu'il fit, ce semble, des efforts pour se séparer de moi et pour vous aller trouver; je fus si accablée de toutes ces émotions violentes, que je demeurai plus de trois heures abandonnée de tous mes sens: je me défendis de revenir à une vie que je dois perdre pour vous, puisque je ne puis la conserver pour vous; je revis enfin, malgré moi, la lumière, je me flattais de sentir que je mourais d'amour; et d'ailleurs j'étais bien aise de n'être plus exposée à voir mon coeur déchiré par la douleur de votre absence. Après ces accidents, j'ai eu beaucoup de différentes indispositions: mais, puis-je jamais être sans maux, tant que je ne vous verrai pas? Je les supporte cependant sans murmurer, puisqu'ils viennent de vous.

      Quoi? est-ce là la récompense que vous me donnez pour vous avoir si tendrement aimé? Mais il n'importe, je suis résolue à vous adorer toute ma vie, et à ne voir jamais personne; et je vous assure que vous ferez bien aussi de n'aimer personne. Pourriez-vous être content d'une passion moins ardente que la mienne? Vous trouverez, peut-être, plus de beauté (vous m'avez pourtant dit, autrefois, que j'étais assez belle), mais vous ne trouverez jamais tant d'amour, et tout le reste n'est rien. Ne remplissez plus vos lettres de choses inutiles, et ne m'écrivez plus de me souvenir de vous. Je ne puis vous oublier, et je n'oublie pas aussi que vous m'avez fait espérer que vous viendriez passer quelque temps avec moi.

      Hélas! pourquoi n'y voulez-vous pas passer toute votre vie? S'il m'était possible de sortir de ce malheureux cloître, je n'attendrais pas en Portugal l'effet de vos promesses: j'irais, sans garder aucune mesure, vous chercher, vous suivre, et vous aimer par tout le monde. Je n'ose me flatter que cela puisse être, je ne veux point nourrir une espérance qui me donnerait assurément quelque plaisir, et je ne veux plus être sensible qu'aux douleurs. J'avoue cependant que l'occasion que mon frère m'a donnée de vous écrire a surpris en moi quelques mouvements de joie, et qu'elle a suspendu pour un moment le désespoir où je suis. Je vous conjure de me dire pourquoi vous vous êtes attaché à m'enchanter comme vous avez fait, puisque vous saviez bien que vous deviez m'abandonner? Et pourquoi avez-vous été si acharné à me rendre malheureuse? que ne me laissiez-vous en repos dans mon cloître? vous avais-je fait quelque injure?

      Mais je vous demande pardon: je ne vous impute rien; je ne suis pas en état de penser à ma vengeance, et j'accuse seulement la rigueur de mon destin. Il me semble qu'en nous séparant, il nous a fait tout le mal que nous pouvions craindre; il ne saurait séparer nos coeurs; l'amour, qui est plus puissant que lui, les a unis pour toute notre vie. Si vous prenez quelque intérêt à la mienne, écrivez-moi souvent. Je mérite bien que vous preniez quelque soin de m'apprendre l'état de votre coeur et de votre fortune; surtout venez me voir.

      Adieu, je ne puis quitter ce papier, il tombera entre vos mains, je voudrais bien avoir le même bonheur: hélas! insensée que je suis, je m'aperçois bien que cela n'est pas possible. Adieu, je n'en puis plus. Adieu, aimez-moi toujours; et faites-moi souffrir encore plus de maux.


 • Seconde Lettre


     Il me semble que je fais le plus grand tort du monde aux sentiments de mon coeur, de tâcher de vous les faire connaître en les écrivant: que je serais heureuse, si vous en pouviez bien juger par la violence des vôtres! Mais je ne dois pas m'en rapporter à vous, et je ne puis m'empêcher de vous dire, bien moins vivement que je ne le sens, que vous ne devriez pas me maltraiter comme vous faites, par un oubli qui me met au désespoir, et qui est même honteux pour vous; il est bien juste, au moins, que vous souffriez que je me plaigne des malheurs que j'avais bien prévus, quand je vous vis résolu de me quitter; je connais bien que je me suis abusée, lorsque j'ai pensé que vous auriez un procédé de meilleure foi qu'on n'a accoutumé d'avoir, parce que l'excès de mon amour me mettait, ce semble, au-dessus de toutes sortes de soupçons, et qu'il méritait plus de fidélité qu'on n'en trouve d'ordinaire: mais la disposition que vous avez à me trahir l'emporte enfin sur la justice que vous devez à tout ce que j'ai fait pour vous; je ne laisserais pas d'être bien malheureuse, si vous ne m'aimiez que parce que je vous aime, et je voudrais tout devoir à votre seule inclination; mais je suis si éloignée d'être en cet état, que je n'ai pas reçu une seule lettre de vous depuis six mois.

      J'attribue tout ce malheur à l'aveuglement avec lequel je me suis abandonnée à m'attacher à vous: ne devais-je pas prévoir que mes plaisirs finiraient plus tôt que mon amour? pouvais-je espérer que vous demeureriez toute votre vie en Portugal, et que vous renonceriez à votre fortune et à votre pays, pour ne penser qu'à moi? Mes douleurs ne peuvent recevoir aucun soulagement, et le souvenir de mes plaisirs me comble de désespoir: quoi! tous mes désirs seront donc inutiles, et je ne vous verrai jamais en ma chambre avec toute l'ardeur et tout l'emportement que vous me faisiez voir? mais hélas! je m'abuse, et je ne connais que trop que tous les mouvements qui occupaient ma tête et mon coeur n'étaient excités en vous que par quelques plaisirs, et qu'ils finissaient aussi tôt qu'eux; il fallait que dans ces moments trop heureux j'appelasse ma raison à mon secours pour modérer l'excès funeste de mes délices, et pour m'annoncer tout ce que je souffre présentement: mais je me donnais toute à vous, et je n'étais pas en état de penser à ce qui eût pu empoisonner ma joie, et m'empêcher de jouir pleinement des témoignages ardents de votre passion; je m'apercevais trop agréablement que j'étais avec vous pour penser que vous seriez un jour éloigné de moi. Je me souviens pourtant de vous avoir dit quelquefois que vous me rendriez malheureuse: mais ces frayeurs étaient bientôt dissipées, et je prenais plaisir à vous les sacrifier, et à m'abandonner à l'enchantement et à la mauvaise foi de vos protestations.

      Je vois bien le remède à tous mes maux, et j'en serais bientôt délivrée si je ne vous aimais plus: mais hélas! quel remède! non, j'aime mieux souffrir davantage que vous oublier. Hélas! cela dépend-il de moi? Je ne puis me reprocher d'avoir souhaité un seul moment de ne vous plus aimer: vous êtes plus à plaindre que je ne suis, et il vaut mieux souffrir tout ce que je souffre, que de jouir des plaisirs languissants que vous donnent vos maîtresses de France. Je n'envie point votre indifférence, et vous me faites pitié: je vous défie de m'oublier entièrement; je me flatte de vous avoir mis en état de n'avoir sans moi que des plaisirs imparfaits, et je suis plus heureuse que vous, puisque je suis plus occupée. L'on m'a fait depuis peu portière en ce couvent; tous ceux qui me parlent croient que je suis folle, je ne sais ce que je leur réponds, et il faut que les religieuses soient aussi insensées que moi, pour m'avoir crue capable de quelques soins.

      Ah! j'envie le bonheur d'Emmanuel et de Francisque; pourquoi ne suis-je pas incessamment avec vous, comme eux? je vous aurais suivi, et je vous aurais assurément servi de meilleur coeur: je ne souhaite rien en ce monde, que vous voir. Au moins souvenez-vous de moi. Je me contente de votre souvenir, mais je n'ose m'en assurer. Je ne bornais pas mes espérances à votre souvenir, quand je vous voyais tous les jours; mais vous m'avez bien appris qu'il faut que je me soumette à tout ce que vous voudrez.

      Cependant je ne me repens point de vous avoir adoré, je suis bien aise que vous m'ayez séduite; votre absence rigoureuse, et peut-être éternelle, ne diminue en rien l'emportement de mon amour: je veux que tout le monde le sache, je n'en fais point un mystère, et je suis ravie d'avoir fait tout ce que j'ai fait pour vous contre toute sorte de bienséance; je ne mets plus mon honneur et ma religion qu'à vous aimer éperdument toute ma vie, puisque j'ai commencé à vous aimer.

      Je ne vous dis point toutes ces choses pour vous obliger à m'écrire. Ah! ne vous contraignez point, je ne veux de vous que ce qui viendra de votre mouvement, et je refuse tous les témoignages de votre amour, dont vous pourriez vous empêcher: j'aurai du plaisir à vous excuser, parce que vous aurez, peut-être, du plaisir à ne pas prendre la peine de m'écrire; et je sens une profonde disposition à vous pardonner toutes vos fautes. Un officier français a eu la charité de me parler ce matin plus de trois heures de vous, il m'a dit que la paix de France était faite: si cela est, ne pourriez-vous pas me venir voir, et m'emmener en France? Mais je ne le mérite pas, faites tout ce qu'il vous plaira, mon amour ne dépend plus de la manière dont vous me traiterez.

      Depuis que vous êtes parti, je n'ai pas eu un seul moment de santé, et je n'ai aucun plaisir qu'en nommant votre nom mille fois le jour; quelques religieuses, qui savent l'état déplorable où vous m'avez plongée, me parlent de vous fort souvent; je sors le moins qu'il m'est possible de ma chambre, où vous êtes venu tant de fois, et je regarde sans cesse votre portrait, qui m'est mille fois plus cher que ma vie. Il me donne quelque plaisir: mais il me donne aussi bien de la douleur, lorsque je pense que je ne vous reverrai peut-être jamais; pourquoi faut-il qu'il soit possible que je ne vous verrai peut-être jamais? M'avez-vous pour toujours abandonnée? Je suis au désespoir, votre pauvre Mariane n'en peut plus, elle s'évanouit en finissant cette lettre. Adieu, adieu, ayez pitié de moi.



28/12/2006
0 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 839 autres membres