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marwan bishara — des guerres asymétriques au « chaos constructif »

Des guerres asymétriques au « chaos constructif »

 

 

Le 12 septembre 2001, nous devions donner à l’Université américaine de Paris un cours sur « La guerre asymétrique à l’ère de la mondialisation ». Les événements de la veille aux Etats-Unis fournirent évidemment une parfaite étude de cas : Al-Qaida, groupement transnational sur le modèle du Segmented, Polycentric, Ideologically Network (SPIN, réseau idéologique polycentrique segmenté), structure floue et horizontale, à l’instar des groupes écologistes ou féministes, mais aussi des organisations clandestines comme les mafias, les cartels de la drogue et autres réseaux de trafics illégaux (1).

Depuis le 11-Septembre, cependant, Washington a redéfini les menaces et les ennemis asymétriques en ne distinguant plus que « ceux qui sont avec nous » et « ceux qui sont contre nous », en fonction de l’humeur et des intérêts des décideurs, sans grand rapport avec les menaces nouvelles « réelles ». Transformer des mouvements de résistance anticoloniaux classiques et des régimes laïques en cibles de la « guerre mondiale contre le terrorisme », au même titre qu’Al-Qaida et d’autres réseaux criminels, a représenté plus qu’une erreur : une catastrophe.

Au cours des dix années qui ont précédé, quelque quatre millions de personnes, principalement des civils, ont péri dans des guerres non conventionnelles, financées par des trafics de diamants, de drogues ou d’armes. Voilà qui a passablement tempéré l’optimisme né de la fin de la guerre froide. Auparavant, la plupart des conflits s’inscrivaient dans la rivalité entre les deux superpuissances. Dorénavant, les planificateurs du Pentagone associent les nouvelles guerres à la mondialisation et analysent la menace qu’elles représentent pour la sécurité de l’Occident.

Ils identifient notamment deux types de menaces dites « asymétriques » : d’une part, des guerres internes, dues principalement à l’affaiblissement ou à la désintégration de certains Etats sous la pression de la mondialisation ; d’autre part, des menaces transnationales provenant non d’un autre système, territoire ou religion, mais plutôt du nouveau paysage stratégique plus violent - « petites guerres criminelles », sous-développement et transformations démographiques.

Il est généralement admis que les menaces mondiales asymétriques du type Al-Qaida découlent de la révolte de populations bousculées par la mondialisation. Des Etats en déshérence, comme la Somalie, jusqu’aux poches de misère qui existent dans les Etats les plus riches, elles se soulèvent contre les centres qui dominent la planète. Enflammées par les inégalités que produit la domination néolibérale, elles utilisent les nouvelles technologies de la communication, qui rapprochent les révoltés de tous les pays.

Tout cela n’a pas grand-chose à voir avec le Hamas, le Fatah, le Hezbollah ou d’autres mouvements de résistance nationale, comme ceux d’Irak. L’administration du président George W. Bush a diabolisé tous ces groupes, assimilés à Al-Qaida et présentés comme relevant du « fascisme islamique », au lieu de les engager dans des processus politiques menant à la libération de leurs territoires, ce qui aurait pu contribuer au combat contre Al-Qaida. Que ces mouvements conduisent des guérillas urbaines de basse intensité ne les apparente pas pour autant - même s’ils recourent parfois au terrorisme - au même péril asymétrique mondial. Contrairement au « djihad contre les croisés et les juifs », ils s’appuient sur une base populaire et affichent de justes objectifs territorialement définis ; et ils se déclarent prêts à des règlements politiques.

Si les Etats-Unis n’ont pas (encore) subi de nouvelle attaque, les attentats qui ont secoué des villes comme Madrid et Londres ont été perpétrés par des musulmans occidentaux. Les ont inspirés le programme démagogique d’Al-Qaida, mais aussi les images de guerre en provenance d’Irak et de Palestine - c’est la définition même des attaques planétaires à caractère mondial et « asymétrique ».

Al-Qaida et d’autres groupes du même type tirent profit de la guerre lancée depuis cinq ans pour les écraser. Leur pouvoir réside dans leur capacité à s’assurer le soutien et l’adhésion de musulmans opprimés et en colère, qui se sentent visés par la « guerre mondiale contre le terrorisme » conduite par Washington et ses alliés en Afghanistan, en Irak, en Palestine et au Liban. L’intelligence et le caractère imprévisible de cette action asymétrique contrastent de manière saisissante avec l’emploi excessif de la force par les Etats-Unis au cours de ces guerres territoriales aussi prévisibles que ratées.

Le premier conflit contre le « terrorisme apocalyptique » - en Afghanistan - a été considéré par certains moralistes pacifistes comme la « première guerre juste » des Etats-Unis. Elle fut lancée avec des moyens et des objectifs limités. Mais l’injustice inhérente à l’emploi de « moyens démesurés et l’établissement d’objectifs excessifs (2) » l’ont rapidement compromise. L’usage disproportionné de la force par rapport aux buts affichés a entaché la légitimité de la guerre, ranimé les flammes du militantisme islamiste et justifié les appels à la guerre sainte. Les F-16 et les missiles Tomahawk dominaient dans les cieux, mais, « au sol, ce sont toujours les kalachnikovs qui font la loi (3) ». Les Etats-Unis auraient pu se débarrasser d’Al-Qaida par des frappes ciblées visant les planificateurs et exécutants du 11-Septembre, sans pour autant s’aliéner toute la population afghane, laquelle était devenue indifférente, voire hostile, aux « Afghans arabes ».

Ce n’est donc pas par hasard que les talibans sont de retour cinq ans plus tard, plus opiniâtres que jamais. Dans un discours prononcé le 12 septembre 2006, le président pakistanais Pervez Moucharraf a souligné le risque d’une « nouvelle talibanisation », menace stratégique pour l’Afghanistan et le Pakistan. L’extension de ce type d’extrémisme religieux violent est bien plus dangereux que la superstructure d’Al-Qaida ; il doit être combattu en premier lieu, estime-t-il, par des moyens politiques (4).

Un démenti cinglant pour les militaires

Depuis que la guerre a commencé, en dehors de Kaboul, rien ou presque n’a avancé, et la population souffre de la guerre et des privations. Le chaos a perduré, le trafic de drogue a repris (il représente plus de 90 % de l’approvisionnement mondial d’opium), et les chefs tribaux, « seigneurs de la guerre » et islamistes règnent sur le reste du pays. Cinq années après leur chute, les chefs talibans harcèlent les troupes de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) et leur infligent des pertes de plus en plus importantes - au point qu’en septembre celles-ci ont dû demander des renforts. Malgré la présence de vingt mille soldats américains, environ deux mille personnes ont été tuées depuis le début de l’année, y compris des parlementaires, des personnalités religieuses, des maires, etc.

A en croire les médias, « 60 % du pays sont privés d’électricité, et 80 % de la population ne disposent pas d’eau potable. L’absence d’une police fiable (...) a créé un vide rempli par tout un assortiment de forces antigouvernementales : islamistes au Sud, seigneurs de la guerre des années 1980 à l’Ouest, trafiquants de drogue au Nord. Et, pendant ce temps, les combats qui opposent les forces de la coalition aux talibans ont interrompu les nouveaux projets de reconstruction et diminué la portée de ceux qui sont achevés. Seule la moitié de l’aide promise au pays en 2001 a été distribuée, et la route de Kaboul à Kandahar - dont la reconstruction a été la plus grande réussite des Etats-Unis jusqu’ici - est aujourd’hui inutilisable à cause du niveau de violence qui y règne (5) ».

Tel est le résultat de l’incapacité des Etats-Unis à se concentrer sur les efforts de reconstruction, sans même parler du mini-« plan Marshall » promis à un pays cyniquement transformé par Washington et Moscou en champ de tir de la guerre froide. Un an après, l’opération « Liberté immuable » passait déjà pour une « guerre oubliée » à laquelle les médias américains n’accordaient plus la moindre attention, Washington s’étant embarqué dans une guerre plus vaste et plus cynique encore.

En Irak, le deuxième front de la « guerre mondiale contre le terrorisme », l’occupation, dans sa quatrième année, n’est pas près de prendre fin. L’escalade de la violence, cet été, a démenti l’optimisme consécutif à la mort d’Abou Moussab Al-Zarkaoui, le chef local d’Al-Qaida : à en croire le vice-président Richard Cheney, « la résistance agonisait ». Or, dans un récent rapport, le chef des services secrets des marines en Irak écrit : « Les forces militaires des Etats-Unis ne peuvent pratiquement rien faire pour améliorer la situation politique et sociale. » Leurs pertes sont en passe d’atteindre le nombre de victimes... des attentats du 11-Septembre (6).

La violence multiforme polarise l’Irak entre sunnites et chiites, accentue la tyrannie du nouveau régime et alimente plus que jamais l’escalade contre les occupants. L’institut médico-légal de Bagdad a recensé plus de mille cinq cents cadavres irakiens en juin 2006, et juillet a battu tous les records : mille huit cent cinquante-cinq morts. Quant au mois d’août, malgré le déploiement dans la capitale de huit mille soldats américains et de trois mille autres, irakiens, il se solde par mille cinq cent vingt-six victimes - un démenti cinglant pour les militaires, qui se targuaient d’une baisse de 52 %. Désormais, c’est le ministre de la santé qui se charge de compter les cadavres, les responsables de l’institut médico-légal qui ont divulgué ces chiffres ayant été « mis à la retraite (7) » !

Après plus de trois années de guerre, de deux choses l’une : soit, comme on s’y attend, la situation empirera et le pays « sombrera dans le chaos », ce qu’a prédit le président du Parlement Mahmoud Al-Mashadani ; soit, par on ne sait quel miracle, l’Irak survivra à la détérioration, mais le bourbier transformera l’opération « Liberté pour l’Irak » en guerre ingagnable. Dans les deux cas, la multiplication de groupes d’insurgés, de cellules de résistants, mais aussi d’escadrons de la mort, de bandes criminelles et de groupuscules paramilitaires, compliquera énormément la contre-insurrection et les travaux de reconstruction, ces deux piliers sur lesquels repose tout succès.

La complexité de la situation est telle que, d’une part, il devient de plus en plus dangereux pour les Etats-Unis de rester en Irak et que, d’autre part, il devient de plus en plus irréaliste de déclarer que la bataille est gagnée tout en laissant le pays s’enfoncer dans une guerre civile. Dans une hypothèse comme dans l’autre, voilà qui pose de gros problèmes pour les intérêts stratégiques des Etats-Unis et pour leur capacité de dissuasion dans cette région particulièrement instable. L’échec irakien a renforcé leurs ennemis, comme l’Iran du président Mahmoud Ahmadinejad, et a nui à la sécurité de leur pays. Comment s’étonner que, pour trois Américains sur cinq désormais, la guerre en Irak ait rendu plus probable une nouvelle attaque terroriste contre leur territoire ?

Il en va de même de la Somalie, en voie de « talibanisation » depuis que l’Union des tribunaux islamiques, ayant vaincu les chefs tribaux recrutés par les forces américaines basées en Ethiopie et à Djibouti, a pris le contrôle de Mogadiscio et progresse dans différentes régions. Les conflits dans ce pays accentuent la déstabilisation de toute la Corne de l’Afrique, au détriment des intérêts de Washington. Déjà, cette zone est supposée avoir hébergé les centres de recrutement et d’entraînement où se préparèrent les attentats de juin 1998 contre les ambassades américaines de Nairobi et Dar es-Salaam, causant deux cent cinquante morts. Selon l’International Crisis Group (ICG), l’instabilité « menace de s’étendre à une large partie du Sud, déstabilisant des territoires autonomes pacifiques comme le Somaliland et le Puntland, et donnant lieu peut-être à des attaques terroristes contre des pays voisins (8) ».

On pourrait en dire autant des guerres asymétriques conduites par Israël en Palestine et au Liban (le président Bush a présenté le pays du Cèdre comme un des « trois fronts de la guerre mondiale contre le terrorisme (9) ». Elles ont abouti à des impasses stratégiques, après d’énormes destructions et la mort de milliers de Palestiniens, de Libanais et d’Israéliens. En dépit du soutien diplomatique, logistique et stratégique des Etats-Unis à la guerre d’Israël dans la bande de Gaza, et de leur incitation à l’étendre au Liban, ces aventures ont amplifié la popularité du Hamas et renforcé l’influence du Hezbollah. La force de dissuasion stratégique d’Israël s’en est trouvée affaiblie, au point que, s’il mettait en œuvre son projet de « retrait unilatéral » des territoires occupés, il risquerait de voir s’y créer une résistance de type Hezbollah (10).

Si, jusqu’ici, les guerres asymétriques ont beaucoup plus profité aux ennemis des Etats-Unis que les guerres conventionnelles, elles se terminent rarement par un drapeau blanc et une claire distinction entre gagnants et perdants. Les mouvements de résistance ne peuvent guère se vanter d’avoir remporté une victoire complète quand leur pays a été bombardé, occupé et ravagé - pas plus que leurs adversaires ne peuvent prétendre avoir atteint leurs objectifs. Les uns et les autres perdent, mais le plus faible peut revendiquer une victoire stratégique, simplement parce que le plus fort n’est pas parvenu à imposer sa volonté.

Pourtant, le rapport publié par la Maison Blanche en septembre 2006, « National strategy report for combating terrorism », ne rend compte que des « réussites » et des « défis » rencontrés en Irak, en Afghanistan et ailleurs ; jamais des échecs. La capacité de Washington à continuer d’« échouer avec succès » n’a eu pour conséquence que de faire grimper la rhétorique et les enjeux de la guerre : elle a rendu de plus en plus improbable l’arrêt de cette course vers l’abîme.

L’extension sans fin du champ de la guerre est dangereuse. A moins d’entendre le mot métaphoriquement - comme « faire la guerre » au crime ou à la pauvreté n’est pas censé aboutir à un résultat définitif -, la « guerre perpétuelle pour une paix perpétuelle », contradictoire dans les termes, ne peut aboutir, à l’échelle humaine, qu’à la mort. Nous sommes entrés dans le domaine d’une stratégie eschatologique contre le Mal absolu avec un programme constructif... de destruction.

Dans cette perspective, Washington aurait déjà obtenu un « succès » stratégique en semant le « chaos constructif » dans la région, dressant les uns contre les autres des régimes, des groupes et des ethnies concurrents. La volonté cynique de porter la guerre chez l’ennemi consiste en fait à détruire, diviser et régner. Ainsi, la guerre civile irakienne découle de la pression de l’occupant, tandis que ce sont des combats internes qui déchirent la Somalie. Au Liban, la tension monte entre le Hezbollah, soutenu par l’Iran, et les tenants de la politique américaine, après qu’Israël a détruit une partie importante des infrastructures, poussé à l’exode un tiers de la population et tué plus de mille deux cents civils sans toutefois atteindre ses buts de guerre.

Pendant ce temps, le siège des territoires occupés se poursuit avec l’approbation des Etats-Unis, renforçant les islamistes du Hamas face aux « modérés laïques » du Fatah et poussant, comme en Irak, à la décentralisation du pouvoir, que se disputent leurs milices locales.

Après l’ours puissant, les renards dangereux

Tensions et guerres affaiblissent les gouvernements centraux, sapant la souveraineté des Etats et frayant la voie à de nouveaux acteurs plus efficaces. Un Etat qui ne protège plus ses citoyens perd toute légitimité : c’est pourquoi remplacer ceux du Proche-Orient - si répressifs soient-ils - par des acteurs intra-étatiques ou supra-étatiques dans la gestion de la sécurité conduit inévitablement à une catastrophe. L’Etat peut être réformé. En revanche, le règne de ces acteurs mène - selon la formule d’Alain Joxe - à un « empire du chaos », qui s’étendra de la Somalie à l’Afghanistan, voire jusqu’aux ceintures de misère des capitales occidentales.

Admettons que l’issue de cette guerre soit déterminée par la question de M. Donald Rumsfeld : « Est-ce que nous tuons ou capturons des djihadistes plus rapidement qu’il n’en naît ? » La plupart des observateurs se rallient à la réponse d’un ancien secrétaire d’Etat à la marine, M. John Lehman, à savoir « un non emphatique (11) ». Cinq années, cinq conflits et cinq milliards de dollars plus tard, la guerre planétaire que Washington mène contre le terrorisme a renforcé ses ennemis fondamentalistes et affaibli ses clients « modérés », ce que reconnaissent même des conservateurs américains (lire « Pacifistes de droite aux Etats-Unis »). L’administration Bush s’est comportée en pompier pyromane : elle a appliqué des stratégies préventives multilatérales et des mesures spéciales de renseignement afin de se prémunir contre des attentats terroristes. En réalité, on l’a vu, la Maison Blanche a accru les menaces qui avaient culminé dans les attaques contre New York et Washington (12).

Contrairement aux conclusions du rapport autojustificateur déjà cité de septembre 2006, les « succès » opérationnels américains ont été compromis par des échecs stratégiques, transformant leurs serments de victoire en autant de châteaux en Espagne. De l’Afghanistan à la Somalie et aux communautés musulmanes du monde entier, les menaces asymétriques visant les Etats-Unis et leurs alliés ont grandi. L’unique superpuissance mondiale apparaît de plus en plus impuissante à maîtriser sa propre entreprise dévastatrice.

Nous voilà très loin de la situation d’avant le 11-Septembre. Même si les peuples du Proche-Orient n’ont pas versé de larmes sur les tours jumelles, ils n’ont pas non plus pleuré la chute des talibans et d’Al-Qaida. Malgré les offensives contre l’Irak et celles d’Israël contre la Palestine, les Etats-Unis ont bénéficié d’une large coopération dans leur guerre au terrorisme de la part des régimes arabes. Ces derniers ont également adopté, en 2002, un ambitieux plan pour mettre un terme au conflit israélo-palestinien, avec l’espoir que Washington opterait pour une politique d’apaisement. En vain : l’administration Bush a préféré la vengeance à la reconstruction. Cette stratégie entend se substituer à celle d’endiguement de l’Union soviétique. Résumé par une publicité électorale républicaine, cela donne : plusieurs renards dangereux et effrayants remplacent un seul ours puissant.

L’administration Bush persévère en particulier dans ses nouveaux déploiements de forces à travers la planète. Au cours d’une tournée européenne en 2004, le sous-secrétaire d’Etat Marc Grossman a choqué ses alliés de l’OTAN par l’envergure des redéploiements prévus des forces américaines stationnées en Europe vers l’Asie, l’Afrique et le Proche-Orient. Certains y ont même vu l’annonce d’une nouvelle guerre mondiale. Ce déploiement implique de petits contingents mobiles des forces spéciales, d’abord au centre et dans le sud de l’Asie, puis en Afrique et en Méditerranée. Il n’est pas question de l’Amérique latine, déjà sous influence américaine. Des troupes pourraient enfin se déployer dans certains pays du Vieux Continent (13).

Les Etats-Unis avaient raison de prévoir des menaces asymétriques avant le 11-Septembre, mais les solutions qu’ils préconisent depuis sont mauvaises. Si l’Europe a sous-estimé les nouveaux défis, elle a proposé une bien meilleure approche des menaces, fondée sur des efforts multilatéraux et une gestion (global governance) plus juste et plus sensible, qui reflète ses orientations de projet régional pacifique privilégiant la diplomatie.

La banalisation de la violence à l’ombre des conflits interminables du « Grand Moyen-Orient » a eu un fort impact sur les communautés arabo-musulmanes en Occident, si bien que les lignes de fracture risquent de s’étendre des banlieues de Bagdad et du Caire à celles des grandes villes occidentales.

Washington s’enlise dans les sables mouvants du « Grand Moyen-Orient » à chacun de ses mouvements, car l’administration Bush refuse d’assimiler deux leçons sur la guerre asymétrique dans cette région. Tout d’abord, le 11-Septembre a montré que, à l’ère de la mondialisation, la violence et l’extrémisme provoqués par des guerres criminelles, des occupations illégales et la déshérence de certains Etats ne pouvaient manquer de déborder les frontières nationales et régionales pour mettre en péril le cœur du monde occidental, grâce aux facilités offertes par les transports modernes et à la transmission en direct par satellite des images de guerre et des sermons belliqueux, qui représentent autant de provocations et d’incitations.

Pourtant, les efforts occidentaux ne se sont pas concentrés sur des mesures de réconciliation et de réhabilitation, comme par exemple la reconstruction de l’Afghanistan ou la solution de la question palestinienne, principale source - et de loin - des sentiments antiaméricains. Poussée par les grands groupes pétroliers et militaro-industriels, l’administration Bush a préféré projeter ses forces : elle a envahi l’Irak et ses fabuleuses réserves de pétrole, soutenu la dernière offensive israélienne en Palestine et, plus généralement, contribué à la déstabilisation régionale.

Venons-en à la seconde leçon, tirée du XXe siècle : nul n’a vaincu une guérilla, ou une insurrection, dans le cadre d’une guerre de basse intensité, sur un sol étranger. A en juger par les expériences soviétique en Afghanistan et française en Algérie, ainsi que par leur propre histoire au Vietnam, les Etats-Unis devraient savoir que l’arsenal le plus sophistiqué et le plus destructeur n’empêcherait pas leurs troupes d’être beaucoup moins motivées que celles de leurs adversaires, d’être plus fragiles, donc plus susceptibles de flancher.

Dans un conflit perçu comme opposant une croisade égoïste à un djihad désintéressé, les soldats américains, israéliens et britanniques, mieux entraînés, payés et équipés, s’efforcent surtout de survivre dans une guerre qu’ils jugent souvent superflue. Leurs adversaires, eux, sont des volontaires militants aux équipements modestes, mais prêts à sacrifier leur vie dans une confrontation qu’ils estiment nécessaire. Alors que les Etats-Unis pleurent leurs morts, les groupes de résistants célèbrent les leurs.

Dans chacun des cinq conflits cités, bras de fer asymétriques, la fragmentation des groupes de guérilla, d’insurgés et de résistance a aggravé les difficultés des Etats-Unis, d’autant que les sentiments antiaméricains augmentent dans les territoires ravagés. Le but de toute guerre doit être la paix, qui ne peut résulter que d’une négociation politique. Or cette dernière devient de plus en plus problématique puisque les Etats-Unis n’ont pas d’objectifs cohérents et bien définis. Et cela complique le « paysage stratégique », Washington ayant beaucoup d’ennemis, déterritorialisés mais dotés d’un projet politique bien défini.

Voilà qui élude la question centrale : quelle stratégie implique vraiment la guerre au terrorisme ? Aux Etats-Unis, les médias et le Congrès peinent à y répondre après la série d’échecs infligés au « Grand Moyen-Orient ». L’administration Bush s’est-elle trompée ? A-t-elle été induite en erreur dans ses guerres au Proche-Orient (de l’affaire des armes de destruction massive jusqu’aux fleurs que lançait aux soldats le peuple libéré par ceux-ci), ou bien a-t-elle intentionnellement mystifié la population des Etats-Unis avec une politique délibérément trompeuse au service de certains objectifs spécifiques ?

L’hypothèse de la mystification paraît plus vraisemblable que celle du malentendu. Il suffit, pour s’en convaincre, d’observer comment le président Bush, lors du cinquième anniversaire du 11-Septembre, a tenu à amalgamer tous les adversaires des Etats-Unis, qualifiés de « menace terroriste », pour mieux promettre de « gagner avec l’aide de Dieu la grande lutte idéologique du XXIe siècle ».

Comment concilier de telles envolées avec les révélations spectaculaires qui avaient délégitimé sa guerre avant même qu’elle ait commencé, à l’heure, qui plus est, où l’après-guerre se mue en cauchemar ?

Marwan Bishara

Enseignant associé à l’Université américaine de Paris, auteur de Palestine/Israël : la paix ou l’apartheid, La Découverte, Paris, 2002.

Le Monde-diplomatique - octobre 2006

Notes

(1) Cf. « L’ère des conflits asymétriques », Le Monde diplomatique, octobre 2001. Lire aussi le dossier du Monde diplomatique de septembre 2006.

(2) Richard Falk, The Nation, New York, 29 octobre 2001.

(3) Michael Howard, The Invention of Peace and the Reinvention of War, Profile, Londres, 2001, p. 102.

(4) Le président pakistanais a souligné la responsabilité géopolitique du Pakistan, de l’Occident et notamment des Etats-Unis dans la montée de l’extrémisme religieux en Afghanistan, car ils y ont fait venir trente mille moudjahidins du monde entier dans les années 1980, avant de les y abandonner à la fin de la guerre contre les Soviétiques.

(5) Time, New York, 18 septembre 2006.

(6) Washington Post, 11 septembre 2006.

(7) Mark Brunswick et Zaineb Obeid, Los Angeles Times, 10 septembre 2006.

(8) ICG, « Can the Somali crisis be contained ? », Africa Report, n° 116, Bruxelles, 10 août 2006.

(9) Le Monde, 16 août 2006.

(10) Robert Malley, The New York Review of Books, 21 septembre 2006.

(11) Los Angeles Times, 21 août 2006.

(12) Cf. Ami Belasco, « The cost of Iraq, Afghanistan, and other global war on terror operations since 9/11 », Congressional Research Service, Washington, 14 juin 2006.

(13) Ces plans sont détaillés dans Foreign Affairs, vol. 85, no 5, New York, septembre-octobre 2006



06/02/2007
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