Eleanor Marx
Née le 16 janvier 1855, Eleanor Marx était la plus jeune fille de Karl et Jenny Marx. Elle allait devenir la pionnière du féminisme socialiste et l’une des dirigeantes politiques et syndicales les plus importantes de Grande-Bretagne.
Eleanor Marx poursuivit son activité militante sans relâche tout en captivant les foules par ses discours. Elle resta fidèle à ses camarades et à sa famille et devint une brillante théoricienne politique. Elle était également une fervente défenseuse des enfants, une célèbre traductrice de la littérature européenne, une disciple de Shakespeare depuis toujours et une actrice passionnée. Malheureusement, ses efforts inlassables pour améliorer les conditions de vie des travailleur.se.s, en particulier des femmes, ont été largement oubliés.
Pour aller plus loin à propos d’Eleanor Marx, on pourra lire la monumentale biographie d’Yvonne Kapp (rééditée par les éditions Verso) ainsi que la biographie de Rachel Holmes, parue en 2014 (éd. Bloomsbury).
***
« Allez-y »
A la naissance d’Eleanor, les Marx vivaient dans une pauvreté extrême ; confinée dans un minuscule appartement délabré de Soho, à Londres, la famille de six personnes et leur gouvernante, Lenchen, arrivaient à peine à joindre les deux bouts. Une série de malheurs les avait secoués. Ses parents souffraient de la répression politique et de l’exil, écrasés par les dettes et les maladies chroniques. Ils perdirent deux enfants, Guido et Franziska, et en perdront un troisième, leur fils de huit ans, Edgar, quatre mois seulement après la naissance d’Eleanor.
Ce qui manquait à Eleanor en termes de confort matériel elle le gagna dans la culture intellectuelle de sa maison. Dès le début, le père et la fille développèrent un lien très spécial autour de la lecture des livres, des interprétations des pièces de Shakespeare et de l’intérêt précoce d’Eleanor pour la politique. Dans ses lettres d’enfance à son oncle Lion Philips, elle évoque l’oppression nationale de la Pologne, le prisonnier politique Blanqui et son soutien à Abraham Lincoln.
Les parents d’Eleanor ont commencé à l’appeler « Tussy », pour rimer avec « pussycat« , en raison de son amour des chats et le nom est resté. Elle avait une personnalité aventureuse, cultivée par la lecture des romans de James Fenimore Cooper et des récits de marins du capitaine Marryat. Elle collectionnait avidement les timbres et s’occupait des nombreux animaux domestiques de la famille.
Deux mois après son dixième anniversaire, Tussy joua au Jeu des Confessions avec sa famille. Le jeu présente aux joueurs une longue liste de préférences et les résultats d’Eleanor montrent déjà quel genre de femme elle deviendrait :
« Votre vertu préférée : Vérité
Votre vertu préférée chez l’homme : Courage
Votre vertu préférée chez la femme : [laissé en blanc]
Votre principale caractéristique : Curiosité
Votre idée du bonheur : Champagne
Votre idée de la misère : Le mal de dents
Le vice que vous excusez le plus : Faire l’école buissonnière
Le vice que tu détestes le plus : Charles Eve’s Examiner
Ton aversion : Le mouton froid
Votre occupation préférée : Gymnastique
Votre poète préféré : Shakespeare
Votre auteur de prose préféré : Capitaine Marryat
Votre héros préféré : Garibaldi
Votre héroïne préférée : Lady Jane Grey
Votre fleur préférée : Toutes les fleurs
Votre couleur préférée : Blanc
Vos noms préférés : Percy, Henry, Charles, Edward
Votre maxime et devise préférées : « Allez-y ». »
Charles Eve’s Examiner était le nom d’un manuel scolaire victorien étouffant que Tussy redoutait. Il est étrange qu’elle ait choisi de laisser en blanc la réponse à la question sur la vertu de la femme.
La plus jeune des Marx n’aimait pas l’école. Contrairement à ses sœurs, elle ne fit pas long feu au South Hampstead College, un établissement exclusivement féminin. Tussy était athée depuis son plus jeune âge et détestait l’approche patriarcale et paroissiale de l’école qui formait les femmes à être correctes et obéissantes.
Même si elle abandonna l’école, Tussy ne perdit pas une éducation de haut niveau. L’atmosphère intellectuelle de la maison était plus que suffisante et Friedrich Engels et sa compagne irlandaise Lizzy Burns eurent une influence bien plus profonde sur Eleanor que la Miss Davies de South Hampstead. « Oncle Angel », comme Tussy appelait Engels, lui envoyait des livres à commenter, Lizzy Burns lui fournissait une éducation pratique en histoire et en politique. Burns appartenait au mouvement républicain irlandais et convertit la jeune Tussy en sœur Fenian. Eleanor achetait des exemplaires du journal nationaliste The Irishman et portait des rubans verts dans les cheveux pour montrer son soutien à la cause républicaine.
La libération
Après la défaite de la Commune de Paris en 1871, la maison des Marx fut envahie de réfugiés politiques français. Parmi les exilés se trouvait l’un des communards les plus en vue, Hippolyte Prosper-Olivier Lissagaray. Il devint le premier amour de Tussy, mais son père n’approuvait pas cette idylle. Ses deux autres filles avaient épousé des révolutionnaires français sans perspectives de carrière stable ; Marx ne voulait pas que cela se reproduise une troisième fois.
Mais Marx agissait aussi de manière égoïste : il s’est beaucoup reposé sur Eleanor pendant cette période, tant sur le plan intellectuel qu’émotionnel, ce qui a retardé son sens de l’indépendance. Non seulement elle lui servait d’assistante de recherche, travaillant au British Museum à sa place mais Marx semblait aussi vivre par procuration à travers elle. Comme il le disait si bien, « Jennychen me ressemble, mais Tussy est moi ».
Eleanor ne voulait pas être une fille au foyer. À dix-huit ans, elle se sépara de ses parents et s’installa à Brighton, au bord de la mer. En tant que jeune femme sans argent ni éducation formelle, ce n’était pas une mince décision. Eleanor fréquentait toujours Lissagaray, qu’elle appelait « Lissa », et l’aidait à éditer et à traduire en anglais son Histoire de la Commune de Paris tout en cherchant des emplois d’enseignante pour subvenir à ses besoins.
Tussy travailla dur pour prouver à ses parents qu’elle pouvait se débrouiller seule. Elle trouva un poste d’enseignante dans un séminaire pour jeunes filles à Sussex Square. Lissa et elle faisaient de longues promenades le long du front de mer et, comme l’écrit Rachel Holmes, la biographe d’Eleanor, ils passaient leur temps à « manger du poisson avec des frites, des anguilles, des palourdes et des bulots sur la jetée, à fumer des cigarettes à la chaîne, à discuter, à débattre de leurs lectures ». D’après leur entourage, Lissa était le fiancé d’Eleanor.
Cette tentative d’indépendance ne dura pas longtemps. Ses parents s’inquiétèrent du fait que les « fiançailles » permettaient au couple de se promener librement en public et de participer à des activités habituellement réservées aux couples mariés. Karl et Jenny voulaient que Tussy rentre chez elle, loin de son amant. Eleanor résista, mais les Marx insistèrent et finirent par obtenir gain de cause : Eleanor quitta son poste d’enseignante et retourna vivre chez ses parents à Modena Villas.
Elle devint dépressive et rancunière, ce qui se manifesta par de l’anorexie. Marx était soulagé d’avoir sa secrétaire préférée à ses côtés, mais elle souffrait physiquement de sa possessivité dominatrice.
Même au milieu de tout cela, le jeu, le théâtre et les arts de la scène restaient une source constante de joie. Elle créa le « Dogberry Club » en 1877, du nom du personnage lourdaud de Shakespeare dans « Beaucoup de bruit pour rien » et elle rejoignit diverses sociétés littéraires consacrées au Barde d’Avon et à Percy Bysshe Shelley. Elle était devenue une traductrice très compétente et sa version de « Madame Bovary » de Flaubert est restée la principale version anglaise de cet ouvrage jusque dans les années 1950.
À l’âge de vingt-cinq ans, Eleanor perdit sa mère. L’engagement inébranlable de Jenny Marx en faveur du socialisme a joué un rôle essentiel dans le développement d’Eleanor en tant que socialiste et féministe. Une grande partie de la vie de Jenny a été marquée par les difficultés de la vie et elle ne voulait pas que sa fille subisse les mêmes épreuves qu’elle.
Trois ans plus tard, la sœur aînée d’Eleanor, Jennychen, meurt d’un cancer de la vessie, et Karl meurt d’une bronchite et d’une pleurésie. Eleanor assumera l’héritage de son père en devenant l’une de ses premières biographes et en poursuivant son combat pour le communisme international. Au fil du temps, elle a mis l’accent sur la libération des femmes, les droits des enfants et le militantisme syndical.
Peu après la mort de sa mère, la relation entre Eleanor et Lissa se termine officiellement. La Troisième République avait accordé l’amnistie aux anciens communards et Eleanor, contrairement à ses sœurs, ne suivit pas son révolutionnaire parisien jusque chez lui. Elle va bientôt rencontrer l’homme avec lequel elle passera le reste de sa vie, pour le meilleur et pour le pire.
La question féminine
Eleanor rencontra Edward Aveling dans la salle de lecture du British Museum, un lieu de rencontre privilégié pour les intellectuels socialistes et les libres penseurs, dont les premiers membres de la Fabian Society comme Beatrice Webb et George Bernard Shaw. Edward Aveling, conférencier scientifique et laïc, popularisait les idées de Charles Darwin et l’athéisme. Ses manuels scientifiques étaient bien accueillis et il possédait également du talent pour la poésie et le théâtre. Cela plaisait à Eleanor et Edward et elle se présentait à leurs amis comme mari et femme, même s’ils ne se marièrent jamais légalement.
Eleanor et Edouard avaient beaucoup en commun : leur amour pour le théâtre et leur engagement pour le socialisme, ainsi que leurs idées sur le concept « d’amour libre », qu’ils définissaient comme le fait de pouvoir aimer qui on veut. Édouard poussa cette notion jusqu’à un extrême hypocrite, s’engageant dans une série d’escapades romantiques dans le dos d’Eleanor. Alors qu’elle subvenait aux besoins financiers du couple, Aveling accumulait les dettes avec ses nombreuses, et souvent plus jeunes, conquêtes amoureuses. Shaw a s’est inspiré d’Edward pour son personnage du coureur de jupons sans scrupules Louis Dubedat dans « Le dilemme du docteur ».
En 1886, le couple collabora à « The Woman Question », dont Eleanor écrivit la majeure partie elle-même. Son thème principal est que les hommes et les femmes doivent travailler ensemble pour surmonter l’oppression des femmes et que la libération féministe est une condition nécessaire à la réalisation du socialisme. Les questions de sexe, de mariage et de vie quotidienne des femmes sous le capitalisme ne sont pas étrangères au matérialisme historique, mais en sont au contraire des aspects essentiels.
Contre le puritanisme victorien dominant, Eleanor réclamait sans ambages une éducation sexuelle :
« À mesure que nos garçons et nos filles grandissent, le sujet des relations sexuelles devient un mystère et une honte. C’est la raison pour laquelle apparaît une curiosité excessive et malsaine. L’esprit se concentre excessivement sur les rapports sexuels qui restent longtemps insatisfaits, ou incomplètement satisfaits, pour passer à un état morbide. Il nous semble que les organes reproducteurs devraient être discutés aussi franchement, aussi librement, entre parents et enfants que les organes digestifs. L’objection à cela n’est qu’une forme du préjugé vulgaire contre l’enseignement de la physiologie ».
Eleanor ne critiquait pas ni dénonçait les féministes de la classe moyenne dans leur lutte pour le suffrage. Selon son analyse, la femme de la classe moyenne était devenue une prolétaire dans son propre foyer, sous la domination de son mari. Eleanor a cependant fait valoir que les « droits des femmes » sans lutte des classes seraient nécessairement limités et que le féminisme de la classe moyenne était plus intéressé par la concurrence avec les hommes que par la libération de la classe ouvrière du capitalisme.
Selon elle, l’inégalité entre les sexes ne peut être supprimée de la structure du capitalisme : elle rend le capitalisme possible dès l’origine. Les employeurs exploitent les divisions entre les hommes, les femmes et les enfants pour maintenir de bas salaires et des profits élevés. En d’autres termes, les capitalistes ont une incitation matérielle à être patriarcaux et sexistes et les hommes et les femmes doivent unir leur lutte contre les patrons dans les mêmes syndicats et organisations.
Eleanor ne croyait pas aux rôles préconçus des sexes. Comme elle le disait, il n’y a pas plus de « vocation naturelle » de la femme qu’il n’y a de loi « naturelle » de la production capitaliste ou de limite « naturelle » à la quantité du produit du travailleur qui lui revient pour assurer sa subsistance. Beaucoup de ses idées sont encore considérées comme radicales aujourd’hui.
L’agitatrice
Eleanor Marx s’est battue pour le socialisme non pas comme une idée théorique, mais comme une réalité pratique. Elle s’engagea inconditionnellement en faveur de l’internationalisme et, en 1884, quitta la Social Democratic Federation (SDF) lorsque celle-ci devint nationaliste et commença à se concentrer sur les travailleurs britanniques au détriment de leurs frères et sœurs du monde entier. Elle s’opposa également à l’opportunisme parlementaire du leader du SDF, H.M. Hyndman. Edward et elle fondèrent donc la Socialist League avec William Morris. En 1897, après avoir échoué à pousser l’Independent Labor Party, trop chrétien et réformiste, vers le marxisme, Eleanor retourna au SDF pour travailler à la construction d’un front anti-impérialiste contre la politique britannique en Afrique du Sud et en Inde.
Eleanor participa à de nombreuses grèves ouvrières en Grande-Bretagne. Elle joua un rôle d’éducatrice, d’agitatrice et de porte-parole, mais se chargea également de nombreuses tâches administratives moins prestigieuses. Elle dirigea la grève des docks de Londres, qui bloqua le trafic fluvial dans la ville, la grève des gaziers de Silvertown, où elle reçut le surnom de « Old Stoker » et la grève des dépeceuses d’oignons de l’usine de Crosse & Blackwell , pour laquelle Eleanor organisa quatre cents travailleuses en un syndicat.
Rachel Holmes décrit son impact lors de l’organisation des dépeceuses d’oignons :
« Elles votèrent une liste de revendications pour une journée de huit heures, un salaire minimum, de meilleures conditions de travail et se mirent en grève. En l’espace d’une semaine, Crosse & Blackwell ne pouvait plus honorer ses commandes auprès des détaillants. La direction tenta de soudoyer les femmes en leur offrant des augmentations de salaire sélectives et, en désespoir de cause, de la bière gratuite pour tous les travailleurs et travailleuses. Ces offres furent rejetées ; les dépeceuses gagnèrent. »
Ces grèves ouvrirent la voie au mouvement ouvrier moderne de Grande-Bretagne. Eleanor et Edward accompagnèrent également Wilhelm Liebknecht pour observer les conditions de travail aux États-Unis, où elle devint une avocate passionnée des anarchistes du Haymarket Square jugés à Chicago, les défendant contre de fausses accusations d’attentats et contre un système judiciaire truqué. Le militantisme de Tussy était intrépide et inébranlable, sans jamais perdre de vue l’objectif ultime : l’émancipation de la classe ouvrière.
Mort et héritage
Sur le lit de mort d’Engels, Eleanor et sa sœur Laura apprirent que Karl était le père de Freddy Demuth, le fils de leur gouvernante Lenchen. Engels avait assumé la paternité pour éviter aux Marx la disgrâce publique. Edward Aveling l’apprit également et de nombreux biographes d’Eleanor ont supposé qu’il avait utilisé cette information pour faire chanter Freddy et Eleanor contre de l’argent.
Eleanor finit par découvrir les mensonges et les tromperies d’Edward, notamment le fait qu’il n’avait jamais voulu divorcer de sa première femme parce qu’il souhaitait hériter de son argent. Il était resté avec Eleanor pour la même raison : il voulait son héritage, y compris ce qu’Engels lui avait légué ainsi que le contrôle du patrimoine littéraire de Marx.
La tromperie d’Edouard atteignit un nouveau niveau lorsqu’Eleanor découvrit qu’il avait secrètement épousé Eva Frye, une de ses jeunes étudiantes. Cette nouvelle survint peu de temps après qu’Eleanor eût passé de nombreux mois à soigner son compagnon, atteint d’une maladie rénale. Pendant des décennies, ses amis et sa famille l’avait prévenue qu’Edward ne la méritait pas, que c’était un menteur, un tricheur et un manipulateur, mais Eleanor lui resta fidèle et se consacra à son travail politique.
Après tant de coups durs sur le plan sentimental, auxquels s’ajouta la mort d’Engels et la vérité sur son frère Freddy, Eleanor commença à sombrer. Comme le décrit Holmes :
« Edouard promettait de l’épouser un jour à la mort de son épouse ; il promettait qu’ils auraient des enfants le moment venu ; il l’assurait constamment qu’il fournirait sa pleine demi-part de leurs revenus communs lorsqu’il réussirait au théâtre ou que l’un de ses manuels universitaires connaîtrait le succès ».
Des années de fausses promesses et de mensonges eurent raison de Tussy. Le 31 mars 1898, Eleanor Marx fut retrouvée morte après avoir avalé du cyanure. De nombreuses spéculations ont suivi : s’agissait-il d’un suicide ou d’un meurtre ? Quoi qu’il en soit, Edward Aveling fut son agresseur.
Eleanor Marx ne devrait pas être définie par sa mort, ni réduite aux abus qu’elle a subis. Il faut se souvenir d’elle et la célébrer comme la femme radicale qu’elle était : une pionnière du féminisme marxiste.
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Harrison Fluss est rédacteur correspondant d’Historical Materialism et chargé de cours de philosophie à l’université St. John’s et au Manhattan College. Sam Miller, récemment diplômée de l’université de Columbia, est actuellement enseignante à Manhattan.
Cet article a été publié d’abord par Jacobin puis traduit par Christian Dubucq pour Contretemps.
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