hommage à Tertulian par J-P Morbois
Hommage à Nicolas Tertulian
Invité par Georges Horodinca, et je m'en suis senti honoré, à prononcer quelques mots devant le cercueil de son père, j'ai dit ce qui suit :
Je ne suis assurément pas qualifié pour parler de la jeunesse de Nathan Veinstein dans la Roumanie fasciste et antisémite des années 30 et 40, de sa maturité sous le régime stalinien, des affres de l’exil, de l’époux qu’il fut pour l’écrivaine Georgeta Horodinca, du père et du grand-père. Mais je voulais me faire l’interprète auprès de sa famille de l’immense tristesse éprouvée par les élèves de Nicolas Tertulian.
Ceux qui voient en Georg Lukács, selon les mots de Guido Oldrini, (un philosophe italien ami de Nicolas Tertulian) « le penseur marxiste le plus important du 20ème siècle après Lénine », pleurent aujourd’hui le grand spécialiste mondialement reconnu de l’œuvre de Lukács, sans doute l’un des derniers à avoir personnellement connu le maître.
Depuis que j’ai diffusé sur mes réseaux la nouvelle du décès de Nicolas Tertulian, je reçois en effet des messages d’Allemagne, de Hongrie, du Brésil, du Canada, qui tous expriment la même tristesse.
Selon les mots de Nicolas Tertulian lui-même, Lukács est en effet « l’auteur d’un des derniers systèmes philosophiques. Il est arrivé à édifier une grande construction spéculative, fondée sur les prémisses de Marx, qui inclut non seulement un traité d’esthétique, mais aussi une ontologie de l’être social située dans la prolongation d’une ontologie de la nature, ainsi que les linéaments d’une éthique. »
Avec Lukács en effet, on retrouve la véritable philosophie du matérialisme dialectique, débarrassée de ses falsifications staliniennes, exempte de tout mécanisme et de tout déterminisme absolu, où la subjectivité humaine occupe sa juste place. On retrouve un marxisme authentique qui cherche à comprendre la réalité dans sa genèse, son évolution, sa structure dynamique, un marxisme qui fait de l’épanouissement de la personne humaine, dans des conditions toujours plus dignes d’elle-même, un objectif possible et souhaitable.
J’ai pour ma part rencontré Lukács dans un itinéraire de plus de 40 années de lectures marxistes, et je me suis rendu compte que la plus grande part de son œuvre, études littéraires, Ontologie, esthétique, était restée inédite en français. Poussé par l'attrait de l'inconnu, je me suis donc lancé, avec l’allemand appris au lycée et un petit dictionnaire de poche, dans la lecture d’un chapitre de l’Ontologie. Après quoi je me suis dit que peut-être, je saurais le traduire. Quinze ans plus tard, cette présomption initiale m’a mis à la tête de près de 6000 pages dactylographiées.
Entre-temps en effet, arrivé à l’âge de la retraite, j’avais personnellement rencontré Nicolas Tertulian, dont j’avais lu 20 ans auparavant Lukacs, les étapes de sa pensée esthétique, et je m’étais inscrit à son séminaire à l’École des Hautes Études de Sciences Sociales. Il y avait là Jacques Lederer, Pierre Rusch, Claudius Vellay, Didier Renault, Patrick Bobulesco, et bien d’autres. Les séances, toujours passionnantes, se prolongeaient souvent autour d’une bière au café du coin. En 2009, nous avons fêté ensemble son 80ème anniversaire. En 2010, nous avons été quelques-uns à l’accompagner à un colloque à Budapest, où, malgré son âge, il intervenait d’une voix forte et claire.
Pendant toute cette période, il m’a, avec beaucoup de sollicitude, encouragé dans mon travail de traduction, me téléphonant régulièrement pour s’enquérir de l’avancement de mes travaux, car s’il avait tout au long de sa vie écrit de fort nombreux articles analysant les œuvres de Lukács de la maturité, il attachait beaucoup d’importance à ce que ces œuvres elles-mêmes deviennent accessibles.
Après qu’il se soit retiré, il a continué à travailler à son livre Pourquoi Lukács, paru fin 2016. Je lui disais souvent plaisamment : tant que vous travaillez, c’est que vous êtes en vie. Car le travail sur Lukács était sa vie.
Ces deux dernières années ont été difficiles pour lui, avec de longs séjours en hôpital. Ma dernière visite remonte au mois dernier, le 8 août. Il m’a parlé du recueil d’articles dont Pierre Rusch préparait l’édition, et qui doit sortir le 18 octobre chez Klincksieck, sous le titre Modernité et antihumanisme. C’eut été pour lui une grande joie de voir paraître cet ouvrage. Le destin ne l’aura malheureusement pas permis.
Jean-Pierre Morbois
PS : Cet hommage insiste surtout sur l'apport philosophique de Nicolas Tertulian. Il ne parle pas assez de ses immenses qualités humaines. Je l'aimais beaucoup, et je n'ai pas trop osé le dire.
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décès ce 11 septembre 2019 à Suresnes de Nicolas Tertulian, grand spécialiste mondial de la pensée de Lukacs, sans doute l'un des derniers à avoir personnellement connu le maître. Il sera incinéré le vendredi 13 septembre à 15h au crematorium de Clamart, 104 rue de la Porte de Trivaux 92140 Clamart.
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