Cette référence a été maintes fois constatée, décrite et commentée. Mais le plus souvent elle l’a été comme une référence symbolique plus que réelle ; comme une nostalgie ; au mieux comme une impulsion politique donnée à la lutte. Or, deux questions décisives se posent dans le rapport des Gilets jaunes à la Révolution française et elles n’ont que rarement été envisagées :
1 – Au-delà des déterminations historiques propres à la Révolution française, quelle est la valeur qui est revendiquée comme commune entre ces deux moments ? Nous posons que c’est la valeur d’universalité qui est au cœur de ces deux moments ; une aspiration vers l’universalité de la communauté humaine.
2 – La seconde question est encore plus rarement évoquée à propos de cette envie de révolution française de la part des Gilets jaunes. Pourquoi la Révolution française est-elle la seule et unique référence à des révolutions du passé ? Pourquoi les révolutions ouvrières, prolétariennes, « communistes » des XIXe et XXe siècles sont-elles des références quasiment impossibles pour le mouvement des Gilets jaunes ?
L’UNIVERSALITÉ DU COMMUN DES « CABANES »
Si l’on considère les trois premiers mois d’existence du mouvement des Gilets jaunes, le moment où la dimension d’universalité de la communauté humaine s’est manifestée avec le plus d’intensité fut celui de l’occupations des ronds-points. Bien que de manière moins explicite, cette aspiration s’est aussi exprimée dans le contrôle des péages d’autoroute et dans les interventions aux supermarchés.
Que l’initiative de la lutte sur les ronds-points ait été concertée dans les réseaux sociaux ne prive en rien le mouvement des Gilets jaunes de cette solidarité humaine qui fait sa force. Dans l’espace limité mais stratégique des ronds-points, dans cette communauté vécue dans les rudimentaires « cabanes » construites là, ont puissamment surgi libération de la parole de citoyens toujours ignorés, souvent méprisés et action déterminée pour la faire entendre.
Leurs gilets endossés, des femmes et des hommes, se sont organisés pour bloquer ou filtrer le trafic routier et, ce faisant, ils ont partagé les conditions de leurs vies précarisées, injustement taxées, invisibles pour le pouvoir d’État et ses réseaux.
Dans ces échanges sur le dur vécu quotidien mais aussi sur les possibles d’une autre société et d’une autre vie ; dans ces repas partagés ; dans l’accueil des passants solidaires ou la défense à l’égard d’automobilistes hostiles, s’est concrètement affirmée une aspiration universelle à la communauté humaine. Rien d’autre que cette aspiration à une « République du genre humain » proclamée par Anacharsis Cloots, athée prussien se disant « orateur du genre humain », fait citoyen d’honneur par les révolutionnaires girondins en 1792 puis envoyé à la guillotine en 1794 par le jacobin théiste Robespierre non sans l’avoir fait auparavant exclure de la Convention car « étranger à la nation ».
LES IMPASSES ASSEMBLÉISTES ET PARLEMENTARISTES
Le mouvement des Gilets jaunes se généralisant, la prise de décision collective sur l’organisation de la lutte devient vite un impératif crucial, une nécessité politique qui n’est pas sans engendrer des tensions internes. Comment discuter sur la poursuite de la lutte ? Comment coordonner les diverses propositions ? Par quels moyens de communication : réseaux sociaux, assemblées locales, développement de « médias jaunes » ?
Certains observateurs — notamment des politologues choisis comme « experts » par les médias — ont écrit que le recueil et le traitement des propositions d’actions et la hiérarchisation des objectifs politiques à poursuivre se faisaient dans l’opacité ; dans une absence de délibération et de débats contradictoires.
En ce qui concerne l’opacité, la critique est peu recevable lorsque d’évidence, le compte rendu des discussions d’une assemblée ou les résultats d’une consultation par internet sont immédiatement disponibles sur les diverses plateformes du mouvement.
La critique sur l’absence ou l’insuffisance de délibérations dans l’élaboration d’une décision appelle une analyse plus approfondie. Cette critique a, par exemple, été portée par une historienne, Sophie Wahnich dans un article intitulé : « Un peuple constamment délibérant : la belle issue [2] ».
L’auteur prend pour point de départ la déclaration de Saint-Just sur la régulation de la colère du peuple par la délibération et le débat contradictoire. Seule la libre parole de chacun qui confronte ses idées à celles des autres permet d’aboutir à une « intelligence collective nécessaire à une refondation de lois justes ». Mais S. Wahnich ajoute immédiatement la condition absolue posée par Saint-Just pour garantir la délibération supposée « apaisante » : la Garde nationale veille. Si des individus ou des groupes troublent la délibération ou s’y opposent, ils seront arrêtés par la Garde nationale !
Autrement dit, derrière la rhétorique jacobine, nous sommes bien là en présence du modèle parlementaire traditionnel dans lequel une assemblée de représentants discute au nom du peuple… de son bonheur. La force policière de l’État-nation définit et administre le débat national baptisé aujourd’hui « Le Grand Débat ».
L’exemple de la Révolution française pris par S. Wahnich comme étalon politique de la délibération et comme autorité historique tourne court.
Pendant la Révolution française les délibérations à l’Assemblée constituante puis à celles de la Convention furent contrôlées par les bourgeois, qu’il s’agisse des républicains girondins puis jacobins. Dans les clubs et les sections locales, le contrôle de la parole politique était aux mains de la classe révolutionnaire, celle qui parachevait son triomphe contre la royauté : la bourgeoisie.
Ainsi, les Enragés et les Hébertistes furent exclus de la délibération par la terrible répression conduite par le despotisme des Jacobins. Le modèle républicain de la délibération politique était encadré, limité, orienté par les vainqueurs de l’exercice du pouvoir d’État.
Le recours à la délibération comme moyen de régulation des antagonismes sociaux a fonctionné seulement au profit des intérêts politiques et économiques de la bourgeoisie triomphante. L’institution de la délibération dans les sections, les clubs et les partis comme dans les assemblées n’a été contestée que par des mouvements extérieurs à l’ordre républicain institué : les émeutes populaires contre le libre prix des farines, contre l’absence de taxation des produits de première nécessité, contre la loi Le Chapelier qui interdisait toute association des ouvriers ; un ordre contesté aussi par les insurrections des Fédérés, le soulèvement des Vendéens, la révolte des « femmes révolutionnaires [3] » et des Sans-culottes, etc.
La pratique des Gilets jaunes en matière de prise de décisions collectives s’écarte visiblement du modèle assembléiste et parlementariste. Elle relève davantage des mouvements qui se sont opposés au pouvoir dirigiste de la bourgeoisie. Mieux que le compromis « démocratie directe » c’est « action directe » qui pourrait être le terme le plus approprié pour qualifier cette orientation.
À travers les réseaux sociaux comme par le biais des assemblées (deux modes d’organisation politique non contradictoires), le mouvement des Gilets jaunes est parvenu à conduire son action dans une certaine unité. Malgré la mise au-devant de la scène d’individus désignés Gilets jaunes par les médias et le ministère de l’Intérieur, le mouvement a tiré sa force du plus inédit de ses mots d’ordre : pas de représentants, pas de délégués, pas de porte-parole. Une simple reconnaissance unifiante : le jaune.
La conscience immédiate d’un en-commun à venir constitue la principale voie empruntée par la parole collective des Gilets jaunes ; une conscience générique devenue parole offensive et chargée de potentialités humaines
UNE SEULE ET UNIQUE RÉFÉRENCE RÉVOLUTIONNAIRE : LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
Nous l’avons fait observer : le mouvement des Gilets jaunes n’est pas une lutte liée au travail, à la sphère du travail et donc pas davantage à celle de l’ancienne lutte des classes [4]. Elle se situe dans l’univers du mode de vie, du pouvoir d’achat, du combat quotidien contre la survie. Sa composition sociale a été longuement commentée (et par beaucoup de gens déplorée !) : artisans, commerçants, professionnels des services et de la santé, métiers des transports et de la circulation économique, employés intermittents du secteur privé, salariés précarisés, agriculteurs, retraités, etc.
Les « salariés garantis » du secteur privé et leurs syndicats, les cadres de la fonction publique, les enseignants, les intellectuels, artistes et chercheurs, les cadres des grandes villes, les milieux des médias, les élus politiques et syndicaux, les cadres intermédiaires, etc. ont dès le début du mouvement exprimé de fortes réserves et souvent de la répulsion envers les Gilets jaunes.
Dans les conditions économiques, sociales, politiques et historiques présentes, il était et il reste impossible aux Gilets jaunes de se mettre en continuité avec le mouvement ouvrier historique. Pourquoi ? D’abord à cause de ses échecs historiques : vaincu par les despotismes stalinien et national-socialiste, rallié aux divers nationalismes, intégré dans les étatismes social-démocrate, consentant aux libéralismes.
Ensuite et surtout parce que la dynamique du capital a rendu inessentielle la force de travail dans son processus de valorisation et plus généralement a englobé tous les rapports de production dans les processus globaux de la puissance. Avec les décompositions/recompositions économiques en partie engendrées par les échecs des mouvements de refus de l’ordre existant à la fin des années 1960, c’est la reproduction de tous les rapports sociaux qui constitue l’enjeu politique central. Depuis trente ans, nous avons analysé [5]ces bouleversements historiques qui ont aussi une dimension anthropologique.
Spontanément, la référence à la Révolution française a constitué pour les Gilets jaunes l’unique référence historique car seule elle est porteuse de la mémoire collective d’un bouleversement social et politique auquel ils peuvent s’identifier.
Cette identification n’est pas seulement symbolique puisqu’on peut mettre en évidence quelques analogies entre ces deux moments politiques : révolte anti-fiscale, détestation du pouvoir d’en haut et colère contre ses principales figures ; exigence de justice sociale et d’égalité réelle ; manifestations dans les beaux-quartiers et dans les lieux du pouvoir, etc. Mais le jeu des analogies se révèle vite assez vain car le cycle historique de domination de la classe bourgeoise et de ses valeurs commencé avec force par la Révolution française s’est achevé avec l’échec mondial des derniers assauts prolétariens de la fin des années soixante du XXe siècle.
Le cycle des révolutions qui ont parcouru la modernité est épuisé. Nous sommes dans une autre époque, celle de la société capitalisée [6]. Une époque, certes, toujours historique ; une époque dans laquelle de nombreux hommes cherchent des voies de sortie du cercle funeste de la capitalisation de leurs activités et de la dévastation planétaire de la nature.
Jacques Guigou
7 février 2019