paul lafargue, souvenirs personnels sur Friedrich Engels
Souvenirs personnels sur Friedrich Engels publiés par Paul Lafargue, gendre de Karl Marx et l’un de ses plus proches collaborateurs. Paru dans Die Neue Zeit, 23 Jhrg., 1904-1905.
Je fis la connaissance d’Engels en 1867, année où parut la première partie du Capital.
« Maintenant que tu es le fiancé de ma fille, je dois te présenter à Engels », me dit Marx, et nous partîmes pour Manchester. Engels habitait avec sa femme et la nièce de celle-ci, qui avait alors six ou sept ans, dans une maisonnette tout au bout de la ville : les champs commençaient à quelques pas de là. Il était à cette époque copropriétaire d’une entreprise fondée par son père.
De même que Marx, il avait émigré à Londres après la défaite de la révolution sur le continent, et comme lui, il voulait se consacrer à une activité politique et à des études scientifiques. Mais Marx avait perdu tous ses biens et ceux de sa femme dans la tourmente, et Engels n’avait, lui non plus, aucun moyen d’existence. Il dut donc, sur l’invitation de son père, retourner à Manchester et reprendre les fonctions de commis qu’il avait déjà assumées en 1843, tandis que Marx arrivait à grand-peine à satisfaire les besoins les plus pressants de sa famille grâce aux correspondances hebdomadaires qu’il écrivait pour le New York Daily Tribune.
Dès lors et jusqu’en 1870, Engels mena en quelque sorte une vie double : les six jours de la semaine, de 10 à 4 heures, c’était un employé de commerce dont le travail consistait surtout à tenir la correspondance de la firme en différentes langues et à aller à la Bourse. Il avait, au centre de la ville, son domicile officiel, où il recevait ses connaissances du monde des affaires, alors que sa maisonnette du faubourg n’était ouverte qu’à ses amis politiques et scientifiques parmi lesquels se trouvaient le chimiste Schorlemmer et Samuel Moore qui plus tard traduisit en anglais la première partie du Capital. Sa femme, d’origine irlandaise et ardente patriote, était sans cesse en contact avec ses compatriotes, très nombreux à Manchester, et au courant de tous leurs complots. Plus d’un fénian [1] trouva asile dans sa maison, et c’est grâce à elle que l’un d’eux, qui avait dirigé un coup de main pour délivrer des fénians condamnés à mort que l’on conduisait à la potence, put échapper à la police.
Engels, qui s’intéressait au mouvement fénian, avait rassemblé des documents pour une histoire de la domination anglaise en Irlande ; il a dû les dépouiller en partie et on les retrouvera sans doute dans ses papiers [2].
Le soir, délivré de l’esclavage des affaires, Engels rentrait dans sa maisonnette et redevenait un homme libre. Il participait non seulement à la vie d’affaires des industriels de Manchester, mais aussi à leurs divertissements : il se rendait à leurs réunions et à leurs banquets, se livrait à leurs sports.
Excellent cavalier, il avait son propre cheval (un hunter) pour chasser le renard. Il ne laissait jamais passer l’occasion quand, selon une vieille coutume féodale, l’aristocratie et la gentryinvitaient tous les cavaliers des alentours à traquer le renard : il était l’un des premiers parmi les plus acharnés à la poursuite, et ni fossé, ni haie, ni aucun obstacle ne l’arrêtaient.
« Je crains toujours d’apprendre qu’il lui est arrivé malheur », me disait Marx.
J’ignore si les bourgeois de sa connaissance étaient au courant de son autre vie ; les Anglais sont extrêmement discrets et se montrent peu curieux de ce qui ne les regarde pas ; en tout cas, ils ignoraient absolument tout des hautes qualités intellectuelles de l’homme avec qui ils étaient quotidiennement en rapports, car Engels ne manifestait guère son savoir devant eux. Celui que Marx considérait comme l’un des hommes les plus instruits d’Europe n’était pour eux qu’un joyeux compagnon qui s’y entendait en bon vin...
Il aimait la société des jeunes et était un maître de maison hospitalier. Nombreux étaient les socialistes de Londres, les camarades de passage, les émigrés de tous les pays, qui se réunissaient le dimanche à sa table fraternelle. Et tous quittaient sa maison charmés de ces soirées qu’il animait de son entrain communicatif, de son esprit, de sa gaieté intarissable.
On ne peut penser à Engels sans songer aussitôt à Marx, et réciproquement : leurs existences ont été si étroitement mêlées qu’elles forment pour ainsi dire une seule vie. Chacun avait pourtant une personnalité bien marquée ; ils se distinguaient non seulement extérieurement, mais encore par le tempérament, le caractère, la manière de penser et de sentir.
Marx et Engels se sont rencontrés pour la première fois dans les derniers jours de novembre 1842, lors d’une visite que fit Engels à la rédaction de la Rheinische Zeitung. Quand la Rheinische Zeitung eut cessé de paraître, étouffée par la censure, Marx se maria et se rendit en France ; Engels passa quelques jours chez lui à Paris, en septembre 1844. Ils étaient en correspondance, comme l’a dit Engels dans sa biographie de Marx, depuis qu’ils travaillaient ensemble aux Deutsch-Französische Jahrbücher, et de cette époque date leur activité commune qui ne prit fin qu’à la mort de Marx. Au début de 1845 Marx fut expulsé par le ministère Guizot, à l’instigation du gouvernement prussien ; il se rendit à Bruxelles où bientôt Engels vint le rejoindre. Quand la révolution de 1848 rappela la Rheinische Zeitung [3] à la vie, Engels fut aux côtés de Marx, le remplaçant à la tête du journal lorsque Marx devait s’absenter.
Mais malgré sa supériorité intellectuelle, Engels ne jouissait pas de la même autorité que Marx aux yeux de ses collègues, jeunes gens qui tous se distinguaient par le talent, l’esprit révolutionnaire et le courage. Marx m’a raconté qu’après un voyage à Vienne, il avait trouvé la rédaction divisée par des querelles qu’Engels n’avait pu apaiser. Les rapports étaient si tendus qu’un duel seul, croyait-on, pouvait tout régler. Marx dut mettre en œuvre toute sa diplomatie pour rétablir la paix.
Marx avait un don inné de diriger les hommes. Quiconque avait affaire à lui tombait sous son influence. Engels fut le premier à le reconnaître. Il m’a souvent dit que dès sa jeunesse Marx en imposait à tous par la netteté et l’énergie de son caractère. C’était un vrai chef, en qui chacun avait toute confiance, même dans les choses qui sortaient de sa compétence, comme le montre l’épisode suivant. Wolff, auquel est dédié la première partie du Capital, était tombé gravement malade à Manchester où il habitait. Les médecins l’avaient condamné, mais Engels et ses amis se refusaient à reconnaître ce cruel arrêt, et ils déclarèrent d’une seule voix qu’il fallait télégraphier à Marx de venir pour qu’il donnât son avis...
Engels et Marx avaient pris l’habitude de travailler ensemble. Engels, qui lui-même poussait à l’extrême la probité scientifique, était souvent hors de lui de la scrupulosité de Marx qui se refusait à laisser imprimer une seule phrase qu’il n’aurait pu prouver de dix manières différentes.
Après la défaite de la révolution, les deux amis durent se séparer. L’un se rendit à Manchester, l’autre resta à Londres. Mais ils ne cessèrent de vivre l’un avec l’autre par la pensée : chaque jour, ou presque, pendant vingt ans, ils se firent part dans leurs lettres de leurs impressions et de leurs réflexions sur les événements politiques ainsi que de la marche de leurs études.
Cette correspondance s’est conservée.
Engels quitta Manchester dès qu’il put rejeter le joug mercantile et se hâta de revenir à Londres où il se fixa à Regent’s Park Road, à dix minutes de Maitland Park où vivait Marx. Tous les jours, vers une heure, il se rendait chez Marx ; si le temps était beau et Marx bien disposé, ils se rendaient ensemble dans la prairie de Hampstead ; sinon, ils restaient une heure ou deux à s’entretenir dans le cabinet de travail de Marx, allant et venant l’un suivant une diagonale, l’autre suivant l’autre.
Je me rappelle une discussion sur les Albigeois, qui dura plusieurs jours. Marx étudiait alors le rôle des gens de finance, Juifs et chrétiens, au moyen âge. Dans l’intervalle de leurs rencontres, chacun faisait des recherches sur la question débattue afin d’aboutir à un même résultat. Aucune critique de leurs idées et de leurs travaux n’avait à leurs yeux l’importance de celle qu’ils échangeaient ainsi : ils avaient la plus haute opinion l’un de l’autre.
Marx ne se lassait pas d’admirer les connaissances universelles d’Engels, l’extraordinaire souplesse de son intelligence qui lui permettait de passer facilement d’un sujet à l’autre. Engels, de son côté, se plaisait à reconnaître la puissance d’analyse et de synthèse de Marx.
Certes, me dit-il un jour, on aurait fini un jour par comprendre et par expliquer le mécanisme du mode de production capitaliste, par découvrir et par débrouiller les lois de son développement. Mais cela aurait demandé beaucoup de temps, le travail serait resté imparfait et fragmentaire. Marx était seul capable de suivre toutes les catégories économiques dans leur développement dialectique, de rattacher les phases de leur développement aux causes qui les déterminent et de faire de l’économie politique dans son ensemble un monument théorique dont les différentes parties s’étayent et se conditionnent mutuellement.
Ce qui les rapprochait, ce n’était pas seulement un même travail intellectuel, c’était aussi l’ardente sympathie qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre : chacun pensait toujours à faire plaisir à l’autre, chacun était fier de l’autre. Un jour Marx reçut une lettre où son éditeur de Hambourg disait qu’Engels lui avait rendu visite, et qu’il avait ainsi pu faire la connaissance d’un des hommes les plus charmants qu’il eût jamais rencontrés.
Je voudrais bien voir, s’écria Marx, interrompant la lecture, l’homme qui ne trouverait pas Fred aussi aimable que savant !
Ils mettaient en commun tout ce qu’ils avaient : leur bourse et leur savoir.
Quand on confia à Marx la correspondance pour la New York Daily Tribune, il ne faisait encore qu’apprendre l’anglais ; Engels traduisait ses articles, et au besoin les écrivait. Et quand Engels prépara son Anti-Dühring, Marx interrompit ses travaux pour en écrire la partie économique, qu’Engels utilisa partiellement, ainsi qu’il l’a reconnu expressément [4].
L’amitié d’Engels s’étendait à toute la famille de Marx. Les filles de Marx étaient aussi ses enfants, et elles l’appelaient leur second père. Cette amitié ne s’est pas démentie après la mort de Marx.
Engels était seul capable de s’y retrouver dans les manuscrits de Marx et de publier ses œuvres posthumes. Il mit de côté sa philosophie générale des sciences à laquelle il travaillait depuis plus de dix ans et pour laquelle il avait passé en revue toutes les sciences et leurs derniers progrès [5], afin de se consacrer entièrement à la publication des deux dernières parties du Capital.
Engels aimait l’étude pour elle-même : il s’intéressait à tous les domaines de la connaissance. Apres la défaite de la révolution en 1849, il avait pris place sur un voilier qui se rendait de Gênes en Angleterre, le voyage de Suisse en Angleterre à travers la France ne lui paraissant pas tout à fait sûr. Il mit à profit cette circonstance pour acquérir certaines connaissances en matière de navigation : il tenait à bord un journal où il notait les changements survenus dans la position du soleil, la direction du vent, l’état de la mer, etc. Ce journal doit se trouver parmi ses papiers, car Engels, si vif et si fougueux, était aussi méthodique qu’une vieille fille : il conservait et enregistrait tout avec une minutie extrême.
La philologie et l’art militaire furent ses premières passions : il leur resta toujours fidèle et se tint constamment au courant de leurs progrès. Les détails les plus insignifiants en apparence avaient pour lui une valeur. Je me souviens qu’il lut un jour à haute voix le Romancero avec son ami Mesa, qui venait d’Espagne, afin d e prendre une leçon de prononciation.
Sa connaissance des langues européennes, et même de certains de leurs dialectes, était phénoménale.
Après la chute de la Commune, j’eus l’occasion de rencontrer des membres du Conseil national de l’Internationale en Espagne ; ils me dirent que j’avais comme suppléant, au secrétariat du Conseil général pour l’Espagne, un certain Angel qui écrivait dans le plus pur castillan. Cet Angel n’était autre qu’Engels, dont ils prononçaient le nom à l’espagnol. Quand je me rendis à Lisbonne, Francia, secrétaire du Conseil national pour le Portugal, me déclara qu’il recevait d’Engels des lettres dans un portugais impeccable : ce qui est extraordinaire, si l’on songe à la parenté et aux petites différences qui existent entre ces deux langues et l’italien, qu’il possédait également à la perfection.
Il mettait une sorte de coquetterie à écrire à chacun dans sa langue maternelle : il écrivait en russe à Lavrov, en français aux Français, en polonais aux Polonais, et ainsi de suite. Il goûtait la littérature en dialectes et se procurait les ouvrages populaires de Bignami en dialecte milanais dès qu’ils paraissaient.
A Ramsgate, au bord de la mer, le propriétaire d’une baraque foraine, entouré de petites gens de Londres, montrait un nain barbu en uniforme de général brésilien. Engels s’adressa à lui en portugais, puis en espagnol : pas de réponse. Enfin, le « général » marmonna un mot : Mais ce Brésilien est un Irlandais ! s’écria Engels, qui l’apostropha dans son dialecte. L’infortuné versa des larmes de joie en l’entendant.
« Engels bégaye en vingt langues », disait un réfugié de la Commune, plaisantant l’habitude qu’avait Engels de bégayer légèrement quand il était ému.
Aucun domaine ne lui était indifférent. Dans ses dernières années il se mit à lire des ouvrages d’obstétrique parce que madame Freyberger, qui logeait chez lui, préparait un examen de médecine.
Marx lui reprochait de se disperser en s’attachant à une foule de sujets rien que pour son plaisir « au lieu de songer à travailler pour l’humanité ». Mais il n’était pas en reste de reproches : J’aurais plaisir, disait-il, à jeter au feu les publications russes sur la situation de l’agriculture, qui depuis des années t’empêchent de terminer le Capital !
Marx venait de se mettre à l’étude du russe parce que son ami Danielson, de Pétersbourg, lui avait envoyé les nombreuses et épaisses communications d’une enquête sur l’agriculture, dont le gouvernement russe avait interdit la publication en raison de la situation affreuse qu’elles révélaient [6].
La soif de connaître d’Engels n’était satisfaite que lorsqu’il possédait son sujet jusque dans les moindres détails. Quand on a une idée approximative de l’étendue et de l’infinie variété de ses connaissances, et que l’on songe en outre à sa vie si active, on ne peut manquer de s’étonner qu’Engels, qui n’avait rien d’un savant de cabinet, ait pu emmagasiner dans son cerveau une telle somme de savoir. A une mémoire aussi sûre que vive et universelle il unissait une rapidité extraordinaire dans tout ce qu’il faisait et une facilité d’assimilation non moins étonnante.
Il retenait vite et sans difficulté. Dans les deux grandes pièces claires où il travaillait et dont les murs étaient couverts de livres, pas un papier ne traînait par terre, et les livres, à l’exception d’une douzaine qui se trouvaient sur la table de travail, étaient tous à leur place. La pièce faisait plutôt songer à un salon qu’au cabinet de travail d’un savant.
Engels habitait Manchester quand fut fondée l’Internationale... Il la soutenait pécuniairement et collaborait au journal The Commonwealth fondé par le Conseil général. Mais quand éclata la guerre franco-prussienne et qu’Engels vint s’établir à Londres [7], il se consacra à l’Internationale avec l’ardeur qu’il mettait à tout ce qu’il entreprenait.
La guerre l’intéressait avant tout comme tacticien. Il suivait au jour le jour les mouvements des armées en présence et plus d’une fois, comme le montrent ses articles du Pall Mall Gazette [8], il annonça par avance les décisions qu’allait prendre l’état-major allemand. Deux jours avant Sedan il prédit l’encerclement de l’armée de Napoléon III. C’est pour ses prédictions qui d’ailleurs retinrent également l’attention de la presse anglaise, que Jenny, la fille aînée de Marx, l’avait surnommé le « Général ». Après la chute de l’Empire, il n’avait qu’un désir et un espoir : le triomphe de la république en France. Engels et Marx n’avaient pas de patrie. Ils étaient, selon l’expression de Marx, des citoyens du monde.
[1] Fénians, révolutionnaires irlandais qui, durant les années 1850-70, combattirent pour l’indépendance de l’Irlande.
[2] Le manuscrit inachevé de l’Histoire d’Irlande d’Engels et une partie des documents dont il s’est servi ont été publiés dans les Archives de Marx et d’Engels, t. X, 1948, p. 59-263.
[3] Sous le nom de Die Neue Rheinische Zeitung [Nouvelle Gazette rhénane].
[4] Marx écrivit pour l’Anti-Dühring le chapitre X de la partie "Economie politique". Lors de la publication de l’ouvrage dans le Vorwärts [En avant], Engels dut abréger ce chapitre. Mais dans la troisième édition de l’Anti-Dühring, en 1894, il le compléta en s’inspirant du manuscrit de Marx.
[5] Le manuscrit inachevé de la Dialectique de la nature d’Engels a été publié par l’Institut du marxisme-léninisme près du P.C.U.S. en 1925, à la fois en allemand et en russe.
[6] Lafargue a sans doute en vue les volumineux Travaux de la commission des impositions, tirés à un nombre limité d’exemplaires.
[7] En septembre 1870.
[8] The Pall Mall Gazette, journal anglais édité à Londres depuis 1865. Les articles d’Engels sur la guerre franco-prussienne parurent de juillet 1870 à mars 1871. Certains ont étés rassemblés dans La social-démocratie allemande.
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