ismaël aït djafer, complainte des mendiants arabes de la casbah...
Complainte des mendiants de la casbah et de la petite Yasmina tuée par son père
dédiée à ceux qui n'ont jamais eu faim
Poème / Préface/ Eclair / L'édition de ce / Poème / Est le résultat d'une / Mendicité / Publique. / C'est le suc des / Herbes / de la / Misère / Macérées dans une boite de fer blanc ramassée dans la / Rue.../ Buvez-le.. ce suc.
Foule
Particulier
Auditoire
Spectateurs
Badauds
Lecteurs
Je lève
Mon verre plein de sang
à
La santé
de ceux qui sont en bonne santé
Je le lève
Et je le casse
Rageusement sur le comptoir
De ma colère
Et
J'en triture les tessons
Rageusement...
Entre mes doigts pleins de
Sang...
La complainte,
Voilà
Il faut aussi
Que j'aie toute ma tête à moi
Tout seul
Et pour toute la
Nuit...
Viens, Charlemagne
Je vais te dire un poème
Comme j'en disais hier encore
Au Quartier...
Je disais...
Mais il faut que je réfléchisse
Que je sois froid
Comme un cadavre
Celui de la petite Yasmina.
Je disais.
J'ai faim et je m'en fiche
J'a i sommeil et je m'en fiche
J'ai froid et je m'en fiche
Il y a des joies terribles
A gratter du papier
A deux heures du métro.
Bar du matin
Rue Dufour Paris
6ème
A 8000 kilomètres, il y avait la mer à boire
A boire et à manger le soir et le matin
Un coq à l'âne rôti
Avec mon copain Neptune
Avec mon copain Gitan
Avec mon copain Slim l'Américain
Qui avait trois doigts coupés
Avec mon copain Benny et ses yeux de Bozambo
Avec ma copine Nelly qui mangeait tout le temps
du sucre galvanisé pour les vitamines
K.
Mais tu sais
Charlemagne,
Il y a des gens qui disent j'ai faim
Et puis c'est tout.
I y a des gens qui disent j'ai froid
Et puis c'est tout.
Il y a des gens qui disent j'ai sommeil
Et puis s'étendent sur le marbre
Des dalles
Des trottoirs
Des rues
Désertes...
Mais le ventre plein, les enfants de Charlemagne
Chantent une chanson.
Une chanson qu'on apprend à l'école.
Au clair de la lune
Mon ami Pierrot.
Prête-moi ta plume
Pour écrire un mot.
Les mains des pauvres
A la Casbah
Sont longues et maigres et tendues comme des racines
De pommes de terre.
La voix des pauvres
Est grêle
Et ils ont des yeux ronds
Et ils ont une sale gueule.
La gueule de Pépé le Moko quand il se casse rue du
Regard un jour de
Pluie
Au Musée Grévin.
Une minute de silence...
Deux heures de minutes de silence
A la mémoire des morts de faim
A la mémoire des morts de froid
A la mémoire des morts de sommeil
A la mémoire des morts fauchés
Et une minute papillon je t'en prie après vous, je vous en prie.
A la mémoire aussi
Des morts vivants, ni trop morts ni trop vivants
Qui sont encore
Vivants
Faute de mieux.
Un jour
Dans les rues de ma Casbah
Je me suis mis à compter les pauvres
Les gueux dénombraient leur vermine
Puces, poux, punaises emballage compris
In n'y a qu'un soleil pour tous
Pour les Américains et pour les Cannibales.
Mais les pauvres ne savaient pas
Compter
Et moi
J'avais la flemme de le faire
Car
Au fond, Charlemagne, je m'en fiche
Moi
De tous les crétins, les miteux, les pouilleux, les
Dégueulasses, les infirmes, les crevettes, les malheureux
Les ivrognes, les camemberts, les truands, les tordus,
Les sourds-muets
Et tous les autres, les gros et les maigres
Du moment
Que je peux plus acheter à la Petite Source
En chipant la salière et le pot de moutarde
Mon cornet de frites
Pour le manger
Rue de l'Ancienne Comédie et puis Rue de Buci...
L'absurde complainte de mes frères
L'absurde appel aux coeurs généreux
Seigneur, regardez-les
Donnez-leur leur caviar quotidien.
N'oubliez pas aussi
Leurs enfants
Ils ont besoin d'aller au cinéma.
Mais le ventre plein les enfants de Charlemagne
Chantent une chanson
Une chanson qu'on apprend à l'école :
Il était un
Petit navire (bis
Qui naviguait je ne sais plus comment
Ohé...
Ohé...
Mais ils l'ont dit
Il faut des hommes forts pour une nation forte...
Il ne faut pas courir après deux souris blanches...
Il faut être un roseau pensant...
Essuyez vos pieds avant d'entrer...
La chose est au fond du couloir
A moi comte, de deux mots il faut choisir le moindre
La naissance précède l'existence.
Ave Maria... morituri te salutant...
Vogue la galère
Evidemment... Evidemment.
EVIDEMMENT....
En 1944
Charlemagne,
Mes vers embouchaient des trompettes victoriennes.
Quand vous verrez un pauvre, affalé comme un mort,
A la pitié du nombre, en vain montrer sa face
Oh... Songez un instant à la terrible angoisse
Des vivants emmurés dans les cachots du Sort.
Les nuits sont fraîches au Canada...
Mais comme c'est plus facile
Plus vrai
De dire avec mes mots de tous les jours
Regarde
Regarde cette procession de têtes de pie sans vie avec
Leurs bidons de soupe, leurs bâtons d'olivier et leurs
Bâtons blancs
De la société
Protectrice des animaux domestiques
Ou pas,
Avec leurs boîtes de fer blanc, leurs chiffons, leurs
Burnous pourris, leurs chéchias pourries, leurs yeux
Pourris, leur démarche de macchabées, leurs pieds nus.
Leurs salles à manger, leurs courant d'air, leurs haïks
En portion de six comme la vache qui rit ou la vache
Sérieuse, leurs enfants, leurs cordes à noeuds, leurs
Cheveux, leurs pinces à linge modèle breveté S.G.D.G.,
C.Q.F.D., A.B.C.D., leur crâne rasé comme à
Barberousse, leur cou sale, les mots qu'ils marmonnent
Les jours pluvieux,
A bas l'hémistiche!
L'hémistiche est mort! Vive le Roi!
Au poteau!
Au piqué avec un bonnet d'âne et une veste de velours
Plus facile de dire
Avec la tristesse serrant ma gorge
A n'importe qui
Au Président de l'Assemblée Algérienne
A celui de l'estudiantina de Bab-el-Oued
A celui du club du chien de défense et de berger
Aux enfants de Marie
A Zorro, l'homme au fouet et son cheval Médor :
La charité pour mes frères qui ont faim
Je voudrai me mettre en colère
En colère hurlante, gesticulante
Me mettre en colère comme les gens qui savent se
Mettre en colère
En frappant
Du poing sur les tables qu'ils cassent pour
Obtenir ce qu'ils veulent
Je voudrais me mettre en colère
A cause de la douce petite Yasmina
Qui n'a pas voulu
Mourir et qui est morte
L'autre jour
Rue Franklin-Roosevelt
Khouni Ahmed est un mendiant
De 42 ans...
Mais le ventre plein, les enfants de Charlemagne
Chantent une chanson
Une chanson qu'on apprend à l'école
Frère Jacques ! Frères Jacques !
Dormez-Vous
Ding ! Dung ! Dong !
Le froid est silencieux
Le froid ne dis rien
Il tue simplement
Il tue les gens
De mort naturelle
Surtout le froid tue les pauvres gens, qui ont une paillasse
De carton pour dormir
Et du papier d'emballage
D'emballage
D'emballage
Pour se couvrir
Quand il a de bon matin,
Ce sacré courant d'air glacé
Qui glace la pierre et l'emballage et l'emballé
Et qui virevolte et batifole à travers
Les arcades de la Rue dela Lyre,
Charlemagne
Et qui saute à pieds-joints
Du dormeur mâle
Au dormeur femelle
Et du dormeur enfant
Au dormeur vieillard
Et du dormeur tuberculeux
Au dormeur B.C.G.
Et ainsi de suite
Pendant 500 mètres de carton et de
Papier d'emballage
Et pendant ainsi 127 arcades
Cadavérifiées
Avant de mourir la petite
Yasmina
Dormait déjà
Avec son petit papa
Qui l'a assassinée
Simplement
Brusquement
Avec ce geste paternel
Et pas du tout méchant
Du paysan laborieux
Consciencieux, qui sème la petite graine de
Neuf ans
Dans le sillon
Des pneus d'un gros camion qui passe
Et qui repasse
Lorsque l'enfant paraît...
Patati...
Et lorsque l'enfant disparaît
Patata...
Charlemagne,
Tu ne sais pas.
Combien, ça peut mettre
En colère
Ces tas de trucs qui font mal au coeur
Et dont tout le monde
Se fiche
Ces asiles pour courants d'air
Ces dortoirs pour souris
Ces chienschiens aux mémères
Et ces bisness in bisness
Je me demande, moi
A quoi ça sert
Les barrages qui barrent
Et les routes bien tracées
Et les camions qui écrasent les petites
Yasmina de neuf ans
En roulant entre les estomacs à l'air comprimé
Et les peaux en papier d'emballage.
J'étais là, quand le
Camion l'a écrasée
Et quand le sang a giclé
Le sang.
Et alors là, je ne raconte pas...
Je laisse aux gens qui ont déjà vu un camion
Ecraser un bonhomme et du sang
Gicler
Le privilège de se
Rappeler
L'horreur
Et le dégoût et puis la fuite lâche
Devant un cadavre
Surtout devant le cadavre d'une
Petite fille innocente
Et le privilège aussi
Pour les Chrétiens le Vendredi-Saint
Pour les Musulmans le Ramadhan
Pour les Juifd le Youm-Kippour
Pour les Athées les jours de cloches sonnant à toute
Volée dans la nef déserte d'un estomac affamé
Pour les Chinois les jours de pleine lune et de
Jiu-jitsu, hara-kiri.
De se rappeler leurs faims
Et d'en assaisonner
Ce cadavre de petite fille
Et le privilège aussi
Pour la mission Paul Emile-Victor au Pôle
Nord
Pour les vainqueurs de l'Annapurna
Qui ont eu les doigts d'abord gelés et puis coupés
D'apporter de l'eau à mon moulin
Et un peu de neige
Pour conserver dans ma mémoire
Et ma colère et mon dégoût
Le cadavre
De la petite Yasmina
Mais le ventre plein et les pieds dans un chausson
Les enfants de Charlemagne chantent une
Chanson
Une chanson qu'on apprend à l'école
Il court, il court le furet
Le furet des bois, mesdames
etc.
Il na faut pas m'en vouloir
Charlemagne
Mais c'est trop injuste
A la fin
Que des gens crèvent
Et que d'autres rigolent
Qu'au bal des pompiers, ce soit toujours les mêmes
Qui s'empiffrent au buffet
Tu n'as rien vu
Charlemagne
Avec tes bons et tes mauvais élèves et tes truands et tes
Gueux, et tes tire-laine et tes coupe-jarrets
Paillards et pendards
A la sauce Villon
Tu n'as rien vu
Et c'est pour cela que tu n'es pas en colère comme moi
Ah! Si je pouvais t'emmener
Main dans la main
A travers les cavernes, les asiles, les rues pourries, les
Misères, les bidonvilles accrochés entre deux cimetières
Les rues de la Lyre, les Pêcheries
Les crève-la-faim, les crève-le-froid, les mères de famille
Nombreuse prix cognac, mendiant avec des moutards
Plein les bras et les pieds
Et les vieillards qui gigotent entre leurs barbes et les
Dockers qui couchent à leur mauvaise étoile et les
Malades qui agonisent sous les porches et les tas de
Pauvres types couchant l'un sur l'autre au-dessus d'un
Soupirail de boulanger pour se réchauffer et humer
L'air du pain frais et les gourbis de feuilles mortes
Qu'on ramasse à la pelle, à travers aussi les pierres
Et les lézards et les gargotes et les pauvretés et les
Dénuements
Main dans la main
Tout simplement
Comme deux types anonymes
D'une foule plus anonyme encore
Cherchant un peu de bon-dieu
Dans la bourse
De ceux qui se réclament de la déclaration
Des droits de l'homme
De la femme, de l'enfant et du vieillard
Et de l'orphelin
Et de la petite Yasmina KHOUNI.
Un peuple de mendiants
Voilà ce que c'est
Charlemagne
C'est pour cela que j'ai beaucoup de peine
Ecrasée une fois
Et puis écrasée une autre fois
Sous les yeux du père
Pater noster
Qui poussait encore l'enfant
Et le poussait encore
Sous mes yeux
Sous les yeux du chauffeur
Sous les yeux du camion
Sous les yeux des gens qui avaient peur, mais n'avaient pas faim
Sous les yeux du soleil qui brillait
Sous les yeux de tous
Sous tes yeux, Charlemagne
Et tous ces yeux-là étaient bons à crever et à écraser
Sous des roues de camion
Parce qu'ils ne faisaient que
Voir
Comme des abrutis
Comme des grenouilles
Mais le ventre plein, les enfants de Charlemagne
Chantent une chanson
Une chanson qu'on apprend à l'école
Une fleur au chapeau
A la bouche une chanson
Un coeur joyeux et sincère
Et c'est tout ce qu'il faut
etc
Ah!
Il faut les voir le Vendredi en file
Indienne
En file
par autre
Dans les rues et dans les maisons, ramasser à la queue-leu-leu
Les pépites
De leur misère dans la boue des
Consciences
Piocher dans le bronze des coeurs un
Peu
De cette poussière de métal dont ils tapissent la peau de leurs
Estomacs
Pour les faims futures
Les mendicités se cultivent au
Fumier du Veau d'Or
Et
Se
La-
Bou-
Rent
Au soc de l'indifférence.
Ah ! gens d'enfer et de potence et du Vendredi
Que vous achetez au bazar
Du Bon Dieu
Et du remords reconnaissant
Huile d'olive laissée pour compte que vous videz goutte
A goutte
Sur les boulons de votre mécanique à produire de la simili-pitié
Goutte
A
Goutte
Larme à
Larme que vous repompez dans les sébilles
Des pauvres et les tirelires des petits enfants que vous écrasez
Du gros rire de vos
Camions
Ah! Hyènes et chacals
Il vous faut un jour à l'eau bénite
Dans une semaine
Païenne
Pour laver les guenilles et raccommoder les hardes de votre
FRATERNITE
Un jour
Clair
Pour la promenade de vos bons sentiments
Condamnés
A la réclusion perpétuelle dans les cachots de vos bêtises et de vos
Egoïsmes.
Je vous insulte
Hyènes et chacals
Quand passe à portée de ma voix la fenêtre
Par laquelle
Vous jetez votre argent aux troubadours de vos
Plaisirs
En
Piétinant les petits chanteurs sans voix
De la charité de la jambe
de bois sculpté
dans l'arbre de la
Stupidité
Je vous insulte
Braves gens
repus
cossus
A tous les modes de tous les temps
Pour vos largesses de dindons carrossant sur la roue
Et votre petitesse
De passants à la besace pleine et cadenassée par le
Fil de chanvre
Sale
Des harpagons de la cité
Je vous insulte
Hyènes et chacals pour ce jour propre
Au milieu de tous les jours
Sales.
Je vous insulte
Hyènes et chacals
Au nom de la Semaine de bonté
Je vous insulte
Hyènes et chacals
Avec toutes les injures de mon
Alphabet
Et je vous jette au crâne
toutes les potiches de mon
impuissance
Car
Hyènes et chacals
Vous meublez le long tunnel de votre ennui
Des dimanches et des jours creux
Avec le casse-croûte des faibles
Et vous en tapissez les murs avec la chair
De poule des gens qui dorment dans les
Igloos des nuits d'octobre
Parlez-moi
De plaisirs quand les gens criant famine et
Désolation
Mettent en marche le phonographe de leurs plaintes
Et battent
Les tambours de leur misère
Sur une place publique
Où
Personne
Ne s'arrête
Rien ne compte plus
Que ce vide des ventres
A combler qui résonne comme une orgue
Dans les crânes des abrutis satisfaits
Comment pouvez-vous vivre, gens de l'argent et de caviar avec ces poux
Que vous ne grattez pas?
Comment pouvez-vous avaler la pâtée
Gens de cravates et parfums que les cravates
N'étranglent
Pas et que le parfum
N'étouffe
Pas?
Comment pouvez-vous caresser vos femmes, lisser votre moustache,
Hausser les épaules, acheter un timbre, applaudir le Cid au théâtre
Des vies, distiller l'anis de vos satisfactions dans l'alambic de vos
Gosiers de pierre, marcher les pieds au sec et la tête dans un chapeau
Curer les ongles de vos chiens, avoir des enfants, tambouriner
Des doigts sans honte, aller la tête haute et le coeur lourd, rire du rire
Faux
Des gens sans conscience, mâcher le chewing-gum des ânes désabusés,
Décortiquer la croûte
D'un poème
Ou la coque d'une chanson pour en avaler sinistrement le fruit
Se dire comblé
Se dire ravi
Se dire heureux
Se dire bon
Se dire humain
Quand les saltimbanques de la misère
Chantent
Et dansent
Le ballet des petits pains devant des banquettes vides
Quand les clowns
poussifs
Epoumonés
Tuberculeux
De la charité
Soufflent dans le tube de leur intestin grêle
Pour bien vous montrer qu'il est
Vide
Je vous insulte
Hyènes et chacals
Allez-vous faire pendre
A la poutre
De la Vanitas-Vanitatis
Avec votre littérature de bonshommes
Rassasiés
Avec votre éloquence au cou
Tordu
Avec vos Roberto Benzi et vos Paganini
Qui n'ont pas besoin de ronger le bois de leur violon
Pour déjeuner
Ni besoin de leur archet pour se gargariser le
Gosier
Allez-vous faire pendre à la potence de l'Inutilité
Avec vos tableaux
Vos bijoux
Vos bibelots
Vos Aristote et vos Goya
Vos whisky à gogo et vos Peter
Cheney
Vos docteurs Petitot
Vos «voui ma chère»
Et vos taratata
La Pendaison voilà
Charlemagne
Manger
Manger
A manger
A manger pour les Yasmina qui ne
Sont pas encore
Dans la tombe
Manger bassement
Et moudre
Dans un bruit de salives et de mâchoires
Satisfaites
Du pain et de la viande
Et les avaler et les sentir passer dans
L'oesophage
Et les deviner
Apaisant la complainte des estomacs qui ont
Faim
Et des chairs qui ont froid
Manger
Hyènes et chacals
Mais les enfants de Charlemagne le ventre plein
Chantent une chanson
Une chanson qu'on apprend à l'école
Sur le pont d'Avignon
On y danse, on y danse
Sur le pont d'Avignon
On y danse tous en rond.
J'ai vu
Du sang dégouliner
Et des gens courir, et des gens affolés, et des gens
apeurés
Et des gens courageux et gens badauds et des
gens pressés
Et dans tous ces gens
Un gardien
De
La
Paix
Avec un carnet
Et avec un crayon
Et je me suis sauvé...
C'était quelque chose comme le
20 OCTOBRE 1949
A quatorze heures dira le journal
Je me suis sauvé dans les ruelles
De ma Casbah
Tirant
Par la main le corps de la petite Yasmina
Assassinée
Pendant qu'on enfermait son petit
Père assassin
Dans une prison de Barberousse
Et pendant aussi qu'on
reconstituait son
Assassinat
Publiquement
Avec une poupée de chiffons
Dans les ruelles de la Casbah avec sa main d'assassinée
Et nous avons marché
Tous les jours et toutes les nuits
Frôlant la grande muraille de la civilisation
Les pieds en sang
Le ventre vide
Et la tête lourde du
Sang
Des suppliciés et nous avons hurlé avec sa main d'assassinée
La Charité et la Pitié Messieurs
Dames
La Charité
La Charité
Pour nous qui sommes aussi les enfants
du Bon Dieu
Et des canards sauvages
Avec sa main et avec ma voix nous avons gratté
Le mur de cette grande muraille
Et nous y avons écrasé
Les poux
De notre corps et la crasse de notre peau
Et nous avons côtoyé tous nos frères qui mendiaient
Et nous avons frôlé leurs poux
dans
L'asile de Nuit du Marché Randon
Et dans l'asile des jours des rues du monde entier
Nous avons tendu les os durs
de la main dure
De la petite
Vieille aveugle
voilée
Qui vend des boîtes d'allumettes
Dans la voûte sombre
De la rue Porte-Neuve
Les os durs de la main du petit aveugle de la station de trolley
Du marché de la Lyre
Les os durs de la main du gros Smina aveugle qui chante
En battant sur une boîte d'allumettes
La cadence de toute sa graisse
Affamée
Les os durs de la main
Du type tordu
accroupi sur
Sa colonne vertébrale démantelée
Le long des murs froids des arcades de la Rue Bab Azoun
Les os de la main
Du Cul de jatte
Au derrière en caoutchouc
Rouge
De la Rue Bab-el-Oued
Et les os durs de la main
De tous les déchiqueteurs de conscience des rues
De ma bonne ville
D'Alger
Un par un
Deux par deux
Trois par trois
Tas par tas
Horde par horde
Main tendue
Assis
Couchés
Désespérés
Confiants
Blagueurs
Fous
Demi-fous
Pâles, noirs, hilares, tristes.
Sombres,
résignés.
Il faut les voir
Les jours de pluie et de froid
Rassemblés autour de la maigre chaleur du soupirail
Des Boulangers
Humant leur faim et la bonne odeur du pain qui cuit
De la farine qui se malaxe
Et du bois qui grésille...
Là qu'ils sont !... silencieux, les yeux ronds
La bouche ouverte
Sans voix
Sans colère
Sans pourquoi ?
Sans comment?
Sans crier «Holà ! c'est du scandale !»
Sans se lever
En état de légitime défense
Qu'ils sont devant l'agression du pain qui cuit...
...pour les autres
Pour ces autres qui n'en ont pas BESOIN...
Cependant que
Tous les jours interminablement
Dans le silence
Entre quatre murs, une porte et trois barreaux
Sur une paillasse
Un tueur sale triste et muet
Dans l'ombre
Dort
Déjeune
Dort
Dîne
Et dort
Tous les jours interminablement
Mais le ventre plein, les enfants de Charlemagne
Chantent une chanson
Une chanson qu'on apprend à l'école
«Savez-vous planter les choux
A la mode, à la mode
Savez-vous planter les choux
A la mode de chez nous...»
Tous les jours interminablement
Jusqu'au matin du
30 Octobre 1951
Où les juges en robe
Se sont frotté les mains
Où les jurés se sont tapés
Sur les cuisses
Où les avocats
Bedonnants
En se trémoussant
Ont crié aux circonstances atténuantes
Où des publics rigolos ont fait des mouvements
Divers
Pour permettre
A un J.P. de chiens écrasés
D'écrire les âneries — qui suivent in extenso et
Bla-bla-bla :
«KHOUNI, ASSASSIN DE SA FILLE
EST SAUVE PAR LE MEDECIN PSYCHIATRE
La nouvelle session de la Cour d'Assises, s'est ouverte hier matin, sous la présidence de M. le Conseiller, assisté de M.. le Conseiller et de M. le Juge M. Au siège du ministère public, M. L'Avocat Général B.
Au banc des Accusés, Khouni Ahmed, un parricide [J.P. «infanticide» magistralement son poulet («Journal d'Alger», 30 octobre 1951)]. Véritable loque humaine, tassé, pâle et maigre, secoué de quintes de toux, cet assassin de 42 ans, en paraît 70 et provoque tout de même un peu pitié, surtout quand on apprend qu'au point de vue mental, il ne vaut guère mieux...
Jusqu'au 20 Octobre 1949, Khouni était mendiant. Sa fille, la petite Yasmina, âgée de 9 ans, l'aidait dans cette délicate occupation. Plus de femme, elle est partie et la police même, n'a pu la trouver. Plus de parents, plus personne.
La misère intégrale : le jour qu'il est arrêté, Khouni et sa fille n'ont mangé qu'un morceau de pain et possèdent une pièce de 5 francs. Et pour compléter ce tableau, il faut ajouter la constitution débile, la maladie pulmonaire et surtout la neurasthénie.
Ce jour-là donc, Khouni et Yasmina descendent la rue Franklin-Roosevelt. Il est 14 heures. Un lourd camion monte lentement et traînant une remorque. Khouni se penche tout à coup et pousse Yasmina. La petite fille roule entre le trottoir et les roues. Le père la saisit à nouveau aux aisselles, court après le camion et pousse encore la fillette sous les roues. Il la maintient même car la petite crie et veut s'échapper. Elle a le bassin atrocement délabré et meurt à l'hôpital quelques instants après, non sans avoir tout de même accusé nettement son père. D'ailleurs il y a cinq témoins, qui sont absolument formels et Khouni lui-même a reconnu tous ces faits en précisant qu'il voulait mettre un terme à cette misère qui les étreint tous les deux. Il ajoute même qu'il avait l'intention de se suicider et qu'il l'aurait fait si on n'était pas intervenu...
Dès qu'il a passé quelques jours en prison, Khouni revient d'ailleurs sur ses déclarations. Il nie, il n'a pas tué sa fille. C'est tout simplement un accident : «Comment peut-on concevoir, répète-t-il, à l'audience, qu'un père veuille tuer sa propre fille?»
L'assassinat cependant ne fait aucun doute, mais un rapport du docteur B., médecin psychiatre, explique cependant toutes les réactions du malheureux qu'il sauve du même coup.
Khouni est caractérisé par une débilité mentale qui le place d'emblée parmi les neurasthéniques et les mélancoliques graves et qui provoque souvent des crises démentielles. Sa responsabilité est très atténuée. Dès qu'il a été en prison et qu'il a eu un traitement matériel tout de même supérieur à celui qu'il avait eu en liberté, Khouni se reprend : il nie contre toute évidence. Réflexe de défense instinctive qui caractérise les neurasthéniques après la crise...
M. l'avocat général B. fait un réquisitoire très modéré et Me N. avec tact, intelligence et sensibilité, laisse parler les faits. Cela suffit aux jurés : ce dément est acquitté. Il ira prendre la place qui lui revient d'office à l'hôpital de Joinville. J.P.»
Ce n'est pas comme cela que
J'aurai voulu te voir finir, Khouni, dans un asile de fous
Dégradé par un médecin psychiatre
Dégradé dans ta punition
Dégradé dans ta liberté
Dégradé dans ton acte de tueur
Qui tue de sang-froid
Une petite fille
Pour des prunes, pour des noix
pour des cacahouettes
Te voir déclarer, en tremblant et
En pleurant
Que c'est toi le tueur
Sans irresponsabilité mentale
Forcer l'horreur
Forcer le crime
Forcer l'Absurde
Contraindre l'Absurde
Soumettre l'Absurde jusqu'à l'uriner de la peur
Forcer la liberté
Ta liberté
Sans asile de fous
Où l'on mange bien, où l'on dort bien , où l'on boit bien
Où l'on n'est plus
Qu'un fou
Qui ne mendie pas et qui ne tue pas avec
Cette absurde liberté
Liberté absurde et consciente de sa
RESPONSABILITÉ
Khouni Ahmed
Couard — poltron excusable face à la guillotine
Guillotine des hommes qui font
La Justice et le Droit
Idiot
Parce que ces hommes et cette guillotine
Endossent tout
Et ta responsabilité et ton
Irresponsabilité
Et votre absurdité à tous...
Avec le sang de ta fille
Tua as acheté
pour la vie
La soupe des accusés
Et le pain des condamnés
Dans la prison chaude
De ta conscience
Etouffée
A présent que te voilà fou
Ils se sont chargés de ta lourde irresponsabilité
Mentale
Et ce n'est plus leur faute
Et ce n'est plus ta faute
Et ce n'est plus la faute de la petite Yasmina
Et ce n'est même plus la faute
De cette formidable absurdité qui se
tord de rire!...
Dors fragile Yasmina
Au fond du trou qu'a creusé pour toi
Le fossoyeur
Dans la terre du cimetière des petites mendiantes
de neuf ans
Dors
Depuis un an les vers ont dû se repaître
De ton corps écrasé
De ton corps délabré
Il ne doit plus rester grand chose
Même pas quelques os
Car on sait que les os des squelettes
Des petits enfants
Sont tendres
Et cartilagineux
Dors
On ne peut rien pour toi, rien
D'autre
Qu'écrire un poème triste et long
Depuis un an
L'herbe a dû pousser sur ta tombe
Personne ne vient
T'y voir
Pour y piquer une fleur
Car on ne vient pas voir
Les petites mendiantes
Seules
Ecrasées par des gros camions qui roulent
Sur les routes droites
Et grises
Il n'y a pas de pitié pour les canards boiteux
Dans l'immense basse-cour
De leurs appétits de
FAUVES...
Dans le marbre de ma colère rentrée
Laisse-moi gratter
Inlassablement
Les lettres creuses de ton épitaphe
«Dors, dors dors tranquillement
Les carottes sont cuites
Alea jacta est
Ramasse les billes, tu as gagné
Amen»
Et les enfants de Charlemagne
Devenus grand, beaux et forts
Sifflent cette fois, entre leurs dents
La chanson qu'on apprend à l'école
«Un macchabée c'est bien triste...
Deux macchabées c'est bien plus triste
encore».
Ismaël Aït Djafer
Alger, Octobre 1951
(d'après, Editions Bouchène, Alger, 1987. N° d'édition 001/87. Dépôt légal 1er trimestre 1987. Re-publié par le n°10 de la revue Albatroz, Paris, janvier 1994).
Intellectuel et polyglotte, Aït Djafer est né le 1er mars 1929 dans La Casbah d'Alger. C'est à l'âge de 17 ans, qu'il a commencé à écrire. Il a vécu en France, en Allemagne et en Suède.
Sous le règne de Boumediène en 1965, il quitte le pays et vit depuis lors en exil à Paris jusqu'à sa mort le 1er mai 1995.
[ • Préface de Kateb Yacine, édition de 1987 — Les fruits de la colère]
A l'origine, un fait divers : le drame quotidien et devenu banal d'une fillette assassinée par son père.
Il fallait être Aït Djafer pour en faire un poème. Et quel poème ! Un long cri de douleur, d'une telle violence qu'on y retrouve après coup l'imminence de l'orage, l'annonce de novembre.
Cette complainte, à elle seule, suffit à faire d'Aït Djafer un poète.
Qui le sait? Quelques lecteurs se souviennent que ce texte a paru à Paris, dans la revue de Jean-Paul Sartre, «Les Temps Modernes», puis chez PJ Oswald, ou bien ceux, plus rares, qui ont eu entre les mains la première édition, aujourd'hui épuisée. Elle fut publiée à compte d'auteur et par souscription publique, quelques années avant la guerre.
Aït Djafer et moi, nous sommes nés la même année, en 1929, année de crise mondiale, et nous nous sommes rencontrés à vingt ans, au temps des grandes espérances.
Nous avons eu les mêmes amis, dont M'hamed Issiakhem. Aït Djafer dessinait, et j'aimais les caricatures qu'il me montrait de temps à autre, au petit bureau de tabac où il aidait son père, rue Patrice Lumumba, tout près du marché de la Lyre, à la Casbah, que le peuple appelle «el-jbel» : la montagne.
Comme Mahamed Zinet, qui allait jouer le rôle de Lakhdar dans «Le cadavre encerclé», comme Hadj Omar qui composait une chanson sur les petits cireurs, Aït Djafer est un enfant de la Casbah d'Alger, qui était et qui est une «capitale de la douleur».
Ce poème est aussi une page de notre histoire. Il nous replonge dans l'atmosphère où mûrissaient depuis longtemps, comme les fruits de la colère, les premiers coups de feu. Ce feu, c'est le secret de tous les sacrifices. Aït Djafer s'est sacrifié. Il a tué en lui le poète, et il vit en exil, pour comble de dérision, d'un job bureaucratique...
Les martyres ne sont pas seulement ceux qui sont morts pendant la guerre, sous les coups des ennemis. Il y a aussi les martyres de l'art, les artistes créateurs toujours martyrisés d'un pays qui se cherche depuis des millénaires, perdu dans son histoire. Nous sommes plongés dans un grand silence, un silence orageux où vient se projeter, comme un pavé, ce cri, cette complainte. Kateb Yacine
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