georg lukàcs — remarques critiques sur la critique de la révolution russe de rosa lluxembourg (2)
Remarques critiques sur la critique de la révolution russe de Rosa Luxembourg
1922
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En opposant de façon tranchée l'appréciation “ organique ” et l'appréciation dialectique révolutionnaire de la situation, nous pouvons pénétrer plus profondément encore dans les démarches de pensée de Rosa Luxembourg, jusqu'au problème du rôle du parti dans la révolution, et, par là, jusqu'à l'attitude à l'égard de la conception bolchevique du parti et ses conséquences tactiques et organisationnelles.
L'opposition entre Lénine et Rosa Luxembourg remonte assez loin dans le passé. On sait que, lors de la première querelle entre mencheviks et bolcheviks sur l'organisation, Rosa Luxembourg a pris parti contre ces derniers. Elle ne s'opposait pas à eux sur le plan politique et tactique, mais sur le plan purement organisationnel. Dans presque toutes les questions de tactique (grève de masses, jugement sur la révolution de 1905, impérialisme, lutte contre la guerre mondiale qui venait, etc.), Rosa Luxembourg et les bolcheviks suivaient toujours un chemin commun. C'est ainsi qu'à Stuttgart, précisément dans la résolution décisive sur la guerre, elle fut la représentante des bolcheviks Et pourtant leur opposition est beaucoup moins épisodique que de si nombreux accords politiques et tactiques pourraient en donner l'impression, même si, par ailleurs, il ne faut pas en conclure que leurs chemins se séparent rigoureusement.
L'opposition entre Lénine et Rosa Luxembourg était donc la suivante : la lutte contre l'opportunisme, sur laquelle ils étaient d'accord politiquement et par principe, est-elle une lutte intellectuelle à l'intérieur du parti révolutionnaire du prolétariat, ou bien cette lutte doit-elle se décider sur le terrain de l'organisation ? Rosa Luxembourg combat cette dernière conception. D'abord, elle aperçoit une exagération dans le rôle central que les bolcheviks accordent aux questions d'organisation comme garantes de l'esprit révolutionnaire dans le mouvement ouvrier. Elle est d'avis que le principe réellement révolutionnaire doit être cherché exclusivement dans la spontanéité élémentaire des masses, par rapport auxquelles les organisations centrales du parti ont toujours un rôle conservateur et inhibiteur. Elle croit qu'une centralisation effectivement réalisée ne ferait qu'accentuer la “ scission entre l'élan des masses et les hésitations de la social-démocratie ” (9). Ensuite, elle considère la forme même de l'organisation comme quelque chose qui croît organiquement, non comme quelque chose de “ fabriqué ”. “ Dans le mouvement social-démocrate l'organisation aussi... est un produit historique de la lutte des classes dans lequel la social-démocratie introduit simplement laconscience politique ” (10). Et cette conception à son tour est portée par la conception d'ensemble qu'a Rosa Luxembourg du déroulement prévisible du mouvement révolutionnaire, conception dont nous avons déjà vu les conséquences pratiques dans la critique de la réforme agraire bolchevique et du mot d'ordre du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Elle dit : “ Le principe, qui fait de la social-démocratie la représentante de la classe prolétarienne, mais en même temps la représentante de l'ensemble des intérêts progressifs de la société et de toutes les victimes opprimées de l'ordre social bourgeois, ne signifie pas seulement que, dans le programme de la socialdémocratie, tous ces intérêts sont réunis en tant qu'idées. Ce principe devient vérité sous la forme de l'évolution historique, en vertu de laquelle la social-démocratie, en tant que parti politique, devient peu à peu le refuge des éléments insatisfaits les plus divers, devient vraiment le parti du peuple contre une infime minorité de la bourgeoisie régnante ” (11). Il en ressort que d'après les vues de Rosa Luxembourg les fronts de la révolution et de la contrerévolution se dessinent peu à peu et “ organiquement ” (avant même que la révolution soit devenue actuelle) et que le parti devient le point de ralliement organisationnel de toutes les couches mises en mouvement contre la bourgeoisie par le cours de l'évolution. Il s'agit seulement d'empêcher que l'idée de la lutte des classes en soit affadie et subisse des déformations petites-bourgeoises. Ici la centralisation organisationnelle peut et doit apporter son aide, mais seulement dans le sens où elle est “ simplement un puissant moyen extérieur, pour la majorité révolutionnaire effectivement existante dans le parti, d'exercer l'influence déterminante ” (12).
Rosa Luxembourg part donc, d'une part, de l'idée que la classe ouvrière entrera dans la révolution en formant un bloc uniformément révolutionnaire, sans être contaminée ou détournée du droit chemin par les illusions démocratiques de la société bourgeoise (13). Elle semble, d'autre part, admettre que les couches petites-bourgeoises de la société bourgeoise, menacées mortellement, dans leur existence sociale, par l'aggravation révolutionnaire de la situation économique, s'uniront aussi sur le plan du parti, sur le plan organisationnel, avec le prolétariat combattant. Si cette supposition est correcte, il en découle, de façon évidente, le rejet de la conception bolchevique du parti ; le fondement politique de cette conception c'est justement que le prolétariat doit faire la révolution en alliance, certes, mais pas dans l'unité organisationnelle avec les autres couches combattant la bourgeoisie, et qu'il doit nécessairement entrer en conflit avec certaines couches prolétariennes combattant aux côtés de la bourgeoisie contre le prolétariat révolutionnaire. Il ne faut pas oublier que la première rupture avec les mencheviks ne s'est pas faite seulement sur la question des statuts de l'organisation, mais aussi sur le problème de l'alliance avec la bourgeoisie “ progressiste ” (ce qui a signifié pratiquement, entre autres choses, l'abandon du mouvement paysan révolutionnaire), sur le problème de la coalition avec cette bourgeoisie pour accomplir et consolider la révolution bourgeoise.
On voit pourquoi, bien qu'elle ait marché, dans toutes les questions de tactique politique, avec les bolcheviks contre leurs adversaires opportunistes et bien qu'elle ait toujours démasqué tout opportunisme de la façon non seulement la plus pénétrante et la plus ardente, mais aussi la plus profonde et la plus radicale, Rosa Luxembourg devait nécessairement suivre d'autres chemins dans l'appréciation du, danger opportuniste et par suite dans la méthode pour le combattre. Car, si la lutte contre l'opportunisme est saisie exclusivement comme une lutte intellectuelle à l'intérieur du parti, elle doit bien entendu être conduite de sorte que tout le poids porte sur l'effort de persuasion auprès des partisans de l'opportunisme, sur l'obtention d'une majorité à l'intérieur du parti. Il est naturel que, de cette manière, la lutte contre l'opportunisme se fractionne en une série de combats particuliers isolés, dans lesquels les alliés d'hier peuvent devenir les adversaires d'aujourd'hui, et inversement. Un combat contre l'opportunisme comme orientation ne peut pas se cristalliser de cette façon : le terrain de la “ lutte intellectuelle ” change de question en question et avec lui la composition des groupes qui se combattent. (Kautsky dans la lutte contre Bernstein et le débat sur la grève de masses ; Pannekoek dans ce dernier et dans la querelle sur la question de l'accumulation ; l'attitude de Lensch dans cette question et pendant la guerre, etc.) Ce déroulement non organisé n'a pas pu empêcher complètement, même dans les partis non russes, la formation d'une droite, d'un centre et d'une gauche. Mais le caractère simplement occasionnel de ces regroupements a empêché que ces oppositions se dégagent clairement sur le plan intellectuel et organisationnel (et donc de parti), et il devait, par suite, nécessairement, conduire à des regroupements entièrement faux et, quand ils se sont enfin consolidés sur le plan de l'organisation, susciter des obstacles importants à la clarification à l'intérieur de la classe ouvrière. (Stroebel dans le groupe de l' “ Internationale ” ; le “ pacifisme ” comme facteur de la séparation d'avec les droitiers ; Bernstein dans le Parti Socialiste Indépendant ; Serrati à Zimmerwald ; Clara Zetkin à la Conférence internationale des femmes.) Ces dangers ont cependant été accrus par le fait que la lutte non organisée, simplement intellectuelle, contre l'opportunisme, est devenue très facilement et souvent - comme en Europe centrale et occidentale l'appareil du parti était le plus souvent aux mains de la droite ou du centre - une lutte contre le parti en général comme forme d'organisation. (Pannekoek, Rühle, etc.)
Au temps du premier débat entre Rosa Luxembourg et Lénine et immédiatement après, ces dangers n'étaient, il est vrai, pas clairement visibles, au moins pour ceux qui n'étaient pas en état d'utiliser de façon critique l'expérience de la première révolution russe. Pourtant, Rosa Luxembourg était justement parmi les meilleurs connaisseurs de la situation russe. Qu'elle ait ici adopté pour l'essentiel le point de vue de la gauche non russe, laquelle se recrutait principalement dans cette couche radicale du mouvement ouvrier qui n'avait aucune expérience révolutionnaire pratique, ne peut se comprendre qu'à partir de sa conception d'ensemble “ organique ”. On voit avec évidence, à partir des explications données jusqu'ici, pourquoi, dans son analyse, par ailleurs magistrale, des mouvements de grèves de masses dans la première révolution russe, elle ne parle pas du tout du rôle des mencheviks dans les mouvements politiques de ces années. Avec cela, elle a toujours vu clairement et combattu énergiquement les dangers tactiques et politiques de toute attitude opportuniste. Mais elle était d'avis que de telles oscillations vers la droite doivent être et sont effectivement liquidées, en quelque sorte spontanément, par l'évolution “ organique ” du mouvement ouvrier. Elle conclut donc son article polémique contre Lénine par ces paroles : “ Et enfin, soit dit franchement entre nous : les erreurs qu'un véritable mouvement ouvrier révolutionnaire commet, sont historiquement d'une fécondité et d'une valeur incomparablement plus grandes que l'infaillibilité du meilleur des comités centraux (14).
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Quand la guerre mondiale a éclaté, quand la guerre civile est devenue actuelle, cette question, qui était alors “ théorique ”, est devenue une question pratique et brûlante. Le problème de l'organisation s'est transformé en problème de tactique politique. Le problème du menchevisme est devenu la question cruciale de la révolution prolétarienne. La victoire sans résistance de la bourgeoisie impérialiste sur l'ensemble de la II° Internationale, pendant les jours de la mobilisation en 1914, et la possibilité qu'eut la bourgeoisie d'exploiter et de consolider cette victoire pendant la guerre mondiale, ne pouvaient absolument pas être saisies et appréciées comme un “ malheur ” ou comme la simple conséquence d'une « trahison »,etc. Si le mouvement ouvrier révolutionnaire voulait se remettre de cette défaite, il était nécessaire de concevoir cet échec, cette “ trahison ”, en liaison avec l'histoire du mouvement ouvrier : de faire reconnaître le social-chauvinisme, le pacifisme, etc., comme une suite logique de l'opportunisme en tant qu'orientation.
Cette connaissance est une des principales conquêtes impérissables de l'activité de Lénine pendant la guerremondiale. Sa critique de la brochure de Junius intervient justement sur ce point : la discussion insuffisante de l'opportunisme comme orientation. C'est vrai, la brochure de Junius, et, avant elle, l’Internationale (15), étaient pleines d'une polémique théoriquement correcte contre la trahison des droitiers et les hésitations du centre dans le mouvement ouvrier allemand. Mais cette polémique relevait de la théorie et de la propagande, non de l'organisation, parce qu'elle était toujours animée d'une même croyance : il s'agissait seulement de “ divergences d'opinions ” à l'intérieur du parti révolutionnaire du prolétariat. L'exigence organisationnelle des thèses jointes à la brochure de Junius (thèses 10-12) constitue certes la fondation d'une nouvelle Internationale. Cette exigence reste, pourtant, suspendue dans le vide : les voies intellectuelles et, par suite, Organisationnelles, de sa réalisation manquent.
Le problème de l'organisation se transforme ici en un problème politique pour tout le prolétariat révolutionnaire. L'impuissance de tous les partis ouvriers devant la guerre mondiale doit être conçue comme un fait de l'histoire mondiale et donc comme une conséquence nécessaire de toute l'histoire du mouvement ouvrier. Le fait que, presque sans exception, une couche dirigeante influente des partis ouvriers se place ouvertement aux côtés de la bourgeoisie, qu'une autre partie passe avec elle des alliances secrètes, non avouées - et qu'il soit possible à toutes deux, intellectuellement et organisationnellement, de conserver en même temps sous leur direction les couches décisives du prolétariat, doit constituer le point de départ de l'appréciation de la situation et de la tâche du parti ouvrier révolutionnaire. Il doit être clairement reconnu que, dans la formation progressive des deux fronts de la guerre civile, le prolétariat entrera d'abord dans la lutte divisé et intérieurement déchiré. Ce déchirement ne peut pas être supprimé simplement par des discussions. C'est un espoir vain que de compter “ persuader ”, peu à peu, même ces couches dirigeantes, de la justesse des vues révolutionnaires ; de penser donc que le mouvement ouvrier pourra instaurer son unité — révolutionnaire — “ organiquement ”, de l' “intérieur ”. Le problème qui surgit est le suivant : comment la grande masse du prolétariat - qui est instinctivement révolutionnaire, mais n'est pas encore parvenue à une conscience claire - peut-elle être arrachée à cette direction ? Et il est clair que précisément le caractère théorique et “ organique ” de la discussion donne le plus longtemps licence aux mencheviks et leur rend d'autant plus facile de masquer au prolétariat le fait qu'ils sont à l'heure décisive aux côtés de la bourgeoisie. Jusqu'à ce que la partie du prolétariat, qui s'insurge spontanément contre cette attitude de ses chefs et aspire à une direction révolutionnaire, se soit rassemblée en organisation, jusqu'à ce que les partis et les groupes réellement révolutionnaires ainsi nés aient réussi, par leurs actions (pour lesquelles leurs propres organisations révolutionnaires de parti sont inévitablement nécessaires), à gagner la confiance des grandes masses et à les arracher à la direction des opportunistes, il ne peut être question de guerre civile, malgré la situation globale, révolutionnaire d'une manière durable et s'intensifiant objectivement.
La situation mondiale est objectivement révolutionnaire de manière durable et croissante. Rosa Luxembourg, précisément, a fourni à la connaissance de l'essence objectivement révolutionnaire de la situation un fondement théorique, dans son livre classique, l'Accumulation du capital, livre encore trop peu connu et utilisé, ce qui est un grand dommage pour le mouvement révolutionnaire. Et c'est en exposant comment l'évolution du capitalisme signifie la désintégration des couches qui ne sont ni capitalistes ni ouvrières, qu'elle fournit sa théorie économique et sociale à la dialectique révolutionnaire des bolcheviks vis-à-vis des couches non prolétariennes de travailleurs. Rosa Luxembourg montre que, plus l'évolution s'approche du point où le capitalisme s'achève, plus ce processus de désintégration doit nécessairement revêtir des formes véhémentes. Des couches toujours plus grandes se détachent de l'édifice apparemment solide de la société bourgeoise, apportent la confusion dans les rangs de la bourgeoisie, déclenchent des mouvements qui peuvent (sans par eux-mêmes aller dans le sens du socialisme) accélérer beaucoup, par la violence avec laquelle ils éclatent, ce qui est la condition du socialisme, c'est-à-dire l'effondrement de la bourgeoisie.
Dans cette situation qui désintègre toujours davantage la société bourgeoise, qui pousse le prolétariat, qu'il le veuille ou non, vers la révolution, les mencheviks sont, ouvertement ou en cachette, passés dans le camp de la bourgeoisie. Ils se trouvent sur le front ennemi, contre le prolétariat révolutionnaire et les autres couches (ou les peuples) qui se révoltent instinctivement. Mais avec la connaissance de ce fait, la conception de Rosa Luxembourg sur la marche de la révolution, conception sur laquelle elle a construit logiquement son opposition à la forme d'organisation des bolcheviks, s'est écroulée. Dans sa critique de la révolution russe, Rosa Luxembourg n'a pas encore tiré les conséquences nécessaires découlant de la reconnaissance de ce fait, alors qu'elle en a établi les fondements économiques les plus profonds dans l'Accumulation du capital et que, comme le fait d'ailleurs ressortir Lénine, il n'y a qu'un pas à franchir entre maint passage de la brochure de Junius et la formulation claire de ces conséquences. Elle semble, même en 1918, même après les expériences de la première période de la révolution en Russie, avoir gardé son attitude ancienne à l'égard du problème du menchevisme.
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Cela explique qu'elle défende contre les bolcheviks les “ droits à la liberté ”. “ La liberté, dit-elle, est toujours la liberté de ceux qui pensent autrement ”. C'est donc la liberté pour les autres “ courants ” du mouvement ouvrier, pour les mencheviks et les Socialistes-Révolutionnaires. Il est clair qu'il ne s'est jamais agi, chez Rosa Luxembourg, de la défense vulgaire de la démocratie “ en général ”. Sa prise de position est bien plutôt, sur ce point aussi, la conséquence logique de son erreur d'appréciation sur le groupement des forces dans l'état actuel de la révolution.
Car, la position d'un révolutionnaire sur les problèmes de la liberté, à l'époque de la dictature du prolétariat, dépend, en dernière analyse, exclusivement de ceci : considère-t-il les mencheviks comme des ennemis de la révolution ou comme un “ courant ” de révolutionnaires qui “ divergent ” sur des questions particulières de tactique, d'organisation, etc. ?
Tout ce que Rosa Luxembourg dit sur la nécessité de la critique, sur le contrôle public, etc., tout bolchevik, Lénine le premier — comme d'ailleurs Rosa Luxembourg le souligne —, y souscrira. Il s'agit seulement de savoir comment tout cela doit être réalisé, comment la “ liberté ” (et tout ce qui va avec elle) doit recevoir une fonction révolutionnaire et non contre révolutionnaire. Un des contradicteurs les plus intelligents des bolcheviks, Otto Bauer a reconnu ce problème assez clairement. Il ne combat pas l'essence “ non démocratique ” des institutions d'État bolcheviques avec des raisons abstraites de droit naturel à la Kautsky, mais parce que le système soviétique empêcherait le “ réel ” regroupement des classes en Russie, empêcherait que les paysans puissent se faire valoir et les entraînerait dans le sillage politique du prolétariat. Et il témoigne ainsi — contre sa volonté — pour le caractère révolutionnaire de la “ suppression de la liberté ” par les bolcheviks
En surestimant le caractère organique de l'évolution révolutionnaire, Rosa Luxembourg est entraînée dans les contradictions les plus criantes. De même que le programme de Spartacus a encore constitué le fondement théorique des arguties centristes sur la différence entre la “ terreur ” et la “ violence ”, visant le rejet de la première et l'approbation de la seconde, de même se trouve déjà postulé, dans cette brochure de Rosa Luxembourg, le mot d'ordre des Hollandais et du Parti Communiste Ouvrier (KAP) (16) sur l'opposition entre la dictature du parti et la dictature de la classe. Bien sûr, quand deux personnes différentes font la même chose (et en particulier quand deux personnes différentes disent la même chose) ce n'est pas identique. Pourtant, Rosa Luxembourg même, est ici dangereusement proche précisément parce qu'elle s'éloigne de la connaissance de la structure réelle des forces en présence des espoirs utopiques et hypertendus, dans l'anticipation de phases ultérieures de l'évolution. Ces mots d'ordre sombrèrent ensuite dans l'utopie, et seule l'activité pratique, hélas si brève, de Rosa Luxembourg, dans la révolution, l'a heureusement arrachée à ce sort.
La contradiction dialectique du mouvement social-démocrate — dit Rosa Luxembourg dans son article contre Lénine (17) — réside justement dans le fait “ qu'ici, pour la première fois dans l'histoire, les masses populaires, ellesmêmes et contre toutes les classes dirigeantes, imposent leur volonté, mais doivent la poser dans l'au-delà de la société actuelle, au-delà d'elles-mêmes. Cette volonté, les masses ne peuvent la forger que dans le combat quotidien contre l'ordre existant, donc dans le cadre de cet ordre. La liaison entre les masses et un but dépassant l'ordre existant tout entier, entre la lutte quotidienne et le bouleversement révolutionnaire, voilà la contradiction dialectique du mouvement social-démocrate... ” Mais cette contradiction dialectique ne s'atténue nullement à l'époque de la dictature du prolétariat : seuls ses membres, le cadre présent de l'action et l' “ au-delà ” se modifient dans leur matière. Et justement le problème de la liberté et de la démocratie, qui, pendant la lutte dans le cadre de la société bourgeoise, semblait être un problème simple, puisque chaque pouce de terrain libre conquis était un terrain conquis sur la bourgeoisie, prend maintenant une forme aiguë en devenant dialectique. Même la conquête effective de “ libertés ” sur la bourgeoisie ne s'opère pas suivant une ligne droite, quoique bien sûr la ligne tactique du prolétariat dans la fixation du but ait été une ligne droite et montante. Maintenant cette position aussi doit se modifier. De la démocratie capitaliste, dit Lénine, “ l'évolution ne mène pas simplement, directement et sans obstacle, à une démocratisation toujours plus large ” (18). Elle ne peut pas le faire parce que l'essence sociale de la période révolutionnaire consiste précisément en ce que, par suite de la crise économique, la stratification des classes se modifie sans cesse de façon brusque et violente, tant dans le capitalisme en voie de dissolution que dans la société prolétarienne luttant pour prendre forme. C'est pourquoi un constant regroupement des énergies révolutionnaires est une question vitale pour la révolution. Sachant avec certitude que la situation d'ensemble de l'économie mondiale doit pousser tôt ou tard le prolétariat vers une révolution à l'échelle mondiale, qui seule sera en mesure d'accomplir réellement dans le sens du socialisme les mesures économiques, il importe — dans l'intérêt du développement de la révolution — de conserver, par tous les moyens et en toutes circonstances, le pouvoir d'État entre les mains du prolétariat. Le prolétariat victorieux ne doit pas, en faisant cela, fixer à l'avance d'une manière dogmatique sa politique tant sur le plan économique qu'idéologique. De même qu'il doit, dans sa politique économique (socialisations, concessions, etc.), manoeuvrer librement d'après les changements de stratification des classes, d'après les possibilités ou la nécessité de gagner à la dictature certaines couches de travailleurs ou au moins de les neutraliser, de même il ne peut pas se fixer sur l'ensemble du problème de la liberté. La nature et la mesure de la liberté “ dépendront, dans la période de la dictature, de l'état de la lutte des classes, de la puissance de l'ennemi, de l'intensité de la menace pesant sur la dictature, des revendications des couches à gagner, de la maturité des couches alliées et de celles influencées par le prolétariat. La liberté (pas plus que par exemple la socialisation) ne peut représenter une valeur en soi. Elle doit servir le règne du prolétariat, et non l'inverse. Seul un parti révolutionnaire, comme celui des bolcheviks, est capable d'exécuter ces modifications, souvent très brusques, du front de la lutte ; lui seul possède assez de souplesse, de capacité de manoeuvre et d'absence de parti pris dans l'appréciation des forces réellement agissantes, pour progresser, en passant par Brest-Litovsk, par le communisme de guerre et la plus sauvage guerre civile, jusqu'à la Nouvelle Politique Économique et de là (la situation du pouvoir se modifiant à nouveau) à de nouveaux regroupements des forces, en conservant en même temps toujours intact l'essentiel : le règne du prolétariat.
Mais dans cette succession des phénomènes, un pôle est demeuré fixe, c'est la prise de position contrerévolutionnaire des autres “courants du mouvement ouvrier ”. Une ligne droite va ici de Kornilov à Cronstadt. Leur “ critique ” de la dictature n'est donc pas une autocritique du prolétariat — critique dont la possibilité doit être préservée, même pendant la dictature, au moyen d'institutions —, mais une tendance à la désintégration, au service de la bourgeoisie. A eux s'appliquent à bon droit ces mots de Engels à Bebel : “ Tant que le prolétariat a besoin de l'État, il n'en a pas besoin dans l'intérêt de la liberté, mais pour écraser ses adversaires ” (19). Et si, au cours de la révolution allemande, Rosa Luxembourg a modifié ses vues, analysées ici, cela repose sûrement sur le fait que les quelques mois, où il lui fut accordée de vivre avec la plus grande intensité et de diriger la révolution devenue actuelle, l'ont convaincue de la fausseté de ses conceptions antérieures sur la révolution, et, au premier chef, du caractère erroné de ses vues sur le rôle de l'opportunisme, sur la nature de la lutte à mener contre lui et par suite sur la structure et la fonction du parti révolutionnaire lui-même.
Georg Lukàcs
Janvier 1922.
Publié dans Socialisme ou Barbarie n°26 (novembre 1958).
Notes
1 Lukàcs entreprend ici la critique de La révolution russe, de Rosa Luxembourg (1922), publiée en français en 1946 par leséditions Spartacus (Note des trad. dans S. ou B.).
2 Brochure publiée par Rosa Luxembourg en février 1916 sous le pseudonyme de Junius : La crise de la social-démocratie
3 Cf. Directives pour les tâches de la social-démocratie internationale. Thèse 5.
4 Réforme sociale ou révolution ? (Brochure de R. Luxembourg. trad. fr. aux éd. Spartacus, 1947. Note des Trad. dans S. ou B.)
5 Rapport sur le Congrès de fondation du P.C.A.6 Réforme sociale ou révolution ?7 Lettre du 27 octobre 1890. In Marx-Engels, Études philosophiques, éd. sociales, 1947, p. 126-127.
6 Réfome sociale ou révolution
7 Lettre du 27 octobre 1890. In Marx-Engels, Etudes philosophiques, éd sociales, 1947, p. 126-127
8 Lénine-Zinoviev, Contre le courant.
9 Neue Zeit, XXII, 2° volume, p. 491.
10 Ibid., p. 486 (souligné par G. Lukàcs).
11 Ibid., p. 533-4.
12 Ibid., p. 534.
13 Grève de masses. (La grève de masses, le parti et les syndicats est une brochure écrite par R. Luxembourg en août 1905 ;elle fut publiée aux éditions Spartacus en 1947. Note des Trad. dans S. ou B.)
14 Ibid.
15 Il s'agit de la revue de Rosa Luxembourg (Note des Trad. dans S.ouB.)
16 Il s'agit dans les deux cas de la tendance gauchiste du mouvement ouvrier international qui est dénoncée par Lénine dans La maladie infantile du communisme (Note des Trad. dans S. ou B.)
17 Dans la Neue Zeit. (C'est Lukàcs qui souligne.)
18 l'État et la Révolution.
19 Cités par Lénine in l'État et la Révolution.
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