albatroz - images, songes & poésies

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jonathan swift, modeste propositon...

 

 

Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres d'être à la charge de leurs parents ou de leurs pays et pour les rendre utiles au public

C'est un objet de tristesse, pour celui qui traverse cette grande ville ou voyage dans les campagnes, que de voir les rues, les routes et le seuil des masures encombrés de mendiantes, suivies de trois, quatre ou six enfants, tous en guenilles, importunant le passant de leurs mains tendues. Ces mères, plutôt que de travailler pour gagner honnêtement leur vie, sont forcées de passer leur temps à arpenter le pavé, à mendier la pitance de leurs nourrissons sans défense qui, en grandissant, deviendront voleurs faute de trouver du travail, quitteront leur cher Pays natal afin d'aller combattre pour le prétendant d'Espagne, ou partiront encore se vendre aux îles Barbades.

Je pense que chacun s'accorde à reconnaître que ce nombre phénoménal d'enfants pendus aux bras, au dos ou aux talons de leur mère, et fréquemment de leur père, constitue dans le déplorable état présent du royaume une très grande charge supplémentaire ; par conséquent, celui qui trouverait un moyen équitable, simple et peu onéreux de faire participer ces enfants à la richesse commune mériterait si bien de l'intérêt public qu'on lui élèverait pour le moins une statue comme bienfaiteur de la nation.

Mais mon intention n'est pas, loin de là, de m'en tenir aux seuls enfants des mendiants avérés ; mon projet se conçoit à une bien plus vaste échelle et se propose d'englober tous les enfants d'un âge donné dont les parents sont en vérité aussi incapables d'assurer la subsistance que ceux qui nous demandent la charité dans les rues.

Pour ma part, j'ai consacré plusieurs années à réfléchir à ce sujet capital, à examiner avec attention les différents projets des autres penseurs, et y ai toujours trouvé de grossières erreurs de calcul. Il est vrai qu'une mère peut sustenter son nouveau-né de son lait durant toute une année solaire sans recours ou presque à une autre nourriture, du moins avec un complément alimentaire dont le coût ne dépasse pas deux shillings, somme qu'elle pourra aisément se procurer, ou l'équivalent en reliefs de table, par la mendicité, et c'est précisément à l'âge d'un an que je me propose de prendre en charge ces enfants, de sorte qu'au lieu d'être un fardeau pour leurs parents ou leur paroisse et de manquer de pain et de vêtements, ils puissent contribuer à nourrir et, partiellement, à vêtir des multitudes.

Mon projet comporte encore cet autre avantage de faire cesser les avortements volontaires et cette horrible pratique des femmes, hélas trop fréquente dans notre société, qui assassinent leurs bâtards, sacrifiant, me semble-t-il, ces bébés innocents pour s'éviter les dépenses plus que la honte, pratique qui tirerait des larmes de compassion du cúur le plus sauvage et le plus inhumain.

Etant généralement admis que la population de ce royaume s'élève à un million et demi d'âmes, je déduis qu'il y a environ deux cent mille couples dont la femme est reproductrice, chiffre duquel je retranche environ trente mille couples qui sont capables de subvenir aux besoins de leurs enfants, bien que je craigne qu'il n'y en ait guère autant, compte tenu de la détresse actuelle du royaume, mais cela posé, il nous reste cent soixante-dix mille reproductrices. J'en retranche encore cinquante mille pour tenir compte des fausses couches ou des enfants qui meurent de maladie ou d'accident au cours de la première année. Il reste donc cent vingt mille enfants nés chaque année de parents pauvres. Comment élever et assurer l'avenir de ces multitudes, telle est donc la question puisque, ainsi que je l'ai déjà dit, dans l'état actuel des choses, toutes les méthodes proposées à ce jour se sont révélées totalement impossibles à appliquer, du fait qu'on ne peut trouver d'emploi pour ces gens ni dans l'artisanat ni dans l'agriculture ; que nous ne construisons pas de nouveaux bâtiments (du moins dans les campagnes), pas plus que nous ne cultivons la terre ; il est rare que ces enfants puissent vivre de rapines avant l'âge de six ans, à l'exception de sujets particulièrement doués, bien qu'ils apprennent les rudiments du métier, je dois le reconnaître, beaucoup plus tôt : durant cette période, néanmoins, ils ne peuvent être tenus que pour des apprentis délinquants, ainsi que me l'a rapporté une importante personnalité du comté de Cavan qui m'a assuré ne pas connaître plus d'un ou deux voleurs qualifiés de moins de six ans, dans une région du royaume pourtant renommée pour la pratique compétente et précoce de cet art.

Nos marchands m'assurent qu'en dessous de douze ans, les filles pas plus que les garçons ne font de satisfaisants produits négociables, et que même à cet âge, on n'en tire pas plus de trois livres, ou au mieux trois livres et demie à la Bourse, ce qui n'est profitable ni aux parents ni au royaume, les frais de nourriture et de haillons s'élevant au moins à quatre fois cette somme.

J'en viens donc à exposer humblement mes propres idées qui, je l'espère, ne soulèveront pas la moindre objection. 

Un américain très avisé que j'ai connu à Londres m'a assuré qu'un jeune enfant en bonne santé et bien nourri constitue à l'âge d'un an un met délicieux, nutritif et sain, qu'il soit cuit en daube, au pot, rôti à la broche ou au four, et j'ai tout lieu de croire qu'il s'accommode aussi bien en fricassée ou en ragoût.

Je porte donc humblement à l'attention du public cette proposition : sur ce chiffre estimé de cent vingt mille enfants, on en garderait vingt mille pour la reproduction, dont un quart seulement de mâles - ce qui est plus que nous n'en accordons aux moutons, aux bovins et aux porcs - la raison en étant que ces enfants sont rarement le fruit du mariage, formalité peu prisée de nos sauvages, et qu'en conséquence, un seul mâle suffira à servir quatre femelles. On mettrait en vente les cent mille autres à l'âge d'un an, pour les proposer aux personnes de bien et de qualité à travers le royaume, non sans recommander à la mère de les laisser téter à satiété pendant le dernier mois, de manière à les rendre dodus, et gras à souhait pour une bonne table. Si l'on reçoit, on pourra faire deux plats d'un enfant, et si l'on dîne en famille, on pourra se contenter d'un quartier, épaule ou gigot, qui, assaisonné d'un peu de sel et de poivre, sera excellent cuit au pot le quatrième jour, particulièrement en hiver.

J'ai calculé qu'un nouveau-né pèse en moyenne douze livres, et qu'il peut, en une année solaire, s'il est convenablement nourri, atteindre vingt-huit livres.

Je reconnais que ce comestible se révélera quelque peu onéreux, en quoi il conviendra parfaitement aux propriétaires terriens qui, ayant déjà sucé la moelle des pères, semblent les mieux qualifiés pour manger la chair des enfants.

On trouvera de la chair de nourrisson toute l'année, mais elle sera plus abondante en mars, ainsi qu'un peu avant et après, car un auteur sérieux, un éminent médecin français, nous assure que grâce aux effets prolifiques du régime à base de poisson, il naît, neuf mois environ après le Carême, plus d'enfants dans les pays catholiques qu'en toute saison ; c'est donc à compter d'un an après le Carême que les marchés seront le mieux fournis, étant donné que la proportion de nourrissons papistes dans le royaume est au moins de trois pour un ; par conséquent, mon projet aura l'avantage supplémentaire de réduire le nombre de papistes parmi nous.

Ainsi que je l'ai précisé plus haut, subvenir aux besoins d'un enfant de mendiant (catégorie dans laquelle j'inclus les métayers, les journalistes et les quatre cinquièmes des fermiers) revient à deux shillings par an, haillons inclus, et je crois que pas un gentleman ne rechignera à débourser dix shillings pour un nourrisson de boucherie engraissé à point qui, je le répète, fournira quatre plats d'une viande excellente et nourrissante, que l'on traite un ami ou que l'on dîne en famille. Ainsi, les hobereaux apprendront à être de bons propriétaires et verront leur popularité croître parmi leurs métayers, les mères feront un bénéfice net de huit shillings et seront aptes au travail jusqu'à ce qu'elles produisent un autre enfant.

Ceux qui sont économes (ce que réclame, je dois bien l'avouer, notre époque) pourront écorcher la pièce avant de la dépecer ; la peau, traitée comme il convient, fera d'admirables gants pour dames et des bottes d'été pour messieurs raffinés.

Quand à notre ville de Dublin, on pourrait y aménager des abattoirs, dans les quartiers les plus appropriés, et qu'on en soit assuré, les bouchers ne manqueront pas, bien que je recommande d'acheter plutôt les nourrissons vivants et de les préparer " au sang " comme les cochons à rôtir.

Une personne de qualité, un véritable patriote dont je tiens les vertus en haute estime, se fit un plaisir, comme nous discutions récemment de mon projet, d'y apporter le perfectionnement qui suit. De nombreux gentilshommes du royaume ayant, disait-il, exterminé leurs cervidés, leur appétit de gibier pourrait être comblé par les corps de garçonnets et de fillettes entre douze et quatorze ans, ni plus jeunes ni plus âgés, ceux-ci étant de toute façon destinés à mourir de faim en grand nombre dans toutes les provinces, aussi bien les femmes que les hommes, parce qu'ils ne trouveront pas d'emploi : à charge pour leurs parents, s'ils sont vivants, d'en disposer, à défaut la décision reviendrait à leur plus proche famille. Avec tout le respect que je dois à cet excellent ami et patriote méritant, je ne puis tout à fait me ranger à son avis ; car, mon ami américain me l'assure d'expérience, trop d'exercice rend la viande de garçon généralement coriace et maigre, comme celle de nos écoliers, et lui donne un goût désagréable; les engraisser ne serait pas rentable. Quant aux filles, ce serait, à mon humble avis, une perte pour le public parce qu'elles sont à cet âge sur le point de devenir reproductrices. De plus, il n'est pas improbable que certaines personnes scrupuleuses en viennent (ce qui est fort injuste) à censurer cette pratique, au prétexte qu'elle frôle la cruauté, chose qui, je le confesse, a toujours été pour moi l'objection majeure à tout projet, aussi bien intentionné fût-il.

Mais à la décharge de mon ami, j'ajoute qu'il m'a fait cet aveu : l'idée lui a été mise en tête par le fameux Sallmanazor, un indigène de l'île de Formose qui vint à Londres voilà vingt ans et qui, dans le cours de la conversation, lui raconta que dans son pays, lorsque le condamné à mort se trouve être une jeune personne, le bourreau vend le corps à des gens de qualité, comme morceau de choix, et que de son temps, la carcasse dodue d'une jeune fille de quatorze années qui avait été crucifiée pour avoir tenté d'empoisonner l'empereur, fut débitée au pied du gibet et vendue au Premier Ministre de sa Majesté Impériale, ainsi qu'à d'autres mandarins de la cour, pour quatre cents couronnes. Et je ne peux vraiment pas nier que si le même usage était fait de certaines jeunes filles dodues de la ville qui, sans un sou vaillant, ne sortent qu'en chaise et se montrent au théâtre et aux assemblées dans des atours d'importation qu'elles ne paieront jamais, le royaume ne s'en porterait pas plus mal.

Certains esprits chagrins s'inquiéteront du grand nombre de pauvres qui sont âgés, malades ou infirmes, et l'on m'a invité à réfléchir aux mesures qui permettraient de délivrer la nation de ce fardeau si pénible. Mais je ne vois pas là le moindre problème, car il est bien connu que chaque jour apporte son lot de mort et de corruption, par le froid, la faim, la crasse et la vermine, à un rythme aussi rapide qu'on peut raisonnablement l'espérer. Quant aux ouvriers plus jeunes, ils sont à présent dans une situation presque aussi prometteuse. Ils ne parviennent pas à trouver d'emploi et dépérissent par manque de nourriture, de sorte que si par accident ils sont embauchés comme journaliers, ils n'ont plus la force de travailler ; ainsi sont-ils, de même que leur pays, bien heureusement délivrés des maux à venir.

Je me suis trop longtemps écarté de mon sujet, et me propose par conséquent d'y revenir. Je pense que les avantages de ma proposition sont nombreux et évidents, tout autant que de la plus haute importance.

D'abord, comme je l'ai déjà fait remarquer, elle réduirait considérablement le nombre des papistes qui se font chaque jour plus envahissants, puisqu'ils sont les principaux reproducteurs de ce pays ainsi que nos plus dangereux ennemis, et restent dans le royaume avec l'intention bien arrêtée de le livrer au Prétendant, dans l'espoir de tirer avantage de l'absence de tant de bons protestants qui ont choisi de s'exiler plutôt que de demeurer sur le sol natal et de payer, contre leur conscience, la dîme au desservant épiscopal.

Deuxièmement. Les fermiers les plus pauvres posséderont enfin quelque chose de valeur, un bien saisissable qui les aidera à payer leur loyer au propriétaire, puisque leurs bêtes et leur grain sont déjà saisis et que l'argent est inconnu chez eux.

Troisièmement. Attendu que le coût de l'entretien de cent mille enfants de deux ans et plus ne peut être abaissé en dessous du seuil de dix shillings par tête et per annum, la richesse publique se trouvera grossie de cinquante mille livres par année, sans compter les bénéfices d'un nouvel aliment introduit à la table de tous les riches gentilshommes du royaume qui jouissent d'un goût un tant soit peu raffiné, et l'argent circulera dans notre pays, les biens consommés étant entièrement d'origine et de manufacture locale.

Quatrièmement. En vendant leurs enfants, les reproducteurs permanents, en plus du gain de huit shillings per annum, seront débarrassés des frais d'entretien après la première année.

Cinquièmement. Nul doute que cet aliment attirerait de nombreux clients dans les auberges dont les patrons ne manqueraient pas de mettre au point les meilleures recettes pour le préparer à la perfection, et leurs établissements seraient ainsi fréquentés par les gentilshommes les plus distingués qui s'enorgueillissent à juste titre de leur science gastronomique ; un cuisinier habile, sachant obliger ses hôtes, trouvera la façon de l'accommoder en plats aussi fastueux qu'ils les affectionnent.

Sixièmement. Ce projet constituerait une forte incitation au mariage, que toutes les nations sages ont soit encouragé par des récompenses, soit imposé par des lois et des sanctions. Il accentuerait le dévouement et la tendresse des mères envers leurs enfants, sachant qu'ils ne sont plus là pour toute la vie, ces pauvres bébés dont l'intervention de la société ferait pour elles, d'une certaine façon, une source de profits et non plus de dépenses. Nous devrions voir naître une saine émulation chez les femmes mariées - à celle qui apportera au marché le bébé le plus gras - les hommes deviendraient aussi attentionnés que leurs épouses, durant le temps de leur grossesse, qu'ils le sont aujourd'hui envers leurs juments ou leurs vaches pleines, envers leur truie prête à mettre bas, et la crainte d'une fausse couche les empêcherait de distribuer (ainsi qu'ils le font trop fréquemment) coups de poing ou de pied.

On pourrait énumérer beaucoup d'autres avantages : par exemple, la réintégration de quelque mille pièces de búuf qui viendraient grossir nos exportation de viande salée ; la réintroduction sur le marché de la viande de porc et le perfectionnement de l'art de faire du bon bacon, denrée rendue précieuse à nos palais par la grande destruction du cochon, trop souvent servi frais à nos tables, alors que sa chair ne peut rivaliser, tant en saveur qu'en magnificence, avec celle d'un bébé d'un an, gras à souhait, qui, rôti d'une pièce, fera grande impression au banquet du Lord Maire ou à toute autre réjouissance publique. Mais, dans un soucis de concision, je ne m'attarderai ni sur ce point, ni sur beaucoup d'autres.

En supposant que mille familles de cette ville deviennent des acheteurs réguliers de viande de nourrisson, sans parler de ceux qui pourraient en consommer à l'occasion d'agapes familiales, mariages et baptêmes en particulier, j'ai calculé que Dublin offrirait un débouché annuel d'environ vingt mille pièces tandis que les vingt mille autres s'écouleraient dans le reste du royaume (où elles se vendraient sans doute à un prix un peu inférieur).

Je ne vois aucune objection possible à cette proposition, si ce n'est qu'on pourra faire valoir qu'elle réduira considérablement le nombre d'habitants du royaume. Je revendique ouvertement ce point, qui était en fait mon intention déclarée en offrant ce projet au public. Je désire faire remarquer au lecteur que j'ai conçu ce remède pour le seul Royaume d'Irlande et pour nul autre Etat au monde, passé, présent, et sans doute à venir. u'on ne vienne donc pas me parler d'autres expédients : d'imposer une taxe de cinq shillings par livre de revenus aux non-résidents ; de refuser l'usage des vêtements et des meubles qui ne sont pas d'origine et de fabrication irlandaise ; de rejeter rigoureusement les articles et ustensiles encourageant au luxe venu de l'étranger ; de remédier à l'expansion de l'orgueil, de la vanité, de la paresse et de la futilité chez nos femmes ; d'implanter un esprit d'économie, de prudence et de tempérance ; d'apprendre à aimer notre Pays, matière en laquelle nous surpassent même les Lapons et les habitants e Topinambou ; d'abandonner nos querelles et nos divisions, de cesser de nous comporter comme les Juifs qui s'égorgeaient entre eux pendant qu'on prenait leur ville, de faire preuve d'un minimum de scrupules avant de brader notre pays et nos consciences ; d'apprendre à nos propriétaires terriens à montrer un peu de pitié envers leurs métayers. Enfin, d'insuffler l'esprit d'honnêteté, de zèle et de compétence à nos commerçants qui, si l'on parvenait aujourd'hui à imposer la décision de n'acheter que les produits irlandais, s'uniraient immédiatement pour tricher et nous escroquer sur la valeur, la mesure et la qualité, et ne pourraient être convaincus de faire ne serait-ce qu'une proposition équitable de juste prix, en dépit d'exhortations ferventes et répétées.

Par conséquent, je le redis, qu'on ne vienne pas me parler de ces expédients, ni d'autres mesures du même ordre, tant qu'il n'existe pas le moindre espoir qu'on puisse tenter un jour, avec vaillance et sincérité, de les mettre en pratique.

En ce qui me concerne, je me suis épuisé des années durant à proposer des théories vaines, futiles et utopiques, et j'avais perdu tout espoir de succès quand, par bonheur, je suis tombé sur ce plan qui, bien qu'étant complètement nouveau, possède quelque chose e solide et de réel, n'exige que peu d'efforts et aucune dépense, peut être entièrement exécuté par nous-même et grâce auquel nous ne courrons pas le moindre risque de mécontenter l'Angleterre. Car ce type de produit ne peut être exporté, la viande d'enfant tant trop tendre pour supporter un long séjour dans le sel, encore que je pourrai nommer un pays qui se ferait un plaisir de dévorer notre nation, même sans sel.

Après tout, je ne suis pas si farouchement accroché à mon opinion que j'en réfuterais toute autre proposition, émise par des hommes sages, qui se révélerait aussi innocente, bon marché, facile et efficace. Mais avant qu'un projet de cette sorte soit avancé pour contredire le mien et offrir une meilleure solution, je conjure l'auteur, ou les auteurs, de bien vouloir considérer avec mûre attention ces deux points. Premièrement, en l'état actuel des choses, comment ils espèrent parvenir à nourrir cent mille bouches inutiles et à vêtir cent mille dos. Deuxièmement, tenir compte de l'existence à travers ce royaume d'un bon million de créatures apparemment humaines dont tous les moyens de subsistance mis en commun laisseraient un déficit de deux millions de livres sterling ; adjoindre les mendiants par profession à la masse des fermiers, métayers et ouvriers agricoles, avec femmes et enfants, qui sont mendiants de fait. Je conjure les hommes d'état qui sont opposés à ma proposition, et assez hardis peut-être pour tenter d'apporter une autre réponse, d'aller auparavant demander aux parents de ces mortels s'ils ne regarderaient pas aujourd'hui comme un grand bonheur d'avoir été vendus comme viande de boucherie à l'âge de un an, de la manière que je prescris, et ; d'avoir évité ainsi toute la série d'infortunes par lesquelles ils ont passé jusqu'ici, l'oppression des propriétaires, l'impossibilité de régler leurs termes sans argent ni travail, les privations de toutes sortes, sans toit ne vêtement pour les protéger des rigueurs de l'hiver, et la perspective inévitable de léguer pareille misère, ou pire encore, à leur progéniture, génération après génération.

D'un coeur sincère, j'affirme n'avoir pas le moindre intérêt personnel à tenter de promouvoir cette úuvre nécessaire, je n'ai pour seule motivation que le bien de mon pays, je ne cherche qu'à développer notre commerce, à assurer le bien-être de nos enfants, à soulager les pauvres et à procurer un peu d'agrément aux riches. Je n'ai pas d'enfants ont la vente puisse me rapporter le moindre penny ; le plus jeune a neuf ans et ma femme a passé l'âge d'être mère.

Jonathan Swift

1729

 

 

L'ironie politique dans A modest proposal for preventing the children of poor people in Ireland from being a burden to their parents or country, and for making them beneficial to the public de Jonathan Swift

L'activité d'écrivain de Swift est le reflet de ses préoccupations politiques et religieuses. Son œuvre est autant empreinte de son histoire personnelle que de l'Histoire de l'Irlande. Ainsi, de 1720 à 1729, Jonathan Swift dénonce la misère humaine et sociale qui touche au quotidien la population irlandaise. Cette dénonciation prend forme dans des textes courts, chefs-d'œuvre de l'ironie swiftienne. Elle trouve son origine dans le regard que Swift pose sur la société. En effet, ces textes ne manquent pas de renvoyer à l'ensemble de la société irlandaise et à la défense virulente des intérêts du pays. Sensible à la misère des Irlandais, Swift se livre avec patriotisme à une défense de son peuple dans des discours où domine la satire politique et religieuse. Les dissensions politiques, les querelles d'église, la corruption des classes dirigeantes sont insignifiantes et grotesques si on les compare à la misère du peuple. Ainsi, les Drapier's Letters publiées de 1724 à 1725 lui acquirent une grande popularité auprès des Irlandais. Dans ces lettres, il accuse à la fois les Anglais et les Irlandais d'avoir ruiné l'Irlande.
Ces dénonciations, sous la forme de pamphlets, sont à leur apogée en 1729, lorsque, doyen de la cathédrale Saint-Patrick à Dublin (depuis 1713) et grand défenseur de la cause irlandaise, Swift publie A modest proposal for preventing the children of poor people in Ireland from being a burden to their parents or country, and for making them beneficial to the public. Dans cette œuvre, il défend les intérêts de son église et de sa classe sociale, et, par conséquent, son pays, contre ce qu'il finit par reconnaître comme un colonialisme britannique.

A Modest Proposal est un texte profondément ironique et humaniste par ce qu'il dénonce, et rendit son auteur très célèbre. Swift propose que les pauvres du pays vendent leurs enfants âgés d'un an à ceux qui auront les moyens de s'offrir ce « delicious, nourishing, and wholesome food ». Cette proposition provocante dénonce l'égoïsme, l'inhumanité et l'injustice de l'économie politique : si les pauvres sont dévorés, au sens figuré, par les politiques et les riches, autant proposer qu'ils le soient aussi au sens propre. L'exclusion devient ingestion. Elle révèle aussi une certaine conception de l'être humain dont la raison et le bon sens sont douteux. En ce début du XVIIIème siècle, il est plus que jamais nécessaire que la raison triomphe.

I/ La figure de l'orateur politique :
Les fondements d'une proposition inconcevable

A Modest Proposal s'ouvre sur un constat, celui de la misère humaine que l'on peut voir sur des routes peuplées de misérables mendiants aux corps décharnés. La figure allégorique de cette misère est une femme, suivie de ses nombreux enfants : "beggars of the female sex, followed by three, four, or six children, all in rags and importuning every passenger for an alms". Cette misère est associée à un pays sur lequel elle s'étend sans limite comme le suggèrent les cinq indications de lieux, montrant d'abord l'Irlande dans son étendue, "this great town", "the country" ; puis dans l'espace restreint de ses rues et de ses habitations, "the streets, the roads, and cabin doors". Il est ainsi impossible d'échapper au spectacle affligeant de cette pauvreté dont l'ampleur "is agreed by all parties".

Le lien entre la politique et la misère est ainsi rapidement établi : le discours ironique et satirique peut commencer. L'évocation de la possibilité d'une "cheap, and easy method", donne le ton. C'est ce contraste entre l'ampleur d'un phénomène social désastreux, et la désignation d'une solution peu coûteuse et simple qui organise l'ensemble de cette "modest proposal".

A Modest Proposal est également une parodie d'autres textes de Swift, qui faisaient d'autres propositions, mais plus sérieuses, pour palier à la domination anglaise et à ce qui apparaît comme l'exploitation des Irlandais.

Swift parodie aussi le discours politique. En effet, il suggère que d'autres avant lui n'ont pas été capables d'apporter des solutions. Il présente donc son discours comme le fruit de réflexions longuement mûries, "As to my own part, having turned my thoughts for many years upon this important subject, and maturely weighed the several schemes of other projectors, I have always found them grossly mistaken in the computation".

La forme du discours public que Swift donne à ce texte vise l'efficacité du propos. L'ironie se développe sur le fond des propositions avancées pour faire changer les choses, comme sur le terrain de l'expression. Ainsi, la modestie alléguée dès le titre est un procédé spécifique de l'ironie : il s'agit d'attirer l'attention sur la proposition en la qualifiant de "modest". Swift manie ici une certaine forme d'ironie telle que Cicéron la définit dans De l'orateur : "C'est une ironie spirituelle que de déguiser sa pensée, non plus en disant le contraire de ce qu'on pense (…), mais en s'appliquant, par une raillerie continue, dissimulée sous un ton sérieux, à dire autre chose que ce qu'on pense" . Ainsi, la solution qu'il propose rendrait "these children sound, useful members of the commonwealth".

Tout en créant un effet d'attente sur la nature de sa proposition, Swift justifie par tous les moyens possibles le bien fondé de ses recommandations en détaillant la démarche qui l'a conduit jusque là. L'argument essentiel est que l'enfant pauvre est un fardeau pour ses parents comme pour la société. Les champs lexicaux de la nécessité et de la contrainte recouvrent cette idée. Ainsi, les mères "are forced to employ all their time in strolling to beg sustenance for their helpless infants". Il y a ici un renversement, qui est déjà dans le ton de l'ironie : ce ne sont pas les politiques qui contraignent les mères à mendier, mais des enfants "helpless", dont le nombre prodigieux est "in the present deplorable state of the kingdom a very great additional grievance". Il s'agit donc d'aider les mères tout autant que le royaume. On peut par ailleurs remarquer que le qualificatif "deplorable state" est à prendre aussi bien au sens matériel que moral.

Ce que Swift nomme ensuite « [his] scheme » fait l'objet d'une démonstration rigoureuse s'appuyant sur des calculs. La satire du discours politique est à son paroxysme : l'auteur critique ce qu'ont pu dire les autres et il se base sur des chiffres concrets : "I have always found them grossly mistaken in the computation" , "The number of souls in this kingdom being usually reckoned one million and a half, of these I calculate there may be about two hundred thousand couple whose wives are breeders". Swift met en oeuvre une fiction politique : le narrateur se pose comme un orateur politique, constatant des faits et prenant parti pour "our city of Dublin".

Son discours est ponctué de formules oratoires qui en soulignent la logique imparable sur le mode de la gradation : on passe de l'opinion exprimée par "I think", "my intention", "As to my own part", à la certitude : "I calculate", "It is true », "The question therefore is", "I am assured by". Swift utilise toutes les ressources de la rhétorique. Nous assistons, dès l'ouverture du texte, à une mise en scène de l'orateur dans son discours, l'ethos, défini par Aristote dans la Rhétorique comme l'image de soi que projette l'orateur désireux d'agir par sa parole. L'auteur confère ainsi à ses propos une autorité qui se justifie par des arguments de bon sens : il y a bien une situation alarmante en Irlande ; de vertu : ce sont tous les enfants qu'il faut aider, pas seulement les mendiants ; et de bienveillance : il ne faut pas laisser ces enfants être un fardeau pour leur parents et la société. C'est à partir de ces trois aspects que se jouera la crédibilité de sa "modest proposal" , mais aussi toute l'ironie qui la sous-tend. L'auteur se présente comme un homme de réflexion et d'action, un génie politique qui mériterait bien "to have his statue set up for a preserver of the nation". Il en appelle même à l'argument d'autorité : "I have been assured by a very knowing American of my acquaintance in London, that a young healthy child well nursed, is, at a year old, a most delicious nourishing and wholesome food, whether stewed, roasted, baked, or boiled ; and I make no doubt that it will equally serve in a fricasie, or a ragoust." Le procédé rhétorique de l'argument d'autorité est lui-même détourné : la référence est imprécise, l'Américain n'est qu'un personnage renforçant la tonalité ironique du texte. Le même type de procédé est utilisé un peu plus bas : "A very worthy person, a true lover of his country, and whose virtues I highly esteem, was lately pleased in discoursing on this matter to offer a refinement upon my scheme " : il s'agit, encore une fois, d'évoquer une connaissance sans la nommer, procédé littéraire bien connu.

Swift feint de rejeter d'autres propositions que le cannibalisme pour résoudre la question de la pauvreté en répétant le même schéma syntaxique : "Of taxing", "Of using", "Of quitting", "Of introducing" etc. L'itération de of + verbe en -ing permet de mettre en valeur le patriotisme de Swift qui souligne les richesses bafouées de son pays : "nor houshold furniture, except what is of our own growth and manufacture" ; "learning to love our country" : il s'agit bien d'un appel lancé au peuple irlandais. La tournure grammaticale en souligne l'injonction.

Cet art du discours se situe dans la lignée de The Shortest Way with the Dissenters (1702) de Defoe : ce calme apparemment, cette logique rigoureuse cache en fait une indignation contre la nation écrasante, et une réelle compassion pour un peuple dominé et malheureux.

II/ Une dénonciation virulente

Nous avons vu que Swift usait de procédés rhétoriques dans un dispositif énonciatif qui l'autorisait à prendre la parole sur le sujet. Nous allons à présent montrer que d'autres procédés rhétoriques ont servi à l'élaboration de cette fiction démesurée.
En instituant que "a young healthy child well nursed is at a year old a most delicious, nourishing, and wholesome food", Swift entend agir sur les hommes par le biais de l'ironie. Cette ironie feint d'abord de faire appel aux sentiments du lecteur : "poor innocent babies (…) which would move tears and pity in the most savage and inhuman breast". Cette tendresse ironique est encore plus manifeste lorsque Swift affirme : "There is likewise another great advantage in my scheme, that it will prevent those voluntary abortions, and that horrid practice of women murdering their bastard children, alas ! too frequent among us, sacrificing the poor innocent babes, I doubt, more to avoid the expence than the shame, which would move tears and pity in the most savage and inhuman breast."
Ce type d'argument se sert du pathos : l'auteur feint de vouloir attirer l'attention de ses lecteurs, en dénonçant la misère des femmes et des enfants. Parce qu'il manie l'ironie à des degrés très subtiles, Swift poursuit sur ce même registre par le biais d'interrogations rhétoriques qui donnent à son discours toutes les formes de la logique : "The question therefore is, how this number shall be reared and provided for, which, as I have already said, under the present situation of affairs, is utterly impossible by all the methods hitherto proposed". Ainsi, les interrogations qui précèdent la formulation de la "modest proposal" sont destinées à parer à toute objection. L'auteur feint de provoquer la pitié pour ces enfants, afin d'accentuer la surprise et l'horreur de sa proposition.

_ A Modest proposal atteint son but, qui est de dénoncer la misère sociale des Irlandais, par une rupture violente avec les discours habituels. Sans doute l'auteur estimait-il qu'en ces temps d'incertitudes et de domination anglaise, il valait mieux provoquer la sensibilité de ses lecteurs. Ainsi, l'anthropophagie suscite un sentiment d'horreur qui donne à voir un monde dans lequel la barbarie est admise. Or, ce qui est à l'origine de cette tuerie, c'est le pouvoir politique, et plus précisément la domination anglaise comme nous le verrons : la mise à mort des enfants métaphorise la domination d'un peuple.

_ Le caractère inattendu de la proposition de Swift appelle une approche herméneutique. Le texte, en ce début du XVIIIème siècle, vaut pour les réflexions qu'il engage. La pauvreté fait perdre leur humanité à ces "bastard children", comme à "that vast number of poor people, who are aged, diseased, or maimed". C'est cette perte d'humanité que l'auteur souligne, non seulement par le contenu de sa proposition, mais aussi par des comparaisons animales de plus en plus provocantes : la première concerne le nombre d'enfants à déterminer "which is more than we allow to sheep, black cattle or swine", la seconde se rapporte à l'abattage, tel qu'il se pratique pour les animaux d'élevage : "I rather recommend buying the children alive, and dressing them hot from the knife, as we do roasting pigs".

La figure d'analogie a tout autant une valeur didactique qu'émotionnelle. Elle s'accompagne de descriptions réalistes de ce repas contre nature dont le caractère incongru prête à rire : "the fore or hind quarter will make a reasonable dish, and seasoned with a little pepper or salt will be very good boiled on the fourth day, especially in winter". Mais il s'agit d'un rire sardonique. Ainsi, à une logique inhumaine et amorale, Swift répond par la fiction d'une autre logique dans laquelle la barbarie est clairement admise : l'homme social est proche de l'animal, et cette idée prend forme dans les descriptions réalistes de ce festin tragique. A l'argument économique succède l'argument culinaire : "besides the profit of a new dish, introduced to the tables of all gentlemen of fortune in the kingdom, who have any refinement in taste." Ces gens aux goûts raffinés sont bien ceux des hautes classes de la société. L'ironie swiftienne substitue l'argument économique à l'argument de plaisir.

L'humour caractérise d'autres arguments, tel que l'argument de l'ordre social : "We should soon see an honest emulation among the married women, which of them could bring the fattest child to the market." La description d'une telle scène et la trivialité du lieu évoqué ("the market") est un autre trait d'humour qui tend presque au registre burlesque.

III/ Contre la domination anglaise

Le corps mangé est donc un symbole très fort car la société, telle qu'elle est décrite par Swift, ne recule devant aucune barbarie. Il s'agit de remplacer une barbarie par une autre : l'union anthropophage avec son prochain. Cela ne doit pas choquer, puisque la condition misérable des pauvres ne choque personne. Chez Montaigne, celui qui est mangé c'est l'ennemi. Le manger c'est faire honneur à son courage de guerrier. Les pauvres de Swift n'ont pas à lutter. Ils ne seront pas mangés par coutume, ni pour leur faire honneur, mais pour régler un problème social : que faire de ces gens ?

Après avoir justifié la rédaction de son texte par le constat de la misère de ses compatriotes, Swift propose de jeter les enfants en pâture aux riches. C'est à partir de ce moment que l'œuvre suit un autre chemin : l'enfant entre dans une économie marchande, comme le montre le vocabulaire utilisé : "saleable commodity", "yield", "exchange", "charge", "value". Il sert de prétexte à une autre dénonciation : celle de la domination de l'Angleterre sur l'Irlande.

La comparaison est d'abord discrète. Swift a énuméré tous les avantages de son système, il s'apprête à conclure, mais avant il précise "and whereby we can incur no danger in disobliging England". La référence à l'Angleterre est présentée comme un autre argument en faveur de la modeste proposition, mais le pays fait figure de censeur. L'allusion ne manque pas de sel : "to admit a long continuance in salt, although perhaps I could name a country, which would be glad to eat up our whole nation without it". Ce que Swift dit des enfants peut se dire de l'Irlande : aucune possibilité ne lui est laissée de grandir, d'être autonome. Les six arguments développés le prouvent. Swift peint l'Angleterre comme une nation dévorante et reprend ce qu'il disait dans Essay Upon the Present State of Ireland. En parlant des paysans, Swift dénonce les fermages exorbitants que l'Angleterre faisait payer aux cultivateurs en insistant sur leur extrême pauvreté : "The poorer tenants will have something valuable of their own (…) and money a thing unknown". Swift fait allusion à l'interdiction de frapper sa propre monnaie qui touche l'Irlande : la monnaie est bien "a thing unknown".

L'économie de L'Irlande est désastreuse : le pays n'a aucune liberté en matière d'exportation, comme Swift le disait déjà dans The Present Miserable State of Ireland. Il le confirme tout au long de A Modest Proposal. La fertilité du sol irlandais disposant d'elle-même, c'est la mère, désignée par les termes de "The constant breeders". Swift incite ses compatriotes à l'autonomie économique : l'image monstrueuse du corps mangé est à la hauteur du scandale dénoncé. Chacun des six arguments développés tourne autour de cette idée de commerce et de préoccupation monétaire : "It would increase the care and tenderness of mothers toward their children, when they were sure of a settlement for life to the poor babes, provided in some sort by the public, to their annual profit instead of expense". La mère prenant soin de ses enfants, c'est le paysan irlandais cultivant la terre dans la liberté de faire le commerce du fruit de son labeur. L'Irlande de Swift dépendait donc de l'Angleterre sur tous les plans : politiquement, militairement, et économiquement. Dans d'autres textes, Swift affirme d'ailleurs qu'il était bien de l'intérêt de l'Angleterre de laisser l'Irlande dans un tel état de faiblesse. Il dénonce cet état de fait en montrant un pays pauvre peuplé de mendiants, de femmes perdues, de paysans ruinés et odieusement taxés, d'enfants victimes d'une injuste famine : "every day dying, and rotting, by cold and famine." A Modest Proposal est la réponse d'un homme qui parle pour son peuple, dans un contexte où justement, ce peuple n'a pas la parole. Les Irlandais ne pouvaient ni gérer ni donner leur avis sur les affaires économiques ou politiques les concernant. La législature irlandaise était contrôlée par l'empire britannique, empêchant les catholiques de participer aux affaires économiques ou politiques. C'est précisément ce que Swift dénonce, et A Modest Proposal peut aussi être lu comme un témoignage de la révolte irlandaise contre l'Angleterre.

A travers la provocation du corps mangé, Swift fait un tableau sombre de l'Irlande de 1729. L'ironie est utilisée pour dénoncer le monopole anglais. L'appauvrissement de l'Irlande vient de l'anéantissement des industries locales, du commerce et de l'exportation ; du chômage réduisant la population à la mendicité, comme le montre les descriptions de mendiants vêtus de haillons, et contraints de voler. La structure même de A Modest Proposal présente autant de renvois vers les différentes couches de la société irlandaise, anéantie d'un bout à l'autre par une nation dévorante. L'Irlande est cet enfant victime de la barbarie et la cruauté. Elle ne peut ni grandir, ni s'élever. Par cette oeuvre, Jonathan Swift entend sans doute faire honte à l'Angleterre, et choquer l'Irlande pour l'inciter à se réveiller et à agir.

Valérie Martin-Perez

Professeur agrégée de Lettres Modernes.
Formatrice à l'IUFM du Pacifique. Tahiti

 

 

 



04/01/2007
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