affaire guy môquet : usages et mésusages de la mémoire
L’affaire Guy Môquet : l’exhumation par Sarkozy de la lettre du jeune militant communiste s’inscrit dans sa stratégie de récupération des emblèmes de la gauche : Blum, Jaurès, et même Gramsci ! À travers ce « roman national » fabriqué de toutes pièces, il s’agit d’abord pour l’ex-candidat de se forger une nouvelle identité. On assiste ici au recyclage d’un produit qui fut déjà impliqué dans diverses propagandes. Reste le supplice d’un homme très jeune, fauché au matin de sa vie, dont on honorerait la mémoire en ne tripatouillant pas à nouveau son histoire pour manipuler l’opinion.
Les faits
Le 22 octobre 1941, un jeune communiste de 17 ans est fusillé par les allemands en compagnie de 26 de ses camarades dans la carrière de la Sablière, près de Chateaubriant. Qu’avait donc fait ce lycéen pour subir cette fin atroce ? Rien, ou presque. Dénoncé par deux policiers français, il avait été arrêté pour avoir distribué des tracts, alors qu’il était membre des Jeunesses communistes.
Les allemands étaient coutumiers de la prise d’otages pour sanctionner des délits impunis. Or, à partir de septembre 1941, une ordonnance dite « code des otages » enjoint l’administration militaire d’occupation, le MBF (Militärbefehlshaber in Franckreïch) de durcir sa répression et de l’orienter politiquement. Il s’agit de monter l’opinion publique contre la résistance et de la persuader que « les terroristes » sont « à la solde de Moscou et de la juiverie ».
Le 20 octobre 1941, Gilbert Brustlein, un jeune communiste, croise par hasard le lieutenant-colonel Fritz Holz, et le tue. Le « code des otages » est aussitôt appliqué. Les bourreaux, aidés des autorités françaises, choisissent presqu’exclusivement les futures victimes parmi des communistes et des syndicalistes.
Le choix du jeune militant (Guy Môquet n’était pas seul, deux autres communistes de 19 et 21 ans tomberont sous les balles allemandes dans la carrière de la Sablière) parmi les otages n’a donc rien d’un hasard. C’est une « opération de communication » destinée à l’opinion. Le message est clair : si l’on est communiste ou juif, on ne peut pas être un patriote. Et peu importe l’âge.
Or l’affaire va mal tourner pour l’occupant. Plutôt qu’un mouvement de rejet à l’égard de la jeune résistance, c’est une vague d’indignation qui secoue la population. La propagande allemande voulait présenter des monstres ; elle va fabriquer des martyrs. L’émotion est considérable. Le maréchal Pétain interdit désormais à ses préfets de participer au choix des otages. Les allemands eux-mêmes réalisent que leur action a été contre-productive. Hitler choisit de surseoir temporairement à l’exécution d’otages.
Récup’
Le PCF qui ne revendiquera pas immédiatement être à l’origine des attentats va s’appliquer très vite à « récupérer » le sacrifice des « 27 ». Tandis que les allemands voulaient démontrer que « les terroristes » ne pouvaient pas être des patriotes - parce qu’ils étaient communistes !, le PCF va au contraire valoriser le martyr des siens : la tragédie de Chateaubriant lui permet en effet de laisser entendre que seuls (ou presque) les communistes sont les vrais, les meilleurs des patriotes.
Belle occasion alors pour ses responsables de faire oublier leurs errements du début de la guerre. « Alignée » sur la position de Staline, la doctrine du Parti communiste français au commencement du conflit épouse celle de « la patrie du socialisme ». La conflagration qui déchire l’Europe est une guerre « interimpérialiste » ; en conséquence, à cette époque, et bien qu’il combatte le régime de Vichy, ses actions ne visent pas précisément l’occupant. Ce n’est qu’après l’agression hitlérienne contre l’URSS, en juin 41, qu’une nouvelle ligne, à nouveau antifasciste, commandera l’analyse et l’action du PCF.
Le souvenir de Guy Môquet alimentera durablement le martyrologe communiste. Aragon rédige à la demande de Jacques Duclos « Les Martyrs » qui sortiront aux Editions de Minuit en 1942. Plus tard, un monument sera érigé dans la carrière de la Sablière en souvenir des fusillés de Chateaubriant.
Il n’est pas question ici de minimiser le sacrifice des communistes, ou de nier leur engagement dans la résistance. Faisons simplement remarquer que l’histoire de Guy Môquet fut d’abord traitée comme une icône ; moins que l’établissement de la vérité historique, c’est une certaine imagerie légendaire qu’a voulu entretenir le PCF : celle d’un parti et de militants infaillibles, héroïques, prêts à mourir et à se surpasser pour « des lendemains qui chantent »...
Ainsi en va t-il certainement de tous les héros ; on s’inquiète moins de ce qu’ils furent que de la façon dont leur destin peut être utile à la cause de ceux qui restent.
Recyclage
L’exhumation par Sarkozy de la lettre du jeune militant communiste s’inscrit dans sa stratégie de récupération des emblèmes de la gauche : Blum, Jaurès, et même Gramsci ! À travers ce « roman national » [1]fabriqué de toutes pièces, il s’agit pour lui, d’abord, de se forger une nouvelle identité. Homme de droite, et donc partisan, il se rêve homme d’état, « rassembleur ». Plus il est engagé dans les affaires de la Nation, et sur tous les fronts (au point que l’on s’interroge sur son hyperactivité et que l’on soupçonne quelque pathologie cachée), plus il a besoin de faire croire que, comme les institutions de la Vème République le voudraient, il demeure au-dessus de la mêlée. Il ne veut pas être à la tête d’un État-UMP : il rêve d’une France sarkozyste de part en part. Il ne veut pas la victoire de son camp : il rêve d’un seul camp, à lui dévoué, et qui servirait ses passions et ses intérêts. Toutes les eaux politiques françaises doivent s’en aller mourir dans le large fleuve sarkozyen. Pour cette grande offensive, qui désarçonne à la fois ses adversaires et ses amis d’hier, il convient de forger des mythes fondateurs.
Ainsi est instrumentalisée une nouvelle fois la mort tragique de ce gamin de 17 ans. Lorsque Sarkozy déclare [2] : « Je veux dire que cette lettre de Guy Môquet, elle devrait être lue à tous les lycéens de France, non comme la lettre d’un jeune communiste mais comme celle d’un jeune Français faisant à la France et à la liberté l’offrande de sa vie », il nie (et il demande à l’école et aux professeurs d’histoire d’en faire autant : « Je veux ... ») la dimension proprement politique de l’engagement de Guy Môquet [3] Pourtant, c’est bien en tant que communiste que Guy Môquet se battait, et si sa lettre est singulièrement dépourvue de considérations politiques, c’est que le jeune homme savait que pour qu’elle parvienne à ses proches, il devait l’expurger de tous propos pouvant déplaire à la censure.
Citons encore : « Ma petite maman chérie ». « Ce mot d’amour que nous portons tous en nous et que nous n’avons pas dit, quand nous le pouvions, aussi souvent que nous aurions dû. Ce mot d’amour et de tendresse prononcé au seuil de la mort, je veux vous dire une chose importante, il n’est pas ridicule. Il est, pour tout être humain, simplement bouleversant. Être jeune, demeurer jeune, c’est savoir accepter d’être bouleversé par la sincérité d’un sentiment si fort ... »
Cette façon qu’a Sarkozy de privilégier les « sentiments » et les « émotions » est loin d’être innocente. Une rhétorique sirupeuse voudrait nous faire croire au mythe d’une France éternelle, fondée sur des valeurs communes – l’amour d’un fils pour sa mère - et dans laquelle, enfin, tout le monde pourrait se réconcilier. Elle n’existe que dans les discours de Sarkozy. La France réelle, c’est celle de 1941 où des hommes de droite, par haine de la gauche, ont aidé les autorités allemandes à établir la liste des suppliciés de Chateaubriant ; c’est la France de 2007, où des flics zélés viennent arrêter à la sortie des écoles des parents ou des élèves sans-papiers. Bref c’est la France des lâches et des courageux, des salauds et des justes, mais aussi (mais surtout) de la grande masse des gens portés par la houle de l’histoire et qui essaient simplement de vivre le moins mal possible. La France réelle, c’est la France hélas éternelle des privilégiés et des misérables, des dominés et des dominants qui s’affrontent dans une lutte qui semble ne jamais vouloir finir. Toute autre vision est mystificatrice.
Usages et mésusages de la mémoire
Contre les dérives de la mémoire, toujours sélective, toujours subjective, toujours déjà orientée par le désir qu’on a de réécrire le passé pour qu’il corresponde à ce que l’on croit, l’effort de l’historien est de se désengluer de cette tyrannie des sentiments et des émotions. Il travaille sur des documents. Il confronte des témoignages. Il essaie de reconstruire patiemment une vérité qu’il sait ne jamais être définitive. Il fuit les jugements de valeur, n’essayant pas de dire ce qui fut bien ou mal, mais les évènements tels qu’ils se sont passés, et le sens – toujours en question - qu’on peut leur attribuer.
A cet égard, la tentative de Sarkozy de mobiliser l’école et l’histoire à son profit pour nourrir sa propre mythologie est critiquable au plus haut point. Et tous les démocrates, avec les défenseurs de la vérité, devraient s’y opposer avec la plus grande fermeté.
Il est regrettable que le Parti communiste [4] , après un moment d’hésitation, ait finalement décidé de s’associer à cette commémoration orientée. Le profit qu’il peut en tirer est maigre au regard de la démission politique et intellectuelle qu’il cautionne. Mais les vieux réflexes ont décidément la vie dure.
C’est finalement à Guy Môquet qu’il serait bon de penser le 22 octobre pendant cette mascarade. Au militant communiste qui voulait changer le monde, et à l’adolescent espiègle qui draguait les filles [5] dans le camp où il attendait la mort. On pensera à cet être jeune, vivant, faisant l’histoire autant qu’il la subissait, qui n’avait certes pas mérité de mourir, et dont on honorerait la mémoire en ne tripatouillant pas à nouveau son histoire pour manipuler l’opinion.
jeudi 11 octobre 2007, par bombix
[1] J’emprunte l’expression à Jean-Pierre Azéma, spécialiste incontesté de la seconde guerre mondiale, et qui a signé dans le magazine l’Histoire du mois de septembre 2007 un article fort riche Guy Môquet, Sarkozy et le roman familial auquel je renvoie le lecteur pour complément d’information. Le roman national n’est pas sans faire penser au roman familial cher à Freud. Les êtres humains, comme les sociétés, ont besoin d’images pour se constituer, ou plutôt s’instituer. L’histoire (dont nous n’oublierons pas que l’étymologie renvoie à la notion d’image) joue sans conteste, en particulier en France, cette fonction identitaire. Si l’Etat est dans son rôle lorsqu’il mobilise l’histoire pour forger une image de la Nation dans laquelle la population essaiera de se reconnaître et de s’identifier, à travers cérémonies et commémorations par exemple, en revanche il n’appartient pas à l’école et surtout pas aux historiens de métier d’alimenter par leur travaux (qui ne devraient être habités que par le souci d’établir la vérité) les mythologies successives qui serviront l’idéologie politique de tel ou tel clan. C’est à cette confusion que l’on assiste avec l’affaire Guy Môquet. C’est elle qu’il faut dénoncer.
[2] Discours d’investiture, 16 mai 2007
[3] Comme le note avec justesse Raymond Morvan : La note de service du ministre de l’Education nationale porte pour titre « 22 OCTOBRE : COMMÉMORATION DU SOUVENIR DE GUY MÔQUET ET DE SES 26 COMPAGNONS FUSILLÉS » La substitution au mot « camarades », inscrit dans toute l’histoire du mouvement ouvrier, du mot « compagnons » renvoyant à la tradition gaulliste, n’est évidemment pas fortuite. M. Darcos, ministre et professeur agrégé de lettres classiques ne peut l’ignorer... mais les exigences de l’opération politique sont évidemment plus fortes que la rigueur sémantique...
[4] cf. Lettre Hebdo n°309, septembre 2007 : Nous proposons de nous inscrire pleinement dans cet événement, ne boudant pas le fait de voir un jeune militant communiste honoré. Et nous proposons de nous montrer offensifs en participant, partout ou cela est possible, à des débats autour de cette lecture, mais aussi en prenant nos propres initiatives et en menant une forte bataille politique d’idées face à l’instrumentalisation opérée par Nicolas Sarkozy, particulièrement sur sa conception de l’“ identité française ”.
[5] Guy Môquet a écrit plusieurs lettres avant son exécution. Dans la dernière, il ne s’adresse ni à la Patrie, ni à sa maman, mais à sa petite amie, Odette Leclan dont il s’était épris en captivité. « Nous sommes courageux » écrit-il. « Ce que je regrette, c’est de n’avoir pas eu ce que tu m’as promis . » Un baiser ?
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