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Beaudelaire - Les bijoux

Les Bijoux

 

 

La très-chère était nue, et, connaissant mon cœur,
Elle n’avait gardé que ses bijoux sonores,
Dont le riche attirail lui donnait l’air vainqueur
Qu’ont dans leurs jours heureux les esclaves des Mores.

 

Quand il jette en dansant son bruit vif et moqueur,
Ce monde rayonnant de métal et de pierre
Me ravit en extase, et j’aime à la fureur
Les choses où le son se mêle à la lumière.

 

Elle était donc couchée et se laissait aimer,
Et du haut du divan elle souriait d’aise
À mon amour profond et doux comme la mer,
Qui vers elle montait comme vers sa falaise.

 

Les yeux fixés sur moi comme un tigre dompté,
D’un air vague et rêveur elle essayait des poses,
Et la candeur unie à la lubricité
Donnait un charme neuf à ses métamorphoses ;

 

Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins,
Polis comme de l’huile, onduleux comme un cygne,
Passaient devant mes yeux clairvoyants et sereins ;
Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne,

 

S’avançaient, plus câlins que les Anges du mal,
Pour troubler le repos où mon âme était mise,
Et pour la déranger du rocher de cristal
Où, calme et solitaire, elle s’était assise.

 

Je croyais voir unis par un nouveau dessin
Les hanches de l’Antiope au buste d’un imberbe,
Tant sa taille faisait ressortir son bassin.
Sur ce teint fauve et brun le fard était superbe !

 

– Et la lampe s’étant résignée à mourir,
Comme le foyer seul illuminait la chambre,
Chaque fois qu’il poussait un flamboyant soupir,
Il inondait de sang cette peau couleur d’ambre !



Charles Beaudelaire

("Les fleurs du mal", 1857)

 

 

 

Baudelaire par Étienne CarjatCe poème fait partie des Fleurs du Mal et de la section intitulée « Les Épaves » ou « Les Pièces condamnées ». Composé en 1842 et publié en 1857 dans la première édition du recueil, il fait partie des pièces condamnées lors du procès de 1857 pour « atteinte à la morale publique ». Mais ce poème au lyrisme brûlant et provocant pourrait être interprété aussi selon d’autres voies que celles à laquelle son érotisme marqué nous convie. Baudelaire aime le « Beau bizarre », c’est-à-dire surprenant, non-conformiste et même affleurant derrière des apparences trompeuses. Ce poème pourrait donc être lu comme une « méditation poétique ».

 

I. Un poème érotique et scandaleux : sciemment Baudelaire provoque son lecteur. Mais ne serait-ce pas pour conduire l’esprit grossier vers une voie sans issue ?

Baudelaire semble dépeindre une danse de séduction, celle de l’esclave noire pour son maître, dans le harem : il semble que le poète évoque l’inversion des rôles dominant / dominé avec « l’air vainqueur / Qu’ont dans leurs jours heureux les esclaves des Mores ». Nous serions là dans le topos de la danse orientale envoûtante comme avec la danse de Salomé dans Hérodias de Flaubert ou la peinture de Moreau relayée par À rebours d’Huysmans. Notons d’ailleurs dans toutes ces scènes l’alliance de la nudité (explicite ou suggérée) et des bijoux qui rehaussent la beauté féminine. Chez Baudelaire, la nudité est exaltée, comme dans le genre poétique du blason, par l’évocation des attributs sexuels féminins, mais nous notons une focalisation particulière sur les hanches, le bassin et les reins. C’est le triomphe de la femme lascive, tout en courbes, qui évoque peut-être le serpent de la Genèse, la femme sensuelle et tentatrice (Voir poème XXVII ou XXVIII Le serpent qui danse ou À une Madone qui lie la femme tout à la fois à la Vierge et à la vision apocalyptique du péché). Qui est cette femme ? Certains ont voulu y reconnaître une femme que Baudelaire avait aimée et dont il ne cite pas le nom, peut-être la mulâtresse Jeanne Duval car, selon le poète, cette femme était « couchée [sur un] divan », or nous savons que Banville, un poète parnassien contemporain de Baudelaire avait composé une pièce poétique pour Jeanne Duval s’intitulant « le Divan ». On sait par ailleurs que Baudelaire a vu dans sa maîtresse la femme sensuelle, la « muse vénale ». Il existe pourtant une difficulté d’interprétation : Jeanne Duval était haïtienne et donc noire de peau, ce qui est en opposition avec un « teint fauve et brun » et « cette peau couleur d’ambre » dont il est question à la fin. À ce sujet, s’agit-il d’ambre gris, (substance de couleur noire ou grise, striée de jaune ou de rouge, sécrétée par l’intestin des cachalots) ou d’ambre jaune, résine fossile de couleur jaune pâle, utilisée pour la fabrication de bijoux ? Cette interrogation apparemment anodine est plus importante qu’il n’y paraît de prime abord, mais nous y reviendrons.

Notons que la description des attributs sexuels féminins « Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne » est une allusion possible au Cantique des cantiques. « Ne prenez pas garde à mon teint basané : c’est le soleil qui m’a brûlée. Les fils de ma mère se sont emportés contre moi, ils m’ont mise à garder les vignes. Ma vigne à moi, je ne l’avais pas gardée ! » ou « Nous verrons si la vigne bourgeonne, si ses pampres fleurissent, si les grenadiers sont en fleur. Alors je te ferai le don de mes amours ». Comment comprendre cette référence intertextuelle ? Ce pourrait être une référence provocatrice cherchant à subvertir un texte religieux. Mais ce même texte est un épithalame oriental qui évoque l’ivresse amoureuse (dans la Bible, le vin et la vigne sont associés au repas de noce, à la joie). De plus les commentateurs modernes y voient une métaphore de l’amour divin pour l’âme humaine. Chez Baudelaire, il y a aussi sans doute ce glissement vers le sens mystique, vers la femme-beauté, métaphore de la poésie, image ambivalente de la poésie, attirante et repoussante. Cette interprétation n’est-elle pas exagérée ?

II. La transmutation poétique : une métaphore de la création poétique, déjà dans L’invitation au voyage, la femme était associée à une émotion esthétique picturale. Qu’est-ce qui évoque la métaphore de la poésie ?

Les bijoux et les correspondances (synesthésies ou correspondances horizontales : son et lumière : « bijoux sonores », « son bruit vif et moqueur » (hypallage), « Ce monde rayonnant de métal et de pierre », « j’aime à la fureur / Les choses où le son se mêle à la lumière ». Les bijoux sont un savant mélange de lumière et de sons, comme la poésie qui, traditionnellement a pu être évoquée par le diamant (voir par exemple La Bouteille à la mer de Vigny, la poésie donne éclat et dureté à la parole humaine).

Les correspondances verticales : l’unité de l’androgyne (« unis », « Antiope et imberbe »), l’alliance des contraires (féminité de la mer, masculinité du rocher, notons l’inversion des attributs sexuels : le poète est mer, alors que la femme est rocher surplombant. Cette relation dominant / dominé apparaît plusieurs fois dans d’autres poèmes de Baudelaire : Le fou et la Vénus ou Hymne à la beauté qui reprend d’ailleurs bien des thèmes de ce poème : danse, ventre, bijoux, ambivalence…). « Candeur et lubricité » ou la poésie au-delà de la morale. Baudelaire dans l’Art romantique, condamne : « Il est une autre hérésie… Je veux parler de l’hérésie de l’enseignement, laquelle comprend comme corollaires inévitables, les hérésies de la passion, de la vérité et de la morale. Une foule de gens se figurent que le but de la poésie est un enseignement quelconque, qu’elle doit tantôt fortifier la conscience, tantôt perfectionner les mœurs, tantôt enfin démontrer quoi que ce soit d’utile… La poésie (…) n’a pas d’autre but qu’elle-même ». Dans son ambivalence que Baudelaire revendique, la femme est une image de la création poétique. D’ailleurs l’ambre est aussi un parfum aphrodisiaque en même temps que mystique. Sa citation dans le poème vient renforcer la « lubricité ». Voir les tercets de Correspondances : « Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants, / Doux comme les hautbois, verts comme les prairies, / - Et d’autres, corrompus, riches et triomphants, // Ayant l’expansion des choses infinies, / Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens, / Qui chantent les transports de l’esprit et des sens ».

Le poète sur son « rocher de cristal », le regard esthétique (sur la lumière en particulier, ses yeux sont « clairvoyants et sereins »), l’isolement, notons sa froideur opposée à la chaleur du corps féminin. La danse de séduction est exécutée pour faire sortir le poète de sa contemplation solitaire, d’où les « Anges du mal » ou l’inspiration satanique.

III. La douloureuse impuissance créatrice : le dernier quatrain. La Beauté chez Baudelaire a souvent la froideur du marbre (ici la peau qui luit). Le triple échec :

Échec de la rencontre amoureuse et de la médiation féminine : le poème s’achève sur deux solitudes, l’extase et la promesse de bonheur ne sont pas au rendez-vous. Est-ce que le seul plaisir se révèle fallacieux et insatisfaisant ?

Échec de l’unité intérieure, expérience de la "double postulation" baudelairienne comme exprimée dans "Mon cœur mis à nu" : "Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan. L’invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir de monter en grade ; celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre". Le poète est déchiré entre spleen (ici la tentation charnelle qui ramène le poète-oiseau à terre) et l’idéal (l’unité de la surnature néo-platonicienne entraperçue au travers des correspondances).

Échec de la tentative poétique : la poésie ne peut suffire à créer la permanence de l’instant fugace, l’accomplissement, le bonheur. Le poète est vaincu. Mention de la lumière qui s’affaiblit, de « mourir », « soupir » et « sang ». Blessure et mort. Notons que la mention de sang pourrait donner quelque crédit à l’interprétation d’ambre comme ambre gris (voir supra).

Conclusion

La lecture d’un texte par référence croisée à d’autres textes est souvent la plus riche, surtout, ici, où Baudelaire brouille sciemment les pistes. Sa poésie n’est pas une évocation crue et pornographique. C’est la transcription poétique d’une scène traditionnelle (peinture d’un nu et scène exotique). Baudelaire y introduit la « modernité » par son goût de la provocation, mais surtout par un réseau souterrain de significations qui se renvoient les unes aux autres dans un jeu subtil et symbolique sur l’expérience poétique. Derrière les apparences existe une surréalité, une unité « profonde et ténébreuse » que le poète tente de révéler par des équivalences, la « sorcellerie évocatoire » du langage. Images, métaphores, allusions, rythmes, sonorités tendent à immortaliser le moment fugace. Pourtant, au bout du compte, c’est la douloureuse impuissance créatrice dont le poète fait l’expérience. Baudelaire apparaît une fois de plus comme le vaincu du spleen, de son insupportable finitude humaine.



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16/11/2011
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