christophe oberlin — le jour de l'Aïd à Gaza
Le jour de l'Aïd à Gaza
La vache se redresse péniblement. L’incision était bien placée, mais le couteau un peu trop court pour être pleinement efficace. Celui qui pratique le sacrifice, en ce jour de l’Aïd, est un gynécologue obstétricien spécialiste de fécondation in vitro. Deux de ses frères, l’un électronicien, l’autre chirurgien réputé, sont là, avec leurs enfants. Tous contemplent le spectacle, sans compassion apparente, avec plutôt une intense curiosité. Je m’interroge sur l’absence d’émotion visible chez ces enfants dont le plus jeune doit avoir 5 ou 6 ans. La réponse est peut-être sur les murs qui nous entourent, tapissés de photos de visages au format d’affiches. Les plus fraîches ont toujours leurs couleurs : Amer, 20 ans, assassiné en juin dernier. Son meilleur ami, Walid, le tient affectueusement par l’épaule. Il a été tué trois semaines plus tard. Les autres affiches, plus anciennes, montrent des visages délavés, tirant sur le bleu ciel. Et je sais que ces enfants ont vu, touché et embrassé leur cadavre. Quand la bête est définitivement à terre, les plus grands séparent la peau des muscles puis désarticulent les quatre membres, suspendus pour être découpés en larges tranches qui atterrissent dans des cuvettes en plastique. Les plus petits travaillent par groupes de deux. L’un tient solidement l’extrémité d’un gros morceau de viande, tandis que l’autre agrippe l’autre extrémité et tranche de l’autre main, jusqu’à obtenir des morceaux suffisamment petits pour être consommés. A cette armée de couteaux qui ferraillent, il faudra deux bonnes heures pour transformer la bête tout entière en cinq monticules de viande fraîche.
Le jour de l’Aïd, on tue ici un mouton par famille ou une vache pour cinq familles, quand on en a les moyens. J’ai versé, pour ma part, une somme équivalent au cinquième du coût de l’animal sur pied. Mon « tas », après pesée, sera donné à une famille nécessiteuse. Le reste sera réparti dans la famille qui nous accueille. On colle des étiquettes d’écoliers sur des sacs en plastique, afin de n’oublier personne. Après le repas, précédé vers onze heures de la dégustation du foie, fort bien assaisonné, nous irons rendre visite aux très nombreux parents, depuis Rafah, à la frontière égyptienne, jusqu’à Beit Anoun, au nord. Le chauffeur a 22 ans. Un missile, tiré d’avion, l’a laissé hémiplégique. Il est le père d’un petit Abdelaziz, âgé de 2 ans. Il conduit adroitement sa voiture à boîte automatique.
J’accompagne l’équipée. Chaque visite est ponctuée du don d’un sachet de la viande du jour, de thé et de gâteaux. Les femmes d’âge mur sont présentes et participent pleinement, à visage découvert. Les autres sont invisibles. On rencontre un policier, il fait partie du « bad Fatah », c’est-à-dire qu’il touche son salaire de Ramallah (l’« Autorité » palestinienne) sans jamais sortir de chez lui. Ceux qui ont accepté de travailler sous l’autorité d’Ismaël Haniyeh, Premier ministre Hamas de la Bande de Gaza, ont été intégrés dans une seule et même police, et sont rémunérés par l’admiriisttation gazaouite. On me dit malicieusement que le directeur actuel de la police de Gaza est le même (Fatah) qu’avant les événements de juin dernier, qui ont vu le Hamas prendre le pouvoir. A ce moment précis, il avait refusé d’exécuter certains ordres de Mahmoud Abbas, et on lui en a su gré.
Nos visites se poursuivent dans la nuit. Un député nous reçoit. On parle de l’avenir. Il prévoit un déblocage significatif du conflit « dans les dix ans qui viennent ». L’Amérique devrait sortir affaiblie d’Irak. Certaines dictatures arabes pourraient tomber. L’étranglement économique et les attaques israéliennes renforcent chaque jour le sentiment national et son corollaire : la résistance. Résistance qui serait unifiée, mieux organisée, mieux équipée. Chaque attaque israélienne souffle sur le feu de la résistance, et cette résistance même aggrave le sentiment d’insécurité en Israël. Un cycle vertueux serait ainsi engagé, qui pousserait Israël à accepter de négocier, sur le fond, sans ces sempiternels « préalables ».
Notre interlocuteur revendique pour son parti l’indépendance politique. Il affiche une grande méfiance vis-à-vis de l’Iran : « Ce sont des chiites »... Politique et religieux restent indissolublement liés. En attendant, la grande question est de savoir si Américains et Israéliens laisseront se dérouler la prochaine élection présidentielle dans deux ans, élection dont les résultats devraient confirmer ceux de février 2006 (qui avaient donné la victoire au Hamas, NDLR). On me souffle que le fils unique de ce député est mort récemment, renversé par un chauffard. Ce dernier a immédiatement été emmené au poste de police puis incarcéré. Le député l’aurait fait sortir le soir même : « Il est bien assez puni comme çà... » Nos visites se terminent tard dans la nuit. Il pleuvote, et la température n’est que de quelques degrés au dessus de zéro. Nous quittons la ville d’El Maghazi et prenons un passant en auto-stop. Mes amis s’adressent à lui avec égard. Il est chaudement habillé, botté, et porte un fusil-mitrailleur. On le dépose un peu plus loin. Il part à pied, résolument, par une perpendiculaire à la route côtière, en direction de la frontière israélienne. C’est un « morabiteen », un soldat volontaire qui est de garde ce soir-là. On me dit que les morabiteens ne sont pas rémunérés, qu’il y a des volontaires de toutes professions, de tout âge. L’un d’eux avait été refusé, car âgé de 65 ans. Il a insisté, a acheté lui-même son équipement, et fait maintenant partie de ces troupes nocturnes. Un Premier ministre qui dirige l’administration, une police unifiée, un embryon d’armée. * Une force s’érige en Etat, disait Max Weber, quand elle a le monopole de la violence légitime. »
Quelques heures plus tard, aux premières lueurs du jour, El Maghazi est attaquée. Tanks, avions F16 et leurs missiles, hélicoptères. En pleine ville, un immeuble est totalement détruit. De la mosquée, mitoyenne, ne restera que le minaret, en grande instabilité. Le bilan est présenté : dix morts du côté palestinien, un mort et un blessé grave du côté israélien. Au matin, la toute jeune télévision de Gaza montre l’immeuble éventré et repasse en boucle les images prises au lever du jour : les morabiteens mitraillant une cible en l’air que l’on ne voit pas ; un cameraman clairement identifié « presse » blessé à terre ; un autre, blessé lui aussi, soutenu par des ambulanciers. On entend son cri. On voit les tanks. Des images - de l’agence Reuters me dit-on - montrent en gros plan des soldats israéliens refluant en courant, groupés autour de leurs blessés. L’un d’eux est inerte. Parmi ces soldats, une jeune fille. Le groupe s’engouffre dans un hélicoptère qui s’enfuit rapidement, entouré des stries de fumée laissées sur le fond du ciel par les tirs palestiniens. On nous montre ensuite une mitrailleuse sur pied, munie d’un viseur très sophistiqué. Les informations sont suivies d’un dialogue en direct avec les auditeurs. Les messages de soutien se succèdent, en provenance d’interlocuteurs s’annonçant de Cisjordanie, du Qatar, d’Arabie Saoudite, d’Algérie. Le véritable bilan de l’attaque israélienne est là : l’image de soldats israéliens fuyant en hélicoptère sous le feu des morabiteens. Elle fera la une de Haaretz demain : pour Israël, un désastre médiatique.
C.O.
17-01-2008
Source : Politis du 17 Janvier 2008
http://www.politis.fr/Le-jour-de-l-Aid-a-Gaza,2747.html
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