« Les mots qui sont une autre convulsion des choses »
Éric Vuillard, La guerre des pauvres, 2019, p. 59.
1.
8 juin 2019 - Acte XXX des Gilets jaunes à Besançon. Ce jour-là, appel est lancé à manifester à l’occasion de la venue d’Emmanuel Macron qui vient inaugurer, le lundi suivant, le bicentenaire de la naissance de Gustave Courbet, un 10 juin, au musée d’Ornans. C’est dans cette ville que la naissance du peintre, exactement deux cents ans auparavant, fut déclarée à l’état-civil. Le samedi, référence est faite à la Commune de Paris et quelques « Courbet il est à qui ? » lancés dans la manifestation. Comme la mise en dispute d’un héritage.
De la visite présidentielle il n’y a rien à dire, que de l’attendu. Rien à dire ne signifie pas qu’il n’y aurait rien à en dire. Mais qu’elle est purement de l’ordre de la répétition pédagogique et empreinte de la moraline républicaine qui caractérise les usages des récits constitutifs de l’État-Nation. Alors qu’examiné sous le rapport des effets d’intensification qu’il peut produire en matière de menées assertoriques, un autre geste davantage importe, antérieur, moins dans le spectacle et qui échappe au quadrillage de la célébration instituée du peintre. Quelques semaines auparavant, le 8 mai, des Gilets jaunes de la ville d’Ornans allaient prendre soin de la tombe de Gustave Courbet dans le cimetière de la ville :
« Nous étions très choqués de l’état de délabrement de la sépulture devant laquelle les participants de la marche du 1er mai ont défilé. Nous ne pouvions plus ignorer la situation ou passer là simplement en baissant la tête, il fallait faire quelque chose et étions décidés à nous retrousser les manches en donnant de notre temps et de nos moyens […] Nous nous sommes retrouvés le matin et avons donc arraché les mauvaises herbes et les pissenlits, supprimé les monstrueuses fleurs en plastique pour les remplacer par des plants jaunes. » [1]
2.
Entretenir une tombe, c’est la rendre convenable i.e. la faire convenir à la grandeur de celui/celle qu’elle recouvre et aux relations que l’on entend entretenir avec elle ou lui. C’est donner de l’importance et de la présence à une vie passée. Là le geste autorise à reconnecter différemment le mort et à se saisir du passé pour en faire une force, pas un objet de conservation. Sur la tombe, le rapport est de familiarité et le peintre pris dans la cause de ceux qui viennent entretenir la sépulture, à moins que ce ne soit l’inverse :
« En cette année de commémoration nous affirmons que Courbet aurait probablement revêtu un gilet jaune ».
L’affaire n’est pas mince et moins anecdotique qu’il n’y paraît alors que l’on entend déjà se lamenter ceux qui circonscrivent Courbet à la peinture, et considèrent que le bon peuple ne connaît rien en la matière et qu’il doit écouter, puis ventriloquer, ceux qui se disent disciplinairement compétents sous peine de verser dans une forme de délinquance intellectuelle venant abîmer le raffinement chic du trafic entre le visible et l’invisible, entre la chose même et le sens... Car il s’agit bien ici, du point de vue de ceux sur qui pèsent des rapports de domination et qui entendent forcer l’accès à l’espace politique, de venir dans une conjoncture politique donnée, dresser le postulat d’une expérience commune et redire le lien entre l’art et les questions qui structurent les expériences sociales.
Alors, face à cette première intensification assertorique, certains, sans doute dans un désir de délégitimation du geste et de contestation de son intelligence – à l’image de l’emploi du mot « connard » par l’inutile philosophe Raphaël Enthoven et de la comparaison macronienne, caractérisable par son racisme de l’intelligence, entre les capacités de « Jojo le Gilet jaune » et d’un ministre – entendront engager un débat sur le diagnostic de délabrement de la tombe. Mais, rapporter le geste jaune à l’état des lieux d’un monument funéraire, le faire opérer à l’égal de celui de peu scrupuleux agents immobiliers ou d’instituteurs de la valeur patrimoniale, ce serait comme réduire à l’affaire de la colonne Vendôme la participation de Courbet à la Commune de Paris. Dans les deux cas c’est affaire de réductionnisme et/ou de récupération politiques, alors que la proposition en actes des Gilets jaunes, pliant le temps, vient redonner actualité et portée politiques à l’ensemble des gestes qui accompagnent l’histoire singulière de la tombe, son existence comme sa localisation, et au-delà les relations entre la ville et le peintre, entre le pouvoir et le peintre.
3.
Tout le monde se souviendra que Courbet, exilé en Suisse, est mort à La Tour-de-Peilz, le 31 décembre 1877. Une cérémonie se déroule quelques jours plus tard, le 3 janvier 1878 à 11h30 ; selon la presse environ 400 personnes y assistent, 600 d’après Cherubino Pata, collaborateur de Gustave. Parmi les discours, celui de Arthur Arnould « au nom de la Commune » – élu au Conseil de celle-ci, il est l’auteur de L’État et la Révolution paru en 1877, d’une Histoire populaire et parlementaire de la commune de Paris en 1878. Le cercueil est ensuite déposé à la morgue, en attente de son rapatriement en France. Mais, quelques mois plus tard, le docteur Charles Blondon de Besançon, surnommé « le médecin des prolétariens », fiancé de la sœur de Courbet, vient acheter un terrain dans le cimetière suisse. Courbet y sera inhumé le 10 mai 1878. C’est un exilé de la Commune, condamné à mort, Slomczynski dit Slom, qui dessine la tombe ; Louis Niquet autre communard avait réalisé un masque mortuaire. Slom, devenu secrétaire et dessinateur de cartes pour Élisée Reclus également exilé, avait fait un dessin de Courbet sur son lit de mort. Courbet est mort à six heures du matin, à 7h55 sa sœur Juliette adresse un télégramme à Charles Blondon : « Gustave mort. Son désir être enterré à La Tour provisoirement. Tous les amis sont de l’avis. Mon père et moi désirons le ramener. Qu’en pensez-vous ? ». Puis, le même jour, une lettre : « Le désir de Gustave est d’être déposé dans la terre de Suisse en attendant si la France tient à lui, oui ou non ». Plus loin : « Notre famille doit à la Suisse de la reconnaissance, elle a donné à mon frère l’hospitalité dans les jours mauvais, alors que la France manquait de respect au caractère de l’homme ». La reconnaissance pour l’hospitalité qui doute de la nation reconnaissante en somme. Le corps de Courbet et la tombe sont rapatriés en France pour le centenaire de sa naissance, le 29 juin 1919. C’était un vœu testamentaire de Juliette que de l’amener – le ramener – dans sa « ville natale ». La foule alors est maigre, moindre que sur le célèbre tableau L’Enterrement à Ornans (1849-1850) disent certains, pas de représentants de la municipalité, le préfet est absent de même que des responsables d’institutions muséales possédant des toiles du peintre. Le clergé local a interdit d’y participer. Pourtant une délégation suisse accompagne le cercueil de plomb et de bois. A la Tour-du-Peilz, une stèle remplace le monument déplacé, reste un buste sur une fontaine de la ville, d’abord appelé Helvétia puis Liberté à la demande de la municipalité. Sur un côté du socle Hommage à l’hospitalité.
Venir entretenir la tombe, c’est rappeler et la saisir dans une histoire dont Courbet, sa famille et « tous les amis » sont les auteurs. C’est une seconde intensification de l’ordre d’un dissensus qui historicise qu’opèrent là les Gilets jaunes, au moment où les discours anniversaires du bicentenaire parlent de réconcilier la ville et Courbet – plutôt Ornans et le peintre, mais au nom de quoi ? Du paysage ? Pour avoir été peint ? –, de la liberté sous le registre d’une catégorisation abstraite, de la psychologie du peintre réductrice du social, de l’animation territoriale, de la relativisation de la distance entre ce qui préside à la célébration bicentenaire et la pensée du célébré – alors que sans doute celui-ci plus que d’« être surpris » par le rituel social de sa célébration risquerait d’en mourir de rire ou de rage, c’est selon. Comme un prétexte ou une occasion pour une fantasmagorie appuyée sur une transsubstantiation du mort et ses rituels. Mais historiciser l’objet funéraire, c’est revenir sur le traitement local des formes de présence de l’artiste, et en particulier réintroduire la conflictualité sans laquelle la politique s’abandonne à une pseudoscience de l’administration.
4.
« Nous voulions rappeler comment la bourgeoisie bien-pensante ornanaise avait mis au ban le grand peintre pour sa participation à la Commune de Paris. »
Ainsi du 28 mai 1871 : « […] attendu que le Sieur Courbet, faisant partie du gouvernement insurrectionnel, auteur de ces criminels attentats, s’est signalé personnellement comme promoteur de la destruction des monuments nationaux ; attendu que le sentiment public s’est manifesté dans la ville par la mutilation de la statuette du Pêcheur, [le conseil municipal d’Ornans] arrête que la statuette du Pêcheur de Gustave Courbet , qui avait été placée sur la fontaine des Iles-Basses, sera enlevée et rendue à la famille ». Cela est fait deux jours plus tard. En 1880, Émile Gros-Kost raconte dans ses souvenirs que des menuisiers du pays refusèrent de participer à l’enlèvement et qu’il fallut racoler, ce sont ses termes, quelques pauvres diables pour le faire. Quelques temps auparavant une manifestation bonapartiste avait jeté des pierres et des ordures au Pêcheur. Un bras est cassé. « J’aurai à régler mon compte avec eux plus tard » écrit Courbet à propos des conseillers municipaux d’Ornans. Ou encore : « je leur avais donné une statue pour orner une fontaine, ils ont détruit tout ça. Ce ne sont pas les paysans, ce sont les untels ». Durant la même séquence temporelle, l’atelier d’Ornans a été transformé par les Prussiens en corps de garde ; des tableaux, des meubles, des livres, des collections… ont été pillés. Courbet soupçonne certains de ses compatriotes d’en avoir profité. A soutenir que Courbet aujourd’hui est l’enfant du pays, on s’expose aux interrogations sur ce qui peut bien constituer ce pays ! Et puis comme l’écrit Theodor W. Adorno, « la négation du négatif n’est pas le positif, ni la réconciliation avec un objet lui-même non réconcilié ». Autrement dit, suivant là toujours le philosophe allemand, l’on s’expose à la puissance de la différence comme dehors effectif, que celui-ci prenne le nom de Gustave Courbet ou de Gilet jaune, tout comme paradoxalement à la faible puissance intégratrice du mot pays.
5.
Au principe du « déboulonnement » ornanais du Pêcheur de chavots, comme en une symétrie justificative et vengeresse, celui de la colonne Vendôme. Quasiment un rendu pour un prêté… Ce motif qui perdure, l’accent mis sur cette destruction en tant qu’événement, mérite que l’on s’y arrête, utilisé qu’il est tant par les détracteurs de Courbet que par les promoteurs de sa réhabilitation institutionnelle et étatique, de sa réintégration dans une histoire nationale par le moyen de sa panthéonisation.
Commençons par les premiers, les détracteurs. C’est à ce motif donc que Courbet est condamné, le 2 septembre 1871, à six mois de prison et 500 francs d’amende. Avec l’arrivée du maréchal bonapartiste Mac-Mahon au pouvoir et la décision prise de reconstruire la Colonne, de nouvelles poursuites sont entamées. Le peintre est condamné aux frais de sa reconstruction, il perdra la majeure partie de sa fortune, ses biens et tableaux seront saisis, et c’est pour échapper à la prison en cas d’absence de paiement qu’il part en Suisse en exil. La frontière est franchie, définitivement mais il ne le sait pas encore, le 23 juillet 1873 aux Verrières. Le 26 novembre1877 toutes ses œuvres et ses biens restés en France sont mis en vente.
5.1. Pour autant, vouloir contenir la participation de Courbet à la destruction de la colonne Vendôme tout à la fois est faux et confine au ridicule. D’abord il est l’acteur de bien d’autres activités politiques. Avant la Commune, en septembre 1870, sous le Gouvernement de défense nationale, Courbet devient président de la Commission des arts nouvellement créée dont la mission est de protection et de surveillance des musées et des monuments. Le 29 octobre 1870, il lit au théâtre de l’Athénée ses lettres A l’armée allemande et Aux artistes allemands, pointant entre autres choses la possibilité d’un destin commun sous le signe d’une abolition des frontières – « vous n’avez qu’à y gagner : vous participerez à notre pays en frères » –, d’une similitude de conditions – « On vous dit besogneux, tant mieux ; en France, la pauvreté est un brevet d’honnêteté ; les riches seuls ont le moyen de voler ; nous pouvons donc nous entendre » et de conjoncture politique – un « César prussien » et un « César français ». Il se présente aux élections législatives du 8 février 1871 et aux élections des représentants des arrondissements de Paris le 26 mars 1871. Sans succès s’agissant des deux. Il entre au Conseil de la Commune comme délégué du VIearrondissement le 18 avril 1871, après les élections complémentaires du 16 avril 1871. Le 1er mai 1871 il vote contre la constitution d’un Comité de salut public qu’il qualifie de dictature et signe, avec 22 autres dont certains qu’il retrouvera en Suisse, le manifeste de la minorité. Gustave Lefrançais, premier président des séances du conseil de la Commune, aussi membre de la minorité, réaffirmera alors que la Commune est « l’expression et la force impersonnelle de la révolution » et qu’instaurer un tel Comité revient à la restreindre au « rôle de “petit parlement” ». Exécutif et législatif sont séparés. Durant la Commune, Courbet préside la Fédération des artistes de Paris qui voit le jour le 10 avril 1871, il est élu par 400 artistes assemblés dans le grand amphithéâtre de la Faculté de médecine. Celle-ci engage un travail de redéfinition du rôle social de l’artiste et de ses rapports au pouvoir politique : autonomie à l’égard de tout gouvernement et abandon de toute orientation esthétique de l’État qu’il s’agit d’ailleurs d’abolir en actes, inscription de la pratique de l’art dans une coopération sociale. Mais aussi extension du domaine de l’art avec par exemple le dépassement de la séparation entre beaux-arts et arts décoratifs. Courbet siège aussi à une commission de l’éducation qui va fermer les écoles confessionnelles, organiser des crèches et réorganiser de bibliothèques. Elle promeut une éducation qui permettrait d’échapper à la division du travail, particulièrement entre travail intellectuel et tâches manuelles. De quoi faire mentir Platon, Thalès et la petite servante de Thrace. Marx y reviendra, Gramsci également.
5.2. Cette échappée de l’assignation à des rôles et des tâches qui en résultent, comme du cours ordinaire du temps, c’est précisément ce qu’éprouve Courbet lui-même – seconde raison pour laquelle la réduction de sa participation à la destruction du monument impérial est ridicule – devenu autre qu’un seul artiste : « Je me lève, je déjeune, et je siège et préside 12h par jour. Je commence à avoir la tête comme une pomme cuite. Malgré tout ce tourment de tête et de compréhension d’affaires sociales auxquelles je n’étais pas habitué, je suis dans l’enchantement ». Ou encore, avant la Commune, en octobre 1870, dans le prologue de sa brochure Aux Allemands : « chacun se paye une tranche de ce qu’il ne sait pas faire ; nous sommes en liberté ». Ce qui lui vaudra les railleries de Zola, ce farouche opposant à l’égalité et partisan d’une république positiviste, qui défendra par ailleurs l’entrée de ses toiles au Louvre, dans une stricte application de la division du travail en somme. « Courbet, le grand Courbet, est de la Commune de Paris ! Il va légiférer ! il a exercé sa charge de président des artistes ! et même, Dieu me pardonne, on vient de le déléguer à la commission de l’instruction publique ! Dans cent ans, les ateliers en riront encore. » La purification de l’art contre la politique de l’artiste.
Au-delà des railleries de Zola, ce que nous dit Courbet de ses journées et de leurs objets relève de l’expérience vécue de la Commune, ici celle d’un temps à la fois saturé et très court, d’un temps d’une autre texture et d’un grain différent. L’expérience dure 72 jours, mais le temps vécu fait conscience historique. Cette expérience dit la mise à l’épreuve d’autres formes d’existence et d’organisation de l’espace social et politique. Par exemple, un Paris sans police : « Point de police, point de sottise, point d’exaction d’aucune façon, point de dispute. Paris va tout seul comme sur des roulettes. Il faudrait pouvoir rester toujours cela. En un mot, c’est un vrai ravissement ». Un Paris qui ne s’inscrit plus dans un espace national dont il serait la capitale : « Paris a renoncé à être capitale de la France. La France ne voulait plus que Paris lui envoie des préfets. La France doit être contente, elle est exaucée. Mais aussi Paris ne veut plus être conduit par la France ».
5.3. Le traitement de Courbet comme un ennemi ou comme un idiot au motif de sa participation à la Commune, les deux à la fois ou l’un parce que l’autre, déborde largement les limites chronologiques de l’évènement. Troisième raison. Ennemi, ses œuvres sont l’objet d’attaques empruntant au lexique anticommunard. Là où la révolution est rapportée à l’obscénité sexuelle et au dérèglement moral de ceux qui la promeuvent et la produisent, là où les communardes sont traitées de « femelles » et Courbet de « chose » par un Dumas fils célébré par George Sand qui par ailleurs trouvait le peintre laid et inintéressant, le tableau L’origine du monde, peint en 1856, est requis à l’appui d’un procès en moralité. Maxime Du Camp associe l’aide – c’est son terme – apportée par Courbet à la destruction de la Colonne et ce « portrait d’une femme difficile à décrire ». « L’homme qui, pour quelques écus, peut dégrader son métier, est capable de tout » ajoute le futur académicien dont certains pensent qu’il doit à son hostilité à la Commune son élection dans la savante assemblée. Les casseurs de pierre, peints en 1849, seront des points d’appui à la caricature de Courbet en casseur de Colonne. Autant dire que le peintre est rétrospectivement présenté comme déjà gros du communard. Des tableaux, postérieurs aux journées de 71, en tant qu’ils sont lus comme politiques, lui seront refusés dans des salons officiels : des Pommes rouges au pied d’un arbre– elles sont rouges ! – au salon de 1872 où le peintre bonapartiste Ernest Meissonnier, auteur d’un L’Empereur Napoléon III à Solferino (24 juin 1859), est à la manœuvre ; à Vienne en 1873, le Portrait du général Cluseret, qui avait été délégué à la guerre de la Commune.
D’autres ont minoré l’engagement de Courbet, le décrivant manipulé et somme toute trop bête pour élaborer pensée et posture politiques. Ainsi de Zola, encore lui, le 27 mai 1871 : « Ah ! le pauvre homme ! ce sont ses amis, avec leur prétendu art social, qui l’ont jeté dans cette épouvantable catastrophe ». Henri d’Ideville, écrivain et préfet d’Alger aussi, qui trouva « hideuses » les prisonnières communardes – les femmes encore –, évoque des fréquentations malsaines, et fait d’un Courbet politique un « simple idiot », tout comme il recommande de faire le tri des intelligences, entre les chefs de la Commune qu’il faut sans aucune pitié fusiller et les « obscurs rebelles, entraînés et inconscients » qu’il faut amnistier. Être bête ou fusillé, l’alternative est réduite ! S’agissant de Courbet, le motif perdure, repris par exemple, plus récemment en 2002, dans un catalogue d’exposition : « Après la disparition de Proudhon et celle de Max Buchon, Courbet se radicalise et le gouvernement de la Défense Nationale puis l’aventurisme de la Commune le trouveront prêt à défendre un idéal dont il se sent investi. Il n’a pas senti – homme libre – que ces combats n’étaient pas les siens et qu’il en sera la victime offerte parce qu’il n’a pas, comme les littérateurs et les pamphlétaires, le langage politique qui convient à ce combat-là ». Pardonnez-lui, il ne sait pas ce qu’il fait !
5.4. A ces prétendues absences ou ruptures d’intelligence et de conscience, il faut opposer la continuité dans laquelle se poste Courbet, et pour cela le desserrement du bornage temporel biographique qu’il opère en faisant de la Commune un moment de son parcours, irréductible à ses dates de début et de fin, comme un accompagnement, une confirmation ou une actualisation biographique et temporaire de ses principes vitaux et politiques. Dans une lettre au rédacteur en chef du Rappel, le 15 avril 1871 : « On me demande une profession de foi. Après trente ans de vie publique, révolutionnaire, socialiste, je n’ai donc pas su faire comprendre mes idées. Cependant, le langage de la peinture n’étant pas familier à tous, je me soumets à cette exigence. Je me suis constamment occupé de la question sociale […] j’ai lutté contre toutes les formes de gouvernement autoritaire et de droit divin, voulant que l’homme se gouverne lui-même, selon ses besoins, à son profit direct et selon sa conception propre ». Dans un texte autobiographique, en 1866, écrit pour Victor Frond, où il dit avoir suivi « les socialistes de toutes sectes » et qu’il était fouriériste en arrivant à Paris. Ou encore, face à Thiers, en juillet 1870, : « à l’âge de dix ans, j’avais exactement les mêmes propensions qu’aujourd’hui […] ce qui me tourmentait le plus à cet âge, ce qui m’empêchait de dormir, c’était les pauvres ». Plus loin il parle de question sociale. Il faut ajouter à cela qu’il revendique le principe d’égalité bien avant la Commune, en décembre 1849 il écrit : « C’est une belle saison que l’hiver. L’hiver, les domestiques boivent aussi frais que les maîtres. » Ou encore, lorsqu’en 1866, il oppose son « origine plébéienne » au rédacteur du Monde illustré qui lui reproche sa « mauvaise éducation ». Mais aussi, après la Commune : « L’esprit se trouve dans toutes les classes de la société mais l’indépendance se trouve cent fois plus chez les pauvres que chez les riches ». Et puis il y a la place donnée à son grand-père maternel, « sans culotte », « révolutionnaire de 93 » et les linéaments d’une culture politique acquise auprès de lui. En mai 1848 il s’enquiert de ce qu’il pense de la situation politique. Durant la Commune, argumentant contre la création du Comité de salut public, il compare 1871 et 1793 : « Ce que nous représentons, c’est le temps qui s’est passé de 93 à 71, avec le génie qui doit nous caractériser et qui doit relever de notre propre tempérament ». De même au lendemain de la Commune : « les principes que la minorité de la Commune professait étaient quoiqu’on en dise supérieurs à ceux de 1793 ». L’expérience révolutionnaire fait percoler les temps.
Après la Commune il se range parmi les hommes « dévoués […] à l’égalité », dressant une continuité entre 1848 et les communards « morts en riant, comme des hommes sûrs de l’avenir, et qui avaient foi dans leur conviction » opposés à la bourgeoisie « sans génie propre », qui « sauve son ventre en mordant et en adulant, comme les chiens sauvent leur queue » et dont le destin est d’être « nivelée ». « Ils sont montés à l’assaut du ciel » écrivait Marx des communards dans une lettre d’avril 1871. On pourrait lui opposer de raconter une belle histoire, ou de se faire la part trop belle. Et alors ? Ne serait-ce que cela, ce qui importe dans le cas présent, c’est l’événement de la revendication dans une situation de perdant de l’histoire, l’affirmation d’une irréductibilité.
De même ses prises de positions avant la Commune présentent de nombreux points sécants avec l’expérience révolutionnaire, comme le refus de soumettre en 1855 une ébauche de son tableau L’atelier au directeur des Musées impériaux pour bénéficier d’une commande officielle, aussi en juin 1870 celui de la Légion d’honneur en ce qu’elle « relève essentiellement de l’ordre monarchique », parce que « L’État est incompétent en matière d’art » et que son intervention conduit « à la plus stérile médiocrité ». Ajoutant : « Je m’honore en restant fidèle aux principes de toute ma vie ». Auparavant, au début de l’année 70 alors qu’une réforme du Salon est débattue il écrit : « L’État ne doit pas avoir d’initiative », et propose : « Les médailles et récompenses sont annulées de droit ». Encore avant, en 1861, refusant le statut de professeur en matière d’art : « tout artiste doit être son propre professeur ».
Enfin, lui-même a donné une interprétation politique de ses tableaux comme L’hallali du cerf, avançant que toutes les fois qu’il a « représenté des bêtes traquées et pourchassées, [il] avai[t] en vue les hommes traquées et pourchassés par le despotisme ». Où Les casseurs de pierres où il voit la peinture d’une injustice et la mise en évidence de « ce qu’ils appellent la question sociale ».
5.5. Que ceux qui ont constitué Courbet en ennemi l’accusent ou prennent prétexte de la destruction de la Colonne, qu’ils réduisent la Commune – oubliant le mouvement des réunions publiques qui la précède et son héritage, tout comme celui, souterrain de 1848 – à ce qui tient dans un bornage chronologique, que lui-même s’en défende durant son procès, arguant de sa « non-présence à l’Hôtel de ville, quand fut décrétée cette destruction », il n’y a là rien d’étonnant, d’un côté comme de l’autre. Mais le même motif est à l’œuvre chez ceux qui entendent réhabiliter le peintre et qui pour cela avancent son innocence dans la démolition pour demander le pardon de la République. « Innocent dans la chute de la colonne Vendôme, il fut iniquement condamné et jamais réhabilité. » La phrase est extraite d’une tribune, publiée dans Le Monde en 2013, demandant l’entrée de Gustave Courbet au Panthéon. La demande a été reformulée en 2019, dans les mêmes termes.
Il convient d’abord de revenir sur la position de Courbet quant à la Colonne. En septembre 1870, le 14, il propose au Gouvernement de la défense nationale, dans une volonté d’effacement de toute trace du pouvoir impérial, de déboulonner et de transporter aux Invalides ce « monument dénué de toute valeur artistique, tendant à perpétuer, par son expression, les idées de guerre et de conquêtes qui étaient dans la dynastie impériale ». A la place il voit, loin de la mortifère monumentalité nationaliste, l’érection d’un canon rendu inoffensif par un bonnet phrygien posé sur sa gueule, ou un canon forgé à partir du bronze des canons français et prussiens alors que la colonne Vendôme avait été fabriquée à partir de celui des canons autrichiens pris par Napoléon. Ou bien encore une grue avec une corbeille de fleurs pour représenter la « placidité de la nature ». Il précise à son père : « J’ai voulu faire démolir la colonne Vendôme. Je n’ai pu l’obtenir du gouvernement, le peuple était d’avis ». Il revient ailleurs sur ce « vœu populaire » et la discussion à ce propos avec les artistes. Le 27 avril 1871, Courbet demande l’exécution d’un décret de la Commune sur la démolition de la colonne Vendôme – emblème le plus expressif et le plus odieux de l’empire écrit Félix Pyat dans Le Vengeur du 17 avril 1871 – tout en souhaitant que l’on laisse le soubassement à la raison qu’il a trait à l’histoire de la république. Ce décret de la Commune avait été pris le 12 avril 1871, soit quatre jours avant l’élection du peintre, le 16 avril 1871. L’écart servit d’argument à ceux qui entendront l’innocenter du geste. La Colonne est détruite le 16 mai 1871, la place renommée pour devenir Place internationale. « C’est le moment où le peuple revendique ses droits » discourt un communard. Courbet a souhaité sans aucun doute la soustraction à l’espace public du monument impérial, que cela prenne la forme d’un déboulonnement ou d’une démolition partielle.
Ensuite il convient de s’arrêter un instant sur ce que Courbet lui-même dit de sa responsabilité qu’il discute, en 1876, distinguant responsabilité matérielle – qu’il conteste –et responsabilité morale : « En suis-je responsable moralement ? Oui, mais au même titre et dans les mêmes limites que des milliers de citoyens auxquels l’on ne peut reprocher leur manque de patriotisme ou d’intelligence ». Poursuivant et la revendiquant : « Oui, cette part, je l’acceptée pleinement. Le mobile qui nous a guidés n’est pas de ceux dont l’on doive rougir. Ce mobile n’était autre que la haine de la gloire dont les Prussiens étalaient devant la France sanglante et humiliées le hideux spectacle. La vie de notre Guillaume à nous, loin de nous consoler de nos défaites présentes nous faisait regretter nos victoires passées qui n’avaient abouti qu’à l’invasion et à la honte ». Ce que dénonce Courbet est le traitement particulier dont il fait l’objet au milieu d’intelligences multiples : un « nous » est avancé, il n’est pas de majesté. Il revendique une position collective, faut-il alors réclamer un traitement particulier pour celui-là même qui tente de s’y soustraire. Il faut alors rappeler, quoi que l’on en pense par ailleurs comme des raisons avancées pour ce faire, qu’il y a eu amnisties, partielle en 1879 et totale en 1881, que les communards ont été réhabilités par l’Assemblée nationale en novembre 2016.
Admettons, d’un point de vue rhétorique et temporaire, qu’il faille traiter singulièrement Courbet. Les auteurs de la tribune poursuivent : « En honorant Courbet, c’est l’engagement républicain et la justice, que la France honorerait. » « Ce que la République seule a fait, seule la République peut le défaire, en reconnaissant le soutien indéfectible de Courbet à la République », souligne l’un des promoteurs de la demande de panthéonisation.
Panthéoniser, c’est d’abord, si ce n’est déjà fait, faire entrer dans une histoire nationale, dans une histoire républicaine, l’involontaire impétrant : « la patrie reconnaissante ». Aussi curieuse qu’elle puisse apparaître, une question mérite d’être posée : Courbet appartient-il à l’histoire nationale ? Ou plutôt quels effets les opérations de son inscription dans l’histoire nationale ont-elles/ont-elles eu sur lui et son œuvre ? La demande de 2013, puis 2019, ressemble à une autre opération, antérieure et analysée par l’historienne de l’art américaine Linda Nochlin, la « réhabilitation » de Courbet, dès la fin du XIXe siècle, qui se construit suivant trois tactiques : en faire un peintre de la nature, l’insérer dans la tradition de l’art national – tactique la plus puissante selon Nochlin – et enfin la séparation d’avec la politique. Dès sa mort, les dispositifs de départage s’installent qu’ils reviennent sur la Colonne ou séparent « l’homme » de « l’œuvre ». Le Siècle du premier janvier 1878 : « La France a perdu son plus grand peintre […] Ses beaux yeux, qui s’ouvraient si largement devant la nature et qui analysaient avec tant de sureté ses harmonies colorées, se sont fermés pour toujours […] il est resté étranger au renversement de la colonne Vendôme ». Paul Mantz parle d’une perte des réalités morales et ajoute : « on oubliera l’homme, on se souviendra de l’œuvre ». Forcer Courbet dans une histoire républicaine s’est fait au prix de son démembrement et d’une destitution de sa puissance politique.
Mais panthéoniser, bien sûr, est plus que cela. Le geste, de quelque côté qu’on le tourne, s’inscrit dans une politique des grands hommes et des formes de narration de l’histoire dont le but est la construction d’une mémoire collective et la mise en œuvre d’une ligne politique rectrice. Se pose alors la question d’identifier l’opérateur de la grandeur de Courbet au regard de la nation. Sur quel motif cette grandeur se construit-elle, étant entendu qu’elle ne peut reposer sur des propriétés substantielles mais résulte d’actes tout à la fois de différenciation et d’agglomération. Agglomération à un collectif et différentiation au sein et au service de celui-ci et de son existence. Reprenons : « En honorant Courbet, c’est l’engagement républicain et la justice, que la France honorerait. » Laissons-là la justice. « Ce que la République seule a fait, seule la République peut le défaire, en reconnaissant le soutien indéfectible de Courbet à la République. » Le motif de la fonctionnarisation de Courbet au service de la République serait donc son soutien indéfectible à celle-ci, son engagement républicain. Si ce n’était devenu une règle générale, l’inflation argumentaire du mot aurait de quoi surprendre tant il apparaît, ici mais aussi ailleurs, comme un signifiant vide. De quelle république parle-t-on et de quels républicains s’agit-il ? Courbet lui-même, depuis son expérience politique, faisait un distinguo. « Depuis 1830, les républicains sont divisés en deux classes, les démocrates autoritaires et les démocrates propagandistes ou pacifiques ». Ailleurs il départage les républicains de 48 « distancés par le socialisme moderne », les « republications décentralisateurs » et les adhérents à l’Internationale. Point donc d’unité républicaine ni de conception unifiée de la république. Il le redit face à Thiers : « Nos tempéraments sont tout à fait opposés : toute ma sollicitude dans la vie est pour les pauvres, tandis que toute la sollicitude de votre vie est pour les riches ; c’est en quoi nous différons ». L’affaire est réglée. Est-il là nécessaire de rappeler le rôle du républicain Thiers durant la Commune, sa volonté de faire « qu’on se débarrasse du socialisme » et que c’est sur les massacres de ses participants que se construit la IIIeRépublique. C’est cette république-là qui a condamné Courbet, une république de l’ordre moral où se réaffirme l’importance des principes religieux, une république de défense de la hiérarchie sociale, une république qui pratique une politique du repentir et de l’expiation de l’acte communard, une république électoraliste où le pouvoir des représentants est réaffirmé, une république positiviste. Loin d’une république à la Courbet, tout à la fois pratiquée et promesse, loin d’un monde où les domestiques pourraient, en plein été, boire aussi frais que les maîtres ! En 1880 l’amnistie, promue par Gambetta et votée par le Parlement, est le nom donné à l’organisation de l’oubli, à la raison de l’indivisibilité de la nation et de la république. A la raison donc d’une totalisation appuyée sur un ordre social et contribuant à la construire et le solidifier. Réunir sous le même mot la république de Courbet et celle de Thiers et Gambetta, c’est faire injure à la promesse d’une république sociale et démocratique, c’est piétiner le passé. Le doute quant à la fidélité de Courbet à la république des seconds est plus que permis !
Reste la question de la République auto-correctrice, qui viendrait depuis le présent réparer ses actes du passé. Soit celle qui pour présidents s’est donné Hollande et Macron, et qui viendrait corriger ses erreurs, puisque l’on nous parle de la République, alors que Thiers puis Mac-Mahon étaient au pouvoir.
Du premier, il n’y a pas grand-chose à dire, de sa politique culturelle, si l’on s’en tient là, on retiendra ici la qualification narcissique des artistes – « ils veulent être aimés », mais aussi à la réaffirmation de leur qualité de ressource économique – « Ils sont très fiers d’être un levier économique ». Courbet, comme d’autres, est aujourd’hui objet de commerce. Il n’échappe pas à la pression des marchés, à sa constitution en valeur d’enrichissement territorial.
Le second, nous avons d’une certaine façon commencé par cela, est venu à Ornans célébrer le bicentenaire de la naissance du peintre. A cette occasion, tour à tour la participation de Courbet dans la démolition de la Colonne fut minorée – « il n’a pas voulu tant que cela abattre la Colonne » – et le peintre décrit comme « pris » dans les tourments de son siècle, ses idées justifiées par sa fidélité – mais à quoi donc ? – et son tempérament – là où le social et la rationalité disparaissent sous le psychologique. L’histoire de l’art s’est vue réduite à l’alignement, selon une conception linéaire du temps, d’écoles et d’influences, Courbet se voyant inscrit entre romantisme et impressionnisme, dans un entre-deux. Le geste pictural de Courbet, « transgressif, » fût caractérisé par la transformation de personnages du quotidien en personnages « uniques » – point de peuple rendu visible – ou par la production, Freud convoqué, d’une « inquiétante étrangeté ». A ce sujet, à la raison que le mort vient hanter le vif, l’historien Michel de Certeau préférait d’ailleurs employer le terme d’inquiétante familiarité. Peut-être faut-il voir, chez le « président-philosophe », une influence de la façon dont Ricœur (sic) pensait la métaphore. L’intelligence des lieux – « les terres ont une vérité » – fût affirmée, celles du Doubs se voyant, en une sorte de double de « l’enfant du pays » et de son dédoublement, affubler de « la capacité à voir le réel et à penser l’impossible », l’expérience Lip étant invitée à figurer dans une galerie de portraits avec Fourier, Proudhon, Hugo. Tous enfants du pays ! L’art d’être français fût célébré et Courbet en servit de modèle parce qu’exemple d’une inscription territoriale locale à partir de laquelle devraient se penser l’universel et l’absolu. Il y a là comme le signe d’une pensée connue qui consiste à empiler la petite et la grande patries avec le rôle spécifique supposé de la France en matière d’universalité. Enfin c’est la culture comme part d’absolu qui fut promue là où la question du relatif aurait méritée d’être discutée et l’accent mis sur les liens entre expériences sociales et ce qui se nomme par le mot culture. Les artistes se virent attribuer la fonction d’instituteurs du sens du monde, on connaît la position de Courbet sur les relations entre État et praticiens de l’art. Rien de bien nouveau par rapport à ce que décrivait Linda Nochlin pour la fin du XIXesiècle.
Pendant ce temps et avant, à l’extérieur, des Gilets jaunes se faisaient verbaliser et évacuer d’une ville bouclée.
6.
Sur sa tombe, le geste jaune contribue à faire tenir Gustave Courbet aux vivants autrement que sous les registres et simulacres de l’art comme absolu ou de la promotion de l’art pour l’art, de la narration nationale ou de la célébration bigote, du dispositif communicationnel ou de l’opération d’enrichissement territorial. Et ce au moment-même où la pensée, les affects et l’action politiques de Courbet n’intéressent qu’à condition de ne rien déranger du fonctionnement de l’ordre social et politique, voire même où elles sont convoquées pour servir à la mission civilisatrice de la République ou à la promotion de valeurs livrées détachées de toute pratique et par cela destituées de leur puissance d’effectuation.
Contre un Courbet qui ne serait qu’un dispositif constitutif du monde social et historique dans lequel nous vivons, plus généralement le geste autorise la re-discussion des modalités d’un hériter de Gustave. Un hériter qui ne serait réductible ni à la poursuite d’une présence – parfois aux limites de l’acharnement thérapeutique et des soins palliatifs –, ni à la narration d’un passé, ni à l’essorage marchand ou à l’insupportable devoir de mémoire mais plutôt ouvert sur la possibilité de figurer le présent et d’y agir. Le geste jaune, critico-pratique, vient contribuer à cette figuration, nourrir un autre cours que celui de la nationalisation et de la dépolitisation, et participer à une réaffectation stratégique des importances.
Plus tard, le 5 juillet, une nuit jaune se fait à Ornans, l’espace urbain est réapproprié. Une banderole « Désespéré de voir que rien n’a changé » reprend le motif du tableau Le désespéré, sur une autre « Thiers ou Macron Courbet déteste les versaillais » est écrit en lettres jaunes sur fond noir. Il me semble que la typographie du nom du peintre y reprend celle de sa signature. La tombe est temporairement habillée d’un gilet jaune. Courbet est salué comme celui qui rend visible « les petites gens ». Il faudrait rappeler les différentes façons dont Courbet tresse des liens entre sa peinture et l’art populaire. Mais ce n’est pas le lieu et plus que cela, il y a là comme la revendication légitime de la communauté d’un geste. Et le peintre oblige à continuer à arpenter le monde avec les chaussures de l’égalité.
Après la défaite révolutionnaire, Courbet revient sur les principes de la minorité de la Commune empruntés à Proudhon : les États-Unis d’Europe, la décentralisation universelle, l’abolition des classes sociales, l’abolition du citoyen, l’association du travail et du capital, l’abolition de la pauvreté par l’association ouvrière. Il ajoute : « Si nous n’avons pas réussi positivement, nous avons du moins affirmé ces principes spéculativement », c’est-à-dire qu’ils ont été rendus perceptibles dans le présent.
Comme un air d’actualité.
Noël Barbe
source : https://lundi.am/Courbet-les-Gilets-jaunes-le-President-et-le-Pantheon-Noel-Barbe