ALLAN ERWAN BERGER « Il existe une seule race, et c’est la race humaine ». Au dix-neuvième siècle, cette affirmation progressiste et généreuse était valable, puisqu’on n’avait encore que peu d’idées concernant la notion d’espèce et de sous-espèce, qu’on englobait sous le vocable de “race”. Aujourd’hui, une telle proposition est fausse du sol au plafond.
Je rappelle qu’une espèce est un ensemble d’individus compatibles sexuellement, et dont la descendance possède une tendance très lourde à être fertile. Pour sa part, une sous-espèce est un sous-groupe de l’espèce, qui, pour des raisons environnementales, s’est retrouvé isolé et confiné génétiquement, au point de développer des caractères qui ont rendu les individus de cette population incompatibles sexuellement avec les membres de l’espèce parente. Il y a des affinités criantes avec l’espèce parente, mais c’est terminé : les deux groupes ne se mélangeront plus, et la sous-espèce acquerra au fil des millions d’années le statut d’espèce à part entière, ou bien elle s’éteindra… ou alors c’est l’espèce parente qui disparaîtra. Ci-dessous, voici trois groupes d’ormeaux de l’Atlantique sud-est : du nord au sud, Haliotis marmorata speciosa nommé par Lovell Augustus Reeve, Haliotis marmorata stricto sensu identifié jadis par le baron Carl von Linné, et Haliotis marmorata geigeri détecté par moi s’il vous plaît, et décrit par mon camarade Buzz Owen de Californie, qui a fait un énorme travail de ménage dans la série africaine.
De ces trois sous-espèces, nul aujourd’hui n’est en mesure de dire laquelle est issue de laquelle, ou si elles sont issues d’un parent commun aujourd’hui disparu ; la taxinomie ne fait souvent qu’établir une carte instantanée des ensembles vivants, et seule une patiente étude paléontologique peut, parfois, établir l’ordre des apparitions, exposer les filiations, dire les héritages.
Quant à la race, les scientifiques ne savent qu’en faire. Dans la nature, les races sont en effet fort peu détectables. C’est une notion qui est surtout utile dans l’élevage des animaux domestiques, chats, chiens ou bétail, où l’on accentue à dessein un ensemble de traits jusqu’à obtenir un type qui fera l’objet d’une convention et d’un ensemble de normes. Il est alors facile d’isoler ces races pour en empêcher les mélanges, mais dans la nature (qui a horreur du vide), il en va tout autrement. Voyez ci-dessous une cartographie, très sommaire, d’une espèce de pétoncle de l’atlantique nord-est : Æquipecten opercularis (Linnæus, 1758). Une cartographie un peu plus complète devrait tenir compte des interactions toujours possibles entre des membres situés sur des quadrants opposés, et, pour bien faire, il faudrait même la bâtir en trois dimensions. Elle aurait alors l’apparence d’une sphère. Mais enfin, telle qu’elle est, on voit déjà les relations actuelles qu’on peut établir entre différentes “variantes”… ou “races” (cliquez sur l’image pour en charger une version plus large).
Certains individus sont affectés d’un label : voici les types des variantes, ou races, qu’on peut nommer pour les distinguer : à gauche voici la race blanche, en haut la race orangée, à droite la race marron, et en bas la race violette. Elles portent des noms latins parce que ça fait plus chic. C’est comme pour les humains : les blancs, les jaunes, les rouges, les noirs.
Voilà pour la peinture. Mais on peut aussi distinguer ces pétoncles non plus par le critère des couleurs mais par celui des motifs : à rayures ou bien marbré ? Ou bien uni ? Pour les humains, nez fin ou nez épaté ? Nez court ou nez long ? Car on trouve tous les nez, dans toutes les couleurs. Et ne parlons pas des cheveux.
En fait, puisqu’elle est la désignation d’une quintessence de certains traits arbitrairement choisis pour des raisons esthétiques ou utilitaires, la race n’est jamais qu’un point sur mon cercle de coquilles, ou sur un disque, ou dans une sphère. Tout y conflue, tout s’en écarte, rien n’y est exactement conforme. Voilà bien la nature, toujours à grouiller, à faire des nuages.
La race !
Et donc les scientifiques refusent de manipuler ce truc-là. Quant aux éleveurs, ils font leur beurre avec. Et les marchands de coquillages de collection aussi. Ou de poissons d’aquarium. Ou de rosiers. Bref, les races, ça existe, même si c’est flou et donc toujours incorrectement définissable. Disons qu’une race, c’est un secteur morphologique centré autour d’un type dont le choix comme canon est toujours discutable mais qui est malgré tout décrété représenter le centre d’équilibre du coin…
Voilà pour la notion de race de ce côté-ci de l’Atlantique. De l’autre côté, on en fait des livres et même des discours présidentiels, mais ici en France, parler de race est très mal vu. Je trouve ceci dommage. Pas au point de n’en plus dormir la nuit, mais enfin voilà encore un mot qu’il ne faudrait plus prononcer. Or, les races, ça existe encore un peu malgré tous nos mélanges, alors pourquoi s’en taire ?
On s’abstient de prononcer ce mot car il a été souillé par les racistes. Je rappelle qu’un raciste est quelqu’un qui considère qu’il y a des races supérieures à d’autres, et que la sienne est supérieure à toutes. Il y a des racistes noirs, des racistes blancs, des racistes jaunes et peut-être aussi des racistes rouges, allez savoir. Après tout la nature grouille, il faut donc bien qu’elle grouille de cons – en France, où l’on aime à être remarqués, nous sommes très nature en ce moment.
Eh bien ça ne fait rien ! Utilisez le mot “race”, même si c’est une fois par an. On se fait voler tant de mots, pourquoi en pas en repiquer un, même s’il n’est pas très utile ? Je me dis souvent qu’utiliser proprement un mot qui a été maudit, c’est déjà le nettoyer.
N’en avez-vous pas assez du regard des autres, qui vous malmène alors que vous, vous, vous n’avez rien à vous reprocher ? La race mérite bien un coup de langue. Pensez que vous dépouillez les affreux d’un de leur biens les plus précieux. Faites-le pour la République, ça fera passer le goût.
Je recommande la lecture des articles Race humaine et Racialisme sur Wikipédia. Je ne savais pas que le racialisme existait… C’est étonnant tout ce qu’on peut dire sur des notions aussi matériellement ténues… Étonnant, instructif, et curieux… Allez-y voir car après tout, qui sait de quoi demain l’humanité sera faite ? Avec quels mots défendrez-vous la liberté de l’espèce quand des eugénistes au service des princes-marchands de la planète voudront concevoir une race de soldats, une race d’ouvriers-forçats, une race de mineurs de fond, une race de marins à la peine, de scribes riquiqui ou de sportifs inextinguibles, et qu’ils vous diront qu’il s’agit juste de variantes, parce que tout de même « parler de race, pouah, c’est raciste » ? Ôtez-vous un mot de la bouche, et sa notion se recule dans l’ombre, prête à servir les habitants de l’ombre, et à vous nuire. Ne lâchez jamais rien aux brutes, ils donnent tout aux vampires.
Ci-dessous, coquillages à pourpre phénicienne, de races noire à blanche, avec ou sans épines, avec ou sans rayures. En fait, les milieux lagunaires encouragent le mélanisme chez les mollusques testacés, ce qui fait qu’il y a des noirs partout, dans le monde entier… Ils ne sont pas regroupés dans un bassin génétique distinguable… C’est ballot, hein ?