albatroz - images, songes & poésies

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el bicho et les nouveaux jaunes

Chères toutes, chers tous,

 

Je veux ici remercier, mais vraiment remercier, tous ceux qui, par leurs messages très diversifiés, se sont souciés de moi, dans l’encerclement par la mort qu’il m’a fallu supporter depuis 2019. La mort violente de deux de mes quatre enfants, Olivier et Claude-Ariane, puis l’enlèvement par un brutal cancer de Cécile Winter, qui avait été ma compagne pendant cinquante ans, avec qui j’avais adopté Olivier, et que j’avais finalement épousée il y a dix ans, cela était vraiment aux limites du supportable. S’y est ajouté, s’agissant du dernier deuil, une polémique de bas étage engagée par la famille de Cécile, et qui est allée, au moment des obsèques, jusqu’à barrer mon nom parmi ceux de mon fils Olivier, niant ainsi une paternité officiellement reconnue et dont une foule de témoins peuvent attester qu’elle a constitué un moment essentiel, actif, complexe, et finalement tragique de mon existence, au point que je lui ai consacré un livre qui témoigne, entre autres, de la force du lien qui s’était établi entre mon fils et moi.

 

 

 

Mais je ne veux pas m’attarder sur ce classique et sinistre épisode de bien des deuils, à savoir le conflit, familial ou autre, autour de l’appropriation du mort. J’avais prévu d’organiser, avec quelques fidèles amis témoins de l’imposture, une réunion pour dire de la vie de Cécile Winter ce qu’elle a vraiment été, y compris en ce qui concerne son lien avec moi, lien qui, comme tous les amours capables de couper une vie en deux, connaissait évidemment ce que c’est que le trouble, la fureur, la séparation tactique et la réconciliation stratégique. Mais finalement, je n’ai pas envie que l’écrasement subjectif par le deuil devienne une mesquine affaire de propriété des morts. Je n’ai pas envie de me laisser dicter les péripéties du deuil, tant publiques que privées, par des affects du genre « revanche » ou « j’avais bien raison ».

 

Il y a eu et il y aura des très légitimes discussions à partir du dernier exploit militant de Cécile : sa présentation, à la librairie Tropiques, de son livre sur la Grande Révolution Culturelle en Chine. Pour ce livre, comme on le sait, j’avais, à sa demande écrit une postface et rédigé, afin qu’il puisse être lu lors de la discussion à la librairie Tropiques, un nouveau commentaire de sa valeur et de sa portée. Je soutiens toutes les initiatives dans cette direction : saluer l’étonnante force de la conviction militante de Cécile. Je signale d’ores et déjà la réunion que François Nicolas organise sur le sujet, avec son groupe Longues Marches, le dimanche 17 octobre à Aubervilliers. 

 

Pour ce qui me concerne, j’envisage plutôt de me détacher du bourbeux contexte induit par la mort, et d’attendre quelques mois, ou même une année, afin qu’un moment de deuil raisonné soit consacré à Cécile, comme en anniversaire de sa terrible fin. Tous ceux qui étaient ses amis véritables et tous ceux qui m’ont manifesté leur vive compréhension du terrible choc qu’a été sa mort pour moi, pourront alors donner la forme d’une présence, voire d’une parole, à l’étendue de leur deuil.

 

Voilà, chères amies et chers amis, le message que je tenais à vous transmettre, en vous remerciant encore une fois de m’avoir fait parvenir l’expression de votre solidarité dans le deuil. Car c’est bien cette solidarité, et cette mémoire exacte et vive, qui permettent de donner un sens, hors religion, à la question de Paul : « Mort, où est ta victoire ? »

 

Alain Badiou

 

 

 

1er juin 2020

Cher camarade Dominique,

    Je te suis très reconnaissant d'avoir écrit que j'étais "le seul" à avoir dit des choses un peu sensées sur la pandémie du virus Sars 2. Par vanité, bien sûr, mais aussi parce que, venant de quelqu'un dont la position publique a été la tienne, à savoir la bonne, l'éloge a de solides garanties !
 
    Comme tu le sais, nous n'avons que deux points de divergence.
 
  L'Europe, d'abord, non que je sois "pour elle", je sais ce qu'elle est, mais parce que dans les conditions du présent, si on en fait (comme toutes les extrêmes droites) un fétiche négatif, on n'est en état de ne lui opposer que la France, ouvrant ainsi la voie, non au communisme, mais aux servants arriérés bourgeois du nationalisme. Pour nous, il faut sans cesse le rappeler, la vraie scène est mondiale, et le nationalisme est un de nos ennemis principaux (alors que "l'européisme" n'est en vérité qu'une abstraction marchande du Capital, sans ressort subjectif fort).
 
    Ensuite (mais c'est tactique), tu me donnes souvent l'impression de penser que tous nos maux viennent de la dérive des intellectuels à partir des années soixante. C'est donner bien trop d'importance à un phénomène certes réel, mais dont l'impact proprement politique est très limité. Le pouvoir, y compris idéologique, s'est concentré sur ce qui est l'idéologie constitutive, originelle, du Capital, à savoir le libéralisme (nullement "néo", tout au contraire : le plus ancien fétiche idéologique de l'ère bourgeoise). On peut même montrer que la plupart des idéologies petites bourgeoises actives, voire activistes, aujourd'hui, ne sont nullement structuralistes ou foucaldiennes, encore moins althussériennes, mais en réalité ultra libérales : horizontalisme, domination du thème "rendez-nous nos vies", fanatisme des "libertés", fétichisme de la "sauvagerie naturelle" (il faut d'abord "libérer" les animaux), thématique du salaire-pour-ne-rien-faire, et ainsi de suite (tu connais parfaitement ce répertoire). 
 
    En vérité, nos maux "réels" n'ont rien à voir avec cette agitation classiquement anarchisante. Il faut sans cesse rappeler qu'ils proviennent d'un état mondial paroxystique de la "loi d'airain" du Capital, à savoir la contradiction organique entre le dogme de la propriété privée d'une part, la concentration planétaire du Capital de l'autre. La petite bourgeoisie est libérale au sens où elle demande qu'on lui redonne sa part perdue du petit capitalisme des familles. Et tant qu'on ne reviendra pas au centre des choses, à savoir -- formule centrale de Marx dans le Manifeste - "abolition de la propriété privée", on laissera quartier libre à cette nostalgie petite bourgeoise. Qui a atteint son paroxysme, là je te rejoins totalement, à l'occasion de la pandémie, avec la fétichisation du passé, le mot d'ordre de "retour aux jours heureux", mot d'ordre qui m'a quand même laissé sur le flanc. La substance réelle d'un tel mot d'ordre me semble être : "retrouver la rente coloniale perdue" !
 
    Je te joins un article où je refais ma musique, évidemment toujours la même. Il doit sortir cette semaine dans "Libération" (on aura tout vu !)
 
    Amitié communiste !
    Alain
 

 

Pandémie, ignorance, et nouveaux lieux collectifs
Alain Badiou

 

 

          La pandémie actuelle est suspendue à la fois à une cause naturelle : l’existence du virus, et ses modes de transmission et de subsistance, de la chauve-souris à l’homme ; et à une cause « sociale » : le volume et la vitesse, tous deux considérables, des déplacements humains, qui font que le virus circule en quelques semaines de la Chine à l’Europe et aux Amériques sans rien qui puisse l’arrêter, sinon l’arrêt de presque tout ce tumulte humain, l’arrêt nommé « confinement ».  

          Du côté des Etats bourgeois (il n’en existe aujourd’hui, hélas, aucun autre), que se passe-t-il ? Ils sont contraints de prendre des mesures qui outrepassent leur stricte logique de classe. Il faut, vaille que vaille, que le système hospitalier fonctionne ; il faut pouvoir réquisitionner des chambres d’hôtel pour y confiner des malades ; il faut aussi limiter aux frontières les mouvements de populations charriant le virus avec elles, etc. Mais à travers tout ça, les Etats doivent impérativement protéger l’avenir de la structure propre de la société toute entière, à savoir sa nature de classe. Gouverner devient un exercice plus difficile que dans des circonstances moins originales. Heureusement pour les Etats en place, l’ennemi véritable de nos types de société, qui n’est pas le virus mais le communisme, est si faible aujourd’hui qu’ils se tireront d’affaire, au moins à court terme, sans trop de mal.

          On vitupère Macron ? Le régime parlementaire, qui est le régime politique naturel du capitalisme développé, et qui reste en France encensé sous le double nom fétiche de « démocratie » et de « notre République », en a vu d’autres ! S’il faut débarquer Macron, les maîtres du jeu le feront eux-mêmes, sous les applaudissements des mécontents de tout genre qui, depuis deux ans, pensent que ce Macron est la cause de tous leurs maux. Alors que, pour tout dire, depuis deux siècles, nos maux proviennent du couplage, en ce moment il est vrai particulièrement tendu, entre la propriété privée (qu’on peut vanter et promettre à tous) et la « loi d’airain » de la concentration du Capital (qui fait que dans ce qu’elle a décisif, la propriété privée ne profite qu’à très peu).

          Ce qui me semble périlleux, dans cette conjoncture, et favoriser toutes les formes de réaction, c’est l’ignorance de ces évidences, et le peu de crédit accordé aux raisonnements concluants et aux énoncés scientifiquement établis. Les vraies sciences constituent un des rares secteurs de l’activité humaine qui mérite la confiance, un des principaux trésors communs de l’humanité, de la mathématique à la biologie en passant par la physique et la chimie, comme par les études marxistes quant à la société et à la politique, sans oublier les découvertes psychanalytiques quant aux troubles de la subjectivité. Le vrai problème est que la confiance en la rationalité est très souvent ignorante et aveugle, et que, du coup, comme on le voit aujourd’hui, bien des gens, peut-être la majorité, ont aussi confiance en des fausses sciences, des miracles absurdes, des vieilleries et des imposteurs. Cela rend la situation tout à fait obscure, et génère des prophéties inconsistantes concernant « le jour d’après ». C’est du reste pourquoi les dirigeants révolutionnaires de toutes les époques savaient que sans préparation idéologique de l’opinion, l’action politique est très difficile.

          Le cœur du bilan de la crise pandémique, et d’ailleurs de toutes les « crises », devrait donc être la constitution, par tous les militants volontaires, d’un vaste réseau d’écoles où l’ensemble de ce qui doit être connu pour vivre, agir et créer dans nos sociétés serait enseigné à tous ceux qui le désirent.

          Il faudrait faire une enquête internationale sur tout ce qui peut déjà exister dans cette direction. Enquête d’autant plus nécessaire et délicate que fourmillent en la matière les faux semblants, associatifs ou officiels, qui ne sont que, charitables et faussement humanistes, parce qu’au service, non de l’humanité réelle, mais d’une intégration à l’ordre existant et à ses inégalités constitutives.

           Partant de mon expérience propre, je peux dire que L’Ecole des Actes, créée à Aubervilliers avec le soutien du Théâtre de la Commune, me semble, elle, proposer un lieu bien orienté pour les tâches de transmission et d’invention qui s’imposent aujourd’hui. Avant même l’épidémie, on y apprenait simultanément, à partir des expériences et questions du public populaire, avec en son cœur les prolétaires nomades (les mal nommés « migrants »), bien des choses qui, dans les diverses formes de la rationalité, sont nécessaires pour survivre, pour parler, pour lire, pour penser.

          Des Ecoles de ce type pourraient organiser également, -- l’Ecole des Actes en tente l’expérience -- des aides matérielles et administratives à ceux qui en ont besoin, comme une cantine pour des repas chauds, un dispensaire pour les premiers soins médicaux, une réflexion concrète sur l’habitat, des conseillers pour l’obtention des droits, ceux qui existent et ceux qui devraient exister en vertu des lois de la vie des gens. Et bien d’autres choses auxquelles je ne pense pas, et qu’elles inventeront.

          Sur son versant plus « politique », au sens large et ouvert qui s’impose aujourd’hui, l’Ecole des Actes organise toutes les semaines -- j’y ai parfois assisté -- une assemblée générale, ou quiconque qui a quelque chose à dire ou une question à poser, ou une critique, ou une proposition nouvelle, peut intervenir. Les interventions sont traduites dans les langues parlées dans l’Ecole. J’ai vu qu’on traduisait en anglais (pour les gens originaires du Bangladesh), en soninké, en peul et en arabe. C’est là également une piste internationaliste très nécessaire.

          Peut-être pourrait-on demander à cette Ecole, et à toute autre du même genre, où qu’elle soit, qu’elles organisent de temps à autres des assemblées ouvertes, où on discuterait du principe même, de la nécessité et de l’avenir, de ce genre d’institution. Certes, la politique exige le contrôle du temps et le sang froid qui protège des emballements utopiques comme des prophéties de fin du monde. Cependant, combinant une vue de la situation générale et les leçons tirées de l’exemple concret dont je parle, je crois qu’on peut raisonnablement dire que, dans un avenir accessible à la pensée, une sorte de fédération internationale des Ecoles serait ensuite une étape importante pour que se dégage, au moins quelques éléments essentiels, quelques lignes de force, d’un programme politique nouveau, situé au-delà et de nos fausses « démocraties » et de l’échec des communismes d’Etat.

          Si par bonheur une discussion neuve s’ouvre à partir de ce type de proposition, la pandémie aura une chance de ne pas avoir été à la fois biologiquement mortifère, intellectuellement misérable et politiquement stérile.

 

Alain Badiou

 

 

 

Bonjour Alain,


je te réponds un peu tardivement mais cela ne témoigne d'aucune réserve ou embarras bien au contraire, et je te suis encore une fois énormément reconnaissant de l'intérêt que tu témoignes à ma petite entreprise. Simplement j'étais encore hier comme ces derniers jours libraire "de garde" comme jadis mon père pharmacien ( à Abidjan !) . J'étais simplement sincère dans ma réponse à Alain Brossat évoquant ta "voix de la raison" si isolée dans le vacarme paranoïaque, au fil d'une conversation qui nous ramène à ta première visite à la librairie, il y déjà 12 ans...

 

Un très bon souvenir je crois pour toutes celles et tous ceux qui y ont assisté et je crois également pour A.Brossat. Seul trotskyste fréquentable que j'ai connu jusqu'ici, en dehors évidemment du regretté Daniel Bensaïd.

Je te remercie pour ta tribune Libé. Je souhaiterai la publier sur le site Tropiques, si tu m'y autorises et quand cela sera possible. Comme tu dis, on aura tout vu en effet, en cette période de grand bouleversement subjectif. Mais je retiens surtout qu'on peut y voir un rationaliste communiste, publié par un organe notoirement réactionnaire, et non moins notoirement petit-bourgeois sur le mode "libéral-libertaire" que précisément tu dénonces dans le refrain de la musique que Libé (devenu celui de Joffrin !!!) en arrive pourtant à diffuser.
J'en tire la conclusion ( indécrottablement optimiste, comme tu sais) que le désarroi de ce "massage-medium", de ses rédacteurs et de sa "cible" est à la mesure de ce qu'ils veulent voir comme paradoxe (gage de leur largesse d'esprit) , mais que nous connaissons comme contradiction. J'y vois aussi l'expression propre de la conscience malheureuse qui est précisément ... le refoulement ( ce qu'ils appellent aujourd'hui la "résilience" ) et donc de vouloir surtout ne pas savoir qu'elle est malheureuse ... ce serait trop "lourd".

Anticipant sur une conversation que j'espère prochaine en vue d'en discuter plus avant, je reviens très sommairement sur les deux points de divergence que tu évoques. Il me semble en effet que si il y a des divergences entre nous et nos/mes amis communistes "rationalistes réfractaires" ( je leur transmettrai cette réponse sans joindre ton texte) sur les deux points que tu évoques, elles sont dissipées par la manière dont tu les présentes.
A vrai dire je n'ai rien à objecter à ce que tu m'écris sinon que nous sommes au fond d'accord sur tout ça... et je pense qu'il en est ainsi de tous nos amis.

J'en conclue que, comme disait ce bon René, "la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses". Reste donc à considérer ces voies et ces choses, pour mieux fédérer nos pensées communistes, afin qu'elles nous conduisent plus surement vers ce à quoi nous savons que nous aspirons, d'un commun accord.

Fraternelles amitiés communistes
Dominique

 



19/10/2021
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