georg lukàcs — remarques critiques sur la critique de la révolution russe de rosa luxembourg (1)
1ère partie
Remarques critiques sur la critique de la révolution russe de Rosa Luxembourg
1922
• Note introductive de Cornélius Castoriadis
Le livre de Georg Lukàcs, Histoire et conscience de classe, a été publié en 1923; les textes qui le composent furent écrits entre 1919 et 1922, en pleine période révolutionnaire. L'évolution ultérieure de son auteur qui, pour rester au sein de l'Internationale Communiste, a renié son livre et en a interdit la réédition, ne peut pas effacer le fait qu'il s'agit d'un ouvrage théorique d'une signification capitale et qui, sur le plan philosophique reste à peu près la seule contribution importante du marxisme depuis Marx lui-même.
Les " Remarques critiques " sur la Révolution russe de Rosa Luxembourg posent, à travers la défense de la politique bolchevique entreprise par Lukàcs, l'essentiel des problèmes d'une politique révolutionnaire en période de renversement du régime d'exploitation. Il va sans dire que nous publions ce texte comme une contribution à la discussion de ces problèmes, sans pour autant partager nécessairement les vues de l'auteur. Ce n'est pas ici le lieu d'en entreprendre la discussion systématique; les lecteurs de Socialisme ou Barbarie peuvent s'ils désirent connaître notre point de vue, se référer aux nombreux textes déjà publiés par la revue sur ces questions. Sur un point, cependant, le texte de Lukàcs appelle un commentaire qu'il est nécessaire de faire ici même.
Lukàcs critique à juste titre Rosa pour sa conception "organique" de la révolution, son oubli de tirer toutes les implications qui découlent de l'idée de la révolution violente. Il rappelle que, à l'opposé de la révolution bourgeoise qui n'a qu'à supprimer les obstacles empêchant l'épanouissement complet d'une production capitaliste déjà développée, la révolution prolétarienne doit entreprendre la transformation consciente des rapports de production, transformation pour laquelle le capitalisme ne crée que " les présuppositions objectives " (c'est-à-dire matérielles) d'un côté, le prolétariat comme classe révolutionnaire, de l'autre. Il laisse cependant à son tour complètement dans l'ombre la question de savoir en quoi consiste cette transformation. Lorsqu'il dit par exemple que, aussi poussée que soit la concentration du capital, il reste toujours un saut qualitatif à effectuer pour passer au socialisme, le contenu de ce saut reste entièrement indéterminé: le contexte, et le fait que tout cela vise à défendre la politique bolchevique, laisse entendre qu'il s'agirait de pousser cette concentration à sa limite (par la nationalisation ou étatisation) et de supprimer les bourgeois comme propriétaires privés des moyens de production. Or en réalité, le saut qualitatif en question consiste en la transformation du contenu des rapports de production capitalistes, la suppression de la division en dirigeants et exécutants, en un mot: la gestion ouvrière de la production. La maturation du prolétariat comme classe révolutionnaire, condition évidente de toute révolution qui n'est pas un simple putsch militaire, prend alors un sens nouveau. Sans doute, elle ne peut toujours pas être considérée comme le produit " spontané " et simplement " organique " de l'évolution du capitalisme, séparé de l'activité des éléments les plus conscients et d'une organisation révolutionnaire; mais c'est une maturation par rapport non pas au simple soulèvement, mais par rapport à la gestion de la production, de l'économie, de la société dans son ensemble, sans laquelle parler de révolution socialiste est entièrement dépourvu de sens. Le rôle du parti ne consiste alors absolument pas à être l'accoucheur par la violence de la nouvelle société, mais d'aider cette maturation-là, sans laquelle sa violence ne pourrait conduire qu'à des résultats opposés aux fins qu'il poursuit. Or, à cet égard, il faut rappeler que le parti bolchevique non seulement n'a pas été aidé, mais s'est la plupart du temps opposé aux tentatives de s'emparer de la gestion des usines faites par les Comités de fabrique russes en 1917-18.
Vue sous cet angle, et aussi bien entendu à la lumière de l'évolution ultérieure de la révolution russe, la distinction entre dictature du parti et dictature de la classe que Lukàcs écarte dédaigneusement, prend toute son importance; ilne s'agit même pas de deux conceptions différentes du socialisme; il s'agit de deux régimes sociaux diamétralement opposés. Car, quelles que soient les intentions et la volonté des personnes, des groupes et des organisations, la dictature du parti ne peut que conduire inévitablement à la dictature d'une nouvelle classe bureaucratique.
C'est dans ce contexte que le problème de la " liberté " prend son vrai sens. Seuls les organismes de masse du prolétariat peuvent décider si tel ou tel courant politique doit être libre ou non; qu'ils puissent se tromper, c'est certain, mais personne sur terre ne peut les protéger contre de telles erreurs. Il est trop facile de se borner à dire que le règne du prolétariat n'a pas comme but de servir la liberté, mais le prolétariat lui-même. L'essentiel de l'expérience est qu'en Russie ni la liberté, ni le règne du prolétariat n'ont été sauvés de cette façon. Dire qu'ils ne pouvaient pas l'être, vu les circonstances, c'est une autre discussion. Mais il ne faut pas ériger ce que les bolcheviks ont — et peutêtre contraints — fait dans des circonstances données et qui préparait objectivement l'avènement du contraire du socialisme en principe général de la révolution; car alors la voie est ouverte à l'identification de Kornilov à Kronstadt — effectuée par Trotsky et reprise ici par Lukàcs — qui a tôt fait de conduire à l'identification de Kornilov à Trotsky et à Lukàcs lui-même, dont se sont chargés par la suite Staline et ses successeurs.
• Remarques critiques sur la critique de la Révolution russe de Rosa Luxembourg (1) par Georg Lukàcs
Paul Levi a cru opportun de publier une brochure rédigée à la hâte par la camarade Rosa Luxembourg dans la prison de Breslau et restée à l'état de fragment. Cette publication s'est faite au moment des attaques les plus violentes contre le P.C. allemand et la III° Internationale ; elle constitue une étape de cette lutte, au même titre que les révélations du Vorwärts et la brochure de Friesland ; elle sert seulement des buts différents, plus profonds. Ce ne sont plus, cette fois-ci, l'autorité du P.C.A. ni la confiance en la politique de la Ill' Internationale qui doivent être ébranlées, mais les fondements théoriques de l'organisation et de la tactique bolcheviques. L'autorité respectable de Rosa Luxembourg doit être mise au service de cette cause. Son oeuvre posthume doit fournir la base théorique à la liquidation de la III° Internationale et de ses sections. C'est pourquoi il ne suffit pas de faire remarquer que Rosa Luxembourg a, par la suite, modifié ses vues. Il s'agit de bien voir dans quelle mesure elle a raison ou tort. Car il serait tout à fait possible — dans l'abstrait — qu'au cours des premiers mois de la Révolution elle ait évolué dans une mauvaise direction, que le changement constaté dans ses vues par les camarades Warski et Zetkin ait représenté une tendance erronée. La discussion doit donc avant tout partir des vues transcrites par Rosa Luxembourg dans cette brochure — indépendamment de son attitude ultérieure à leur égard. D'autant plus que déjà, dans la brochure signée Junius (2) et la critique qu'en fit Lénine, et même déjà dans la critique que Rosa Luxembourg avait publiée en 1904 dans la Neue Zeit sur le livre de Lénine « Un pas en avant, deux pas en arrière », quelques-unes des oppositions évoquées ici entre Rosa Luxembourg et les bolcheviks se sont déjà manifestées et qu'elles interviennent encore en partie dans la rédaction du programme de Spartacus.
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Ce qui est en question, c'est donc le contenu effectif de la brochure. Ici aussi, cependant, le principe, la méthode, le fondement théorique, le jugement général porté sur le caractère de la Révolution qui conditionne en dernière analyse la position prise à l'égard des questions particulières, sont plus importants que la position même prise à l'égard des problèmes particuliers de la révolution russe. Ceux-ci ont, pour la plupart, été réglés par le temps qui s'est écoulé depuis. Levi le reconnaît lui-même pour la question agraire. Sur ce point, donc, plus n'est besoin, aujourd'hui, de polémiquer. Il importe seulement de dégager le principe méthodologique qui nous mène plus près du problème central de ces considérations, celui de la fausse appréciation du caractère de la révolution prolétarienne. Rosa Luxembourg affirme avec insistance : " Un gouvernement socialiste qui est parvenu au pouvoir doit cependant faire en tout cas une chose : prendre des mesures qui vont dans le sens des conditions fondamentales d'une ultérieure réforme socialiste des rapports agraires ; il doit au moins éviter tout ce qui barre la voie à ces mesures". Et elle reproche à Lénine et aux bolcheviks d'avoir négligé cela, d'avoir même fait le contraire. Si cette vue était isolée, on pourrait invoquer que la camarade Rosa Luxembourg — comme presque tout le monde en 1918 — était insuffisamment informée des événements réels en Russie. Mais si nous considérons ce reproche dans le contexte d'ensemble de son exposé, nous nous rendons compte aussitôt qu'elle surestime considérablement la puissance effective dont disposaient les bolcheviks quant à la forme du règlement de la question agraire. La révolution agraire était une donnée complètement indépendante de la volonté des bolcheviks, ou de la volonté du prolétariat. Les paysans auraient de toute façon partagé la terre sur la base de l'expression élémentaire de leur intérêt de classe. Et ce mouvement élémentaire aurait balayé les bolcheviks, s'ils s'y étaient opposés, comme il a balayé les mencheviks et les Socialistes-Révolutionnaires. Pour poser correctement le problème de la question agraire, il ne faut donc pas se demander si la réforme agraire des bolcheviks était une mesure socialiste ou allant dans le sens du socialisme, mais si, dans la situation d'alors, où le mouvement montant de la révolution tendait vers son point crucial, toutes les forces élémentaires de la société bourgeoise en décomposition devaient être rassemblées contre la bourgeoisie s'organisant en contre-révolution (que ces forces aient été " purement " prolétariennes ou petites-bourgeoises, qu'elles se soient mues ou non dans le sens du socialisme). Car il fallait prendre position en face du mouvement paysan élémentaire qui tendait au partage des terres. Et cette prise de position ne pouvait être qu'un Oui ou un Non clair et sans équivoque. On devait, soit se mettre à la tête de ce mouvement, soit l'écraser par les armes, auquel cas on devenait forcément le prisonnier de la bourgeoisie, nécessairement alliée sur ce point, comme cela est effectivement arrivé, aux mencheviks et aux Socialistes-Révolutionnaires. Il ne pouvait, à ce moment, être question d' " infléchir " progressivement le mouvement " dans le sens du socialisme ". Cela pouvait et devait être tenté plus tard.
Dans quelle mesure cette tentative a réellement échoué (là-dessus le dossier est loin d'être clos ; il y a des " tentatives avortées " qui, cependant, dans un autre contexte et plus tard, portent des fruits) et quelles sont les causes de cet échec, ce n'est pas le lieu d'en discuter. Car ce dont on discute maintenant, c'est de la décision des bolcheviks, au moment de la prise du pouvoir. Et là il faut constater que, pour les bolcheviks, le choix n'était pas entre une réforme agraire allant dans le sens du socialisme et une autre qui s'en éloignait ; on ne pouvait que : mobiliser pour la révolution prolétarienne les énergies libérées du soulèvement paysan élémentaire ou bien — en s'y opposant — isoler sans espoir le prolétariat et contribuer à la victoire de la contre-révolution Rosa Luxembourg elle-même le reconnaît sans détour : "Comme mesure politique pour renforcer le gouvernement socialiste prolétarien, c'était une excellente tactique. Mais la médaille avait malheureusement son revers : la prise de possession immédiate des terres par les paysans n'avait rien de commun avec une économie socialiste ". Quand cependant, à l'appréciation correcte de la tactique politique des bolcheviks, elle relie quand même son reproche contre leur façon d'agir sur le plan économique et social, on voit déjà apparaître ici l'essence de son appréciation de la révolution russe, de la révolution prolétarienne : la surestimation de son caractère purement prolétarien, et donc la surestimation de la puissance extérieure et de la lucidité et de la maturité intérieures que la classe prolétarienne peut posséder dans la première phase de la révolution et a effectivement possédées. Et on voit apparaître en même temps, comme en étant le revers, la sous-estimation de l'importance des éléments non prolétariens dans la révolution, sous-estimation des éléments non prolétariens en dehors de la classe et de la puissance de telles idéologies à l'intérieur du prolétariat lui-même. Cette fausse appréciation des vraies forces motrices conduit à l'aspect décisif de sa position fausse : à la sous-estimation du rôle du parti dans la révolution, à la sous-estimation de l'action politique consciente, par opposition au mouvement élémentaire sous la pression de la nécessité de l'évolution économique.
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Plus d'un lecteur trouvera ici encore qu'il est exagéré d'en faire une question de principe. Pour faire plus clairement comprendre l'exactitude objective de notre jugement, nous devons revenir aux questions particulières de la brochure. La position de Rosa Luxembourg sur la question des nationalités dans la révolution russe renvoie aux discussions critiques du temps de guerre, à la brochure de Junius et à la critique qu'en fit Lénine.
La thèse, que Lénine a toujours combattue obstinément (et pas seulement à l'occasion de la brochure de Junius où elle revêt sa forme la plus claire et la plus caractéristique) est la suivante : " A l'époque de l'impérialisme déchaîné, il ne peut plus y avoir de guerre nationale " (3). Cette opposition peut paraître purement théorique. Car, sur le caractère impérialiste de la guerre mondiale, il régnait un accord complet entre Junius et Lénine. Ils étaient aussi d'accord sur le fait que les aspects particuliers de la guerre qui, considérés isolément, constitueraient des guerres nationales, devaient nécessairement, du fait de leur appartenance à un contexte d'ensemble impérialiste, être évalués comme des phénomènes impérialistes (la Serbie et l'attitude juste des camarades serbes). Mais, objectivement et pratiquement, surgissent immédiatement des questions de la plus haute importance.
Premièrement, une évolution qui rende de nouveau possible des guerres nationales est sans doute peu vraisemblable, sans être exclue. Son apparition dépend du rythme auquel s'opère le passage de la phase de la guerre impérialiste à celle de la guerre civile. Aussi est-il faux de généraliser le caractère impérialiste de l'époque présente à tel point que l'on en vienne à nier la possibilité même de guerres nationales, car cela pourrait éventuellement amener le politicien socialiste à agir en réactionnaire (par fidélité aux principes).
Deuxièmement, les soulèvements des peuples coloniaux et semicoloniaux constituent nécessairement des guerres nationales que les partis révolutionnaires doivent absolument soutenir, vis-à-vis desquelles la neutralité serait directement contre-révolutionnaire (attitude de Serrati vis-à-vis de Kemal).
Troisièmement, il ne faut pas oublier que non seulement dans les couches petites-bourgeoises (dont le comportement peut, sous certaines conditions, favoriser grandement la révolution), mais aussi dans le prolétariat lui-même, particulièrement dans le prolétariat des nations opprimées, les idéologies nationalistes sont restées vivantes.
Et leur réceptivité à l'internationalisme vrai ne peut pas être éveillée par une anticipation utopique — en pensée — sur la situation socialiste et l'avenir où il n'y aura plus de question des nationalités, mais seulement en faisant la preuve, pratiquement, qu'une fois victorieux, le prolétariat d'une nation opprimante a rompu avec les tendances d'oppression de l'impérialisme, jusque dans les dernières conséquences, jusqu'au droit complet de disposer de soi-même, jusqu'à " la séparation étatique incluse ". A vrai dire, à ce mot d'ordre, doit répondre comme complément, chez le prolétariat du peuple opprimé, le mot d'ordre de la solidarité, de la fédération. Seuls ces deux mots d'ordre ensemble peuvent aider le prolétariat, à qui le simple fait de sa victoire n'a pas fait perdre sa contamination par les idéologies nationalistes capitalistes, à sortir de la crise idéologique de la phase de transition. La politique des bolcheviks en ce domaine s'est révélée juste, en dépit des échecs de 1918. Car, même sans le mot d'ordre du plein droit à disposer de soi-même, la Russie soviétique aurait, après Brest-Litovsk, perdu les États limitrophes et l'Ukraine. Sans cette politique pourtant, elle n'aurait regagné ni cette dernière ni les Républiques caucasiennes, etc.
La critique de Rosa Luxembourg a été, sur ce point, réfutée par l'histoire. Et nous ne nous serions pas occupés si longuement de cette question, dont la théorie a. déjà été réfutée par Lénine dans sa critique de la brochure de Junius (Contre le courant), si n'y apparaissait pas la même conception du caractère de la révolution prolétarienne que celle déjà analysée par nous dans la question agraire. Ici aussi, Rosa Luxembourg ne voit pas le choix, imposé par le destin, entre des nécessités non " purement " socialistes, devant lequel la révolution prolétarienne est placée à ses débuts. Elle ne voit pas la nécessité, pour le parti révolutionnaire du prolétariat, de mobiliser toutes les forces révolutionnaires (au moment donné) et de dresser ainsi clairement et le plus puissamment possible (au moment où les forces se mesurent), le front de la révolution face à la contre-révolution. Elle oppose sans cesse, aux exigences du jour, les principes de stades futurs de la révolution. Cette attitude constitue le fondement des développements finalement décisifs de cette brochure : ceux sur la violence et la démocratie, sur le système des soviets et le parti. Ce qu'il faut donc, c'est reconnaître ces vues dans leur véritable essence.
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Rosa Luxembourg se joint, dans cet écrit, à ceux qui désapprouvent de la façon la plus nette la dissolution de la Constituante, la construction du système des conseils, la dépossession de la bourgeoisie de ses droits, le manque de " liberté ", le recours à la terreur, etc. Nous nous trouvons ainsi placés devant la tâche de montrer quelles positions théoriques fondamentales ont amené Rosa Luxembourg — qui a toujours été le porte-parole insurpassé, le maître et le dirigeant inoubliable du marxisme révolutionnaire — à s'opposer de façon si radicale à la politique révolutionnaire des bolcheviks J'ai déjà indiqué les moments les plus importants dans son appréciation de la situation. Il faut maintenant faire un pas de plus dans cet écrit de Rosa Luxembourg pour pouvoir reconnaître le facteur dont découlent logiquement ces vues.
C'est la surestimation du caractère organique de l'évolution historique. Rosa Luxembourg a démontré de façon percutante — contre Bernstein — l'inconsistance du " passage naturel " pacifique au socialisme. Elle a démontré de façon convaincante la marche dialectique de l'évolution, le renforcement croissant des contradictions internes du système capitaliste, non seulement sur le plan purement économique, mais aussi pour les rapports de l'économie et de la politique : " Les rapports de production de la société capitaliste se rapprochent toujours plus de la société socialiste, ses rapports politiques et juridiques, par contre, dressent entre la société capitaliste et la société socialiste un mur " toujours plus haut " (4). Ainsi la nécessité d'une modification violente, révolutionnaire, est prouvée à partir des tendances de l'évolution de la société. Ici déjà, à vrai dire, se trouve cachée en germe la conception selon laquelle la révolution devrait seulement écarter les obstacles " politiques " sur le chemin de l'évolution économique. Seulement, les contradictions dialectiques de la production capitaliste y sont éclairées si fortement, qu'il est difficilement possible — dans ce contexte — de parvenir à de telles conclusions. Rosa Luxembourg n'y conteste pas non plus pour la révolution russe la nécessité de la violence en général. " Le socialisme a comme conditions, dit-elle, une série de mesures violentes contre la propriété, etc. " ; de même, plus tard, le programme de Spartacus reconnaît qu' " à la violence de la contre-révolution bourgeoise doit être opposée la violence révolutionnaire du prolétariat " (5).
Toutefois, cette reconnaissance du rôle de la violence ne porte que sur l'aspect négatif, sur les obstacles à écarter, et pas du tout sur la construction même du socialisme. Celui-ci ne se laisse pas " octroyer, introduire à coup d'oukases". " Le système socialiste de société, dit Rosa Luxembourg, ne doit et ne peut être qu'un produit historique, né de sa propre école, l'école de l'expérience qui, tout comme la nature organique dont elle est en fin de compte une partie, a la belle habitude de produire toujours en même temps qu'un réel besoin social, les moyens de sa satisfaction, en même temps que la tâche, sa solution. "
Je ne veux pas m'attarder longuement sur le caractère remarquablement non dialectique de cette démarche de pensée chez la grande dialecticienne qu'est d'ordinaire Rosa Luxembourg. Remarquons simplement, en passant, qu'une opposition rigide, une séparation mécanique du " positif " et du " négatif ", de la " destruction " et de la " construction ", contredit directement le fait de la révolution. Car, dans les mesures révolutionnaires de l'État des prolétaires, surtout immédiatement après la prise du pouvoir, la séparation du "positif " et du " négatif " n'est pas concevable et est encore moins réalisable dans la pratique. Combattre la bourgeoisie, arracher de ses mains les moyens de puissance dans la lutte des classes économique, cela ne fait qu'un — surtout au début de la révolution — avec les premières démarches pour organiser l'économie. Il va de soi que ces premières tentatives doivent plus tard être profondément corrigées. Cependant, même les formes ultérieures d'organisation conserveront, aussi longtemps que la lutte des classes durera — donc fort longtemps —, ce caractère " négatif " de lutte, cette tendance à la destruction et à l'oppression. Les formes économiques des futures révolutions prolétariennes victorieuses en Europe pourront être fort différentes de celles de la révolution russe ; il semble cependant fort peu vraisemblable que l'étape du " communisme de guerre " (auquel se réfère la critique de Rosa Luxembourg) puisse être, entièrement et à tout point de vue, évitée.
Plus important encore que le côté historique du texte qui vient d'être cité, est toutefois la méthode qu'il révèle. Il s'y manifeste, en effet, une tendance que l'on pourrait sans doute caractériser le plus clairement par l'expression de passage idéologique naturel au socialisme. Je le sais, Rosa Luxembourg a été, au contraire, une des premières à attirer l'attention sur la transition pleine de crises, de rechutes, du capitalisme au socialisme (6). Dans cet écrit aussi, il ne manque pas de textes allant dans le même sens. Si je parle quand même d'une telle tendance, je ne l'entends pas, évidemment, au sens d'un quelconque opportunisme, comme si Rosa Luxembourg s'était représenté la révolution de telle sorte que l'évolution économique amène le prolétariat assez loin pour qu'il n'ait plus, parvenu à une maturité idéologique suffisante, qu'à cueillir les fruits de l'arbre de cette évolution et recourir effectivement à la violence seulement pour écarter les obstacles " politiques ". Rosa Luxembourg était parfaitement au clair sur les rechutes nécessaires, les corrections, les fautes des périodes révolutionnaires. Sa tendance à surestimer l'élément organique de l'évolution se manifeste simplement dans la conviction — dogmatique — que sont produits " en même temps que le besoin social réel, le moyen de sa satisfaction, en même temps que la tâche, sa solution ".
La surestimation des forces spontanées, élémentaires, de la révolution, spécialement dans la classe historiquement appelée à la diriger, détermine sa position à l'égard de la Constituante. Elle reproche à Lénine et à Trotsky une " conception schématique rigide ", parce que, de la composition de la Constituante, ils ont conclu qu'elle était impropre à être l'organe de la révolution prolétarienne. Elle s'exclame : " Combien cela contredit-il toute l'expérience historique! Celle-ci nous montre au contraire que le fluide vivant de la volonté populaire entoure constamment les corps représentatifs, les pénètre, les oriente ". Et de fait, elle se réfère, dans un passage antérieur, aux expériences des révolutions anglaises et françaises quant aux changements d'orientation des corps parlementaires. Cette constatation des faits est entièrement juste. Seulement Rosa Luxembourg ne souligne pas assez nettement que ces " changements d'orientation " ressemblaient diablement, dans leur essence, à la dissolution de la Constituante. Les organisations révolutionnaires des éléments alors les plus nettement progressifs de la révolution (les " conseils de soldats " de l'armée anglaise, les sections parisiennes, etc.), ont, en effet, constamment écarté par la violence les éléments rétrogrades des corps parlementaires transformant ainsi ces corps parlementaires conformément au niveau de la révolution. De telles transformations ne pouvaient, dans une révolution bourgeoise, être la plupart du temps que des déplacements au sein de l'organe de lutte de la classe bourgeoise, le Parlement. Et même là, il est cependant très remarquable de voir quel puissant renforcement de l'action des éléments extraparlementaires (semi-prolétariens) s'effectue dans la grande Révolution française, en comparaison avec la révolution anglaise. La révolution russe de 1917 apporte — en passant par les étapes de 1871 et 1905 — le passage brusque de ces renforcements quantitatifs au changement qualitatif. Les soviets, les organisations des éléments les plus consciemment progressifs de la révolution, ne se sont pas contentées, cette fois, d' "épurer" la Constituante de tous les partis autres que les bolcheviks et les Socialistes-Révolutionnaires de gauche (ce à quoi Rosa Luxembourg ne devrait, sur la base de ses propres analyses, rien avoir à redire), ils se sont substitués à eux. Les organes prolétariens (et semi-prolétariens) de contrôle et de promotion de la révolution bourgeoise sont devenus les organes de lutte et de gouvernement du prolétariat victorieux.
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Or ce " saut ", Rosa Luxembourg se refuse énergiquement à le faire. Et cela, non seulement parce qu'elle sousestime le caractère abrupt, violent, " inorganique ", de ces transformations des corps parlementaires de naguère, mais parce qu'elle ne reconnaît pas la forme soviétique comme forme de lutte et de gouvernement de la période de transition, comme forme de lutte pour conquérir et imposer les conditions du socialisme. Elle aperçoit bien plutôt dans les soviets la " superstructure " de l'époque de l'évolution sociale et économique où la transformation, au sens du socialisme, est déjà achevée pour la plus grande part. " C'est un non-sens que de qualifier le droit électoral de produit de la fantaisie, produit utopique et sans lien avec la réalité sociale. Et c'est justement pourquoi il n'est pas un instrument sérieux de la dictature du prolétariat. Il est un anachronisme, ou une anticipation de la situation juridique, qui est à sa place sur une base économique déjà entièrement socialiste, non dans la phase de transition de la dictature du prolétariat. "
Ici Rosa Luxembourg touche, avec la logique inébranlable qui lui est propre, même quand elle se trompe, à une des questions les plus importantes dans l'appréciation théorique de la période de transition. Il s'agit du rôle qui revient à l'État (aux soviets comme forme étatique du prolétariat victorieux) dans la transformation économique et sociale de la société. S'agit-il seulement ici d'une situation produite par les forces motrices économiques — agissant au-delà de la conscience ou se reflétant tout au plus dans une " fausse " conscience —, situation qui est sanctionnée après coup et protégée par l'État prolétarien, son droit, etc.? Ou bien ces formes d'organisation du prolétariat ont-elles, dans la construction économique de la période de transition, une fonction consciemment déterminante? Certes, l'affirmation de Marx, dans sa Critique du programme de Gotha, que " le droit ne peut jamais être plus élevé que la forme économique de la société ", garde toute sa valeur. Mais il ne s'ensuit pas que la fonction sociale de l'État prolétarien, et par suite sa position dans le système d'ensemble de la société prolétarienne, soit la même que celle de l'État bourgeois dans la société bourgeoise. Dans une lettre à Conrad Schmidt, Engels définit cette dernière d'une façon essentiellement négative. L'État peut promouvoir une évolution économique présente, il peut s'y opposer, il peut lui " couper certaines directions et lui prescrire d'autres ". " Mais il est clair, ajoute-t-il, que, dans les deuxième et troisième cas, le pouvoir politique peut causer de grands dommages à l'évolution économique et provoquer un gaspillage massif de force et de matière " (7). On peut donc se demander si la fonction économique et sociale de l'État prolétarien est la même que celle de l'État bourgeois. Peut-il donc seulement — dans le cas le plus favorable — activer ou freiner une évolution économique indépendante de lui, c'est-à-dire complètement primaire par rapport à lui ? Il est clair que la réponse au reproche fait par Rosa Luxembourg aux bolcheviks dépend de la réponse à cette question. Si la réponse est oui, alors Rosa Luxembourg a raison : l'État prolétarien (le système des soviets) ne peut surgir que comme " superstructure " idéologique, après le succès du bouleversement économico-social et comme sa conséquence,
Tout autre est cependant la situation, si nous voyons la fonction de l'État prolétarien quand il pose les fondements de l'organisation socialiste, et donc consciente, de l'économie. Personne évidemment (et le P.C. russe moins que quiconque) ne s'imagine que l'on peut tout simplement " décréter " le socialisme. Les fondements du mode de production capitaliste et, avec eux, la " nécessité de lois naturelles " jouant automatiquement, ne sont pas du tout éliminés par le fait que le prolétariat a pris le pouvoir et qu'il réalise dans les institutions une socialisation, même très poussée, des moyens de production. Leur abolition, leur remplacement par le mode d'économie socialiste consciemment organisée, ne doivent cependant pas être saisis seulement comme un processus de longue haleine, mais bien plutôt comme une lutte acharnée menée consciemment. Le terrain doit être conquis pouce par pouce sur cette " nécessité ". Toute surestimation de la maturité de la situation, de la puissance du prolétariat, toute sousestimation de la violence des forces adverses, se paient amèrement sous la forme de crises, de rechutes, d'évolutions économiques qui ramènent de force en deçà du point de départ. Mais il serait tout aussi faux, une fois qu'on a compris que des limites déterminées, souvent très étroites, sont tracées à la puissance du prolétariat, à la capacité de régler consciemment l'ordre économique, d'en conclure que l' " économie " du socialisme se réalisera en quelque sorte d'elle-même, c'est-à-dire comme dans le capitalisme, par les " lois aveugles " de ses forces motrices. " Engels ne pense absolument pas — dit Lénine dans le commentaire de la lettre à Kautsky du 12 septembre 1891 — que " l'économique " écarterait immédiatement de lui-même toutes les difficultés du chemin... L'adaptation du politique à l'économique aura inévitablement lieu, mais pas d'un seul coup, et pas non plus de façon simple, sansdifficultés et immédiatement " (8).
La réglementation consciente, organisée, de l'ordre économique, ne peut être réalisée que consciemment, et l'organe de cette réalisation, c'est justement l'État prolétarien, le système soviétique. Les soviets sont donc en fait " une anticipation sur la situation juridique " d'une phase ultérieure de la répartition des classes, mais ils ne sont pourtant pas une utopie vide et suspendue en l'air, ils sont au contraire le seul moyen approprié pour que cette situation anticipée prenne une fois réellement vie. Car " de lui-même ", sous l'effet des lois naturelles de l'évolution économique, le socialisme ne s'établirait jamais. Certes, les lois naturelles poussent le capitalisme à sa crise dernière, mais à la fin de son chemin, ce serait l'anéantissement de toute civilisation, une nouvelle barbarie.
C'est là que réside justement la différence la plus profonde entre les révolutions bourgeoises et prolétariennes. La marche si brillante des révolutions bourgeoises repose socialement sur le fait que, dans une société dont la structure absolutiste féodale est profondément minée par le capitalisme déjà fortement développé, elles tirent les conséquences politiques, étatiques, juridiques, etc., d'une évolution économico-sociale déjà largement accomplie. Mais l'élément réellement révolutionnaire, c'est la transformation économique de l'ordre de production féodal en ordre capitaliste, de sorte qu'on pourrait concevoir théoriquement cette évolution sans révolution bourgeoise, sans transformation politique de la part de la bourgeoisie révolutionnaire; ce qui resterait de la superstructure absolutiste féodale et n'aurait pas été éliminé par des " révolutions par en haut ", s'effondrerait " de soi-même " à l'époque du capitalisme déjà complètement développé. (L'évolution allemande correspond en partie à ce schéma.)
Il est vrai qu'une révolution prolétarienne aussi serait impensable, si ses conditions et ses présuppositions économiques n'étaient pas produites déjà au sein de la société capitaliste par l'évolution de la production capitaliste. Mais la différence énorme entre les deux types d'évolution réside en ce que le capitalisme s'est déjà développé, en tant que mode économique, à l'intérieur du féodalisme en le détruisant, tandis que ce serait une utopie fantastique de s'imaginer qu'à l'intérieur du capitalisme, peut se développer en direction du socialisme autre chose que, d'une part, les conditions économiques objectives de sa possibilité, qui ne peuvent être transformées en éléments réels du mode de production socialiste qu'après la chute et comme conséquence de la chute du capitalisme, d'autre part, le développement du prolétariat comme classe. Que l'on pense à l'évolution parcourue par la manufacture et le système de fermage capitaliste quand l'ordre social féodal existait encore. Ils n'avaient plus besoin, en fait, que d'ôter les barrières juridiques du chemin de leur libre développement La concentration du capital en cartels, trusts, etc., constitue au contraire une condition certes inéluctable de la transformation du mode de production capitaliste en mode de production socialiste ; mais même la concentration capitaliste la plus poussée restera, sur le plan économique aussi, qualitativement différente d'une organisation socialiste, et ne pourra ni se muer " d'elle-même " en celle-ci, ni être transformée " juridiquement " en celle-ci dans le cadre de la société capitaliste. L'échec tragi-comique de toutes les " tentatives de socialisation " en Allemagne et en Autriche est une preuve sans doute assez claire de cette dernière impossibilité.
Après la chute du capitalisme commence un processus long et douloureux dans cette direction, ce qui ne contredit pas cette opposition. Au contraire. Ce ne serait pas penser de façon dialectique et historique que d'exiger, parce qu'on a constaté que le socialisme ne peut être réalisé que comme transformation consciente de toute la société, que cette transformation ait lieu d'un seul coup et non sous forme de processus. Ce processus est toutefois qualitativement différent de la transformation de la société féodale en société bourgeoise. Et justement cette différence qualitative s'exprime le plus clairement dans la fonction qualitativement différente qui revient dans la révolution à l'État, qui, par conséquent, comme dit Engels, " n'est déjà plus un État au sens propre ", et dans la relation qualitativement différente entre la politique et l'économie. Déjà la conscience qu'a le prolétariat du rôle de l'État dans la révolution prolétarienne, par opposition au travestissement idéologique de celui-ci dans les révolutions bourgeoises, conscience qui prévoit et bouleverse et qui s'oppose à la connaissance bourgeoise, venant nécessairement après coup, indique crûment l'opposition. C'est ce que méconnaît Rosa Luxembourg dans sa critique du remplacement de la Constituante par les soviets : elle se représente la révolution prolétarienne sous les formes structurelles des révolutions bourgeoises.
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