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karl marx — critique du programme de gotha (IV)

partie IV

Critique du programme de Gotha

 

 

 

LETTRE A KARL KAUTSKY

A STUTTGART

 

Londres, le 15 janvier 1891

Cher baron,

Tu verras d'après les épreuves ci-jointes que je ne suis pas un monstre et que j'ai même versé dans mon introduction une légère dose de morphine et de bromure de potassium en guise de calmant, ce qui ne manquera pas de produire un effet sédatif suffisant sur l'humeur élégiaque de notre ami Dietz. J'écrirai aujourd'hui encore à Bebel. Je ne lui ai rien dit de l'affaire auparavant, parce que je n'ai pas voulu le mettre dans une fausse position vis-à-vis de Liebknecht. Il aurait été dans l'obligation de lui en parler, et Liebknecht qui avait fait des emprunts au manuscrit, — son discours de HalSe39 sur le programme du Parti est là pour le prouver, — aurait remué ciel et terre pour en empêcher l'impression.

Si le passage pour «satisfaire ses besoins religieux tout comme ses besoins corporels» ne peut subsister sans inconvénients, raye les mots soulignés et remplace-les par des points. L'allusion n'en sera que plus subtile tout en restant suffisamment intelligible. J'espère qu'il n'y aura plus alors de difficultés.

Par ailleurs, j'ai fait tout ce que vous m'avez demandé, Dietz et toi, pour vous être agréable ; j'ai même fait davantage, comme tu vois...

Ton F. E.

 

 

LETTRE A KARL KAUTSKY

A STUTTGART

 

Londres, le 3 février 1891

Mon cher Kautsky,

Tu crois qu'ici nous sommes bombardés de lettres à cause de l'article de Marx. C'est tout le contraire : nous n'entendons rien, nous ne voyons rien.

Samedi la Neue Zeit n'étant pas venue, j'ai tout de suite pensé qu'il était encore arrivé quelque chose. Dimanche, Ede [Edouard Bernstein (1850-1932), leader de l'aile opportuniste du Parti social-démocrate allemand, après la mort d'Engels, devint un idéologue du révisionnisme.] est venu et il m'a communiqué ta lettre. J'ai pensé alors que le coup de la suppression avait tout de même réussi. Enfin, le numéro est arrivé lundi et quelque temps après j'ai aussi découvert la reproduction dans le Vorwärts40.

Du moment que les mesures vexatoires de la loi contre les socialistes ont échoué41, ce bond audacieux était ce que les gens pouvaient faire de mieux. Il a en outre ceci de bon qu'il comble une bonne part de cet abîme difficile à franchir dont August [August Bebel (1840-1913), l'un des fondateurs et leader du Parti social-démocrate d'Allemagne.] parle dans sa première frayeur. En tout cas, cette crainte reposait essentiellement sur le souci de savoir : quel parti nos adversaires vont-ils en tirer ? En imprimant la chose dans l'organe officiel, on coupe court à l'exploitation par l'adversaire et l'on se met à même de pouvoir dire : voyez, comme nous faisons notre propre critique ; nous sommes le seul parti qui puisse se le permettre ; essayez donc d'en faire autant ! Et c'est là le point de vue juste que les gens auraient dû adopter d'emblée.

De ce fait, il sera également difficile de mettre en train des mesures contre toi. En te demandant d'envoyer éventuellement le tout à Adler, d'une part, j'ai voulu faire pression sur Dietz, mais, d'autre part, j'ai voulu aussi couvrir ta responsabilité en te mettant en quelque sorte dans une situation de contrainte. J'ai également écrit à August que je prenais toute la responsabilité sur moi.

S'il doit y avoir encore quelque autre responsable, c'est Dietz. Il sait que dans ce genre d'affaire je me suis toujours montré très coulant à son égard, j'ai non seulement exaucé tous ses désirs d'atténuation, mais j'ai encore adouci au-delà de ce qu'il souhaitait. S'il avait marqué davantage de passages, il en aurait été aussi tenu compte. Mais pourquoi n'allais-je pas laisser passer ce qui ne choquait pas Dietz ?

D'ailleurs, à part Liebknecht, une fois la première frayeur passée, la plupart me seront reconnaissants d'avoir publié cette chose. Elle rendra impossible toute insuffisance et toute phraséologie dans le prochain programme et elle fournit des arguments irrésistibles que la plupart d'entre eux [Il s'agit des Eisenachiens.] n'auraient peut-être pas eu le courage de présenter de leur propre initiative. Qu'ils n'aient pas changé ce mauvais programme sous le régime de la loi contre les socialistes, parce qu'ils ne pouvaient pas, n'est pas un reproche à leur faire. Maintenant, ils l'ont abandonné d'eux-mêmes. Et que, lors de l'unification, il y a 15 ans, ils se soient conduits comme des empotés et se soient laissé rouler par Hasselmann, etc., à présent ils peuvent vraiment l'avouer sans aucune gêne. En tout cas, les trois éléments constitutifs du programme : 1. le lassallisme spécifique ; 2. la démocratie vulgaire à la Volkspartei ; 3. l'absurdité, n'ont rien gagné à être conservés pendant quinze ans dans le vinaigre comme programme officiel du Parti, et si l'on ne peut pas proclamer cela ouvertement aujourd'hui, quand le pourra-t-on ?

Si tu apprends du nouveau, fais-le nous savoir je te prie.

Salutations.

Ton F. E.

 

 

LETTRE A KARL KAUTSKY

A STUTTGART

 

Londres, 11 février 1891

Cher Kautsky,

Je te remercie de tes deux lettres. Je te retourne ci-joint celles de Bebel et de Schippel.

Les Berlinois n'ont pas encore cessé de me boycotter ; je ne reçois pas de lettres; ils n'ont certainement pas encore pris parti. Dans le Hamburger Echo42, par contre, il y avait un article de fond très convenable si l'on songe que ces gens-là ont encore une forte teinture lassallienne et même qu'ils jurent par le Système des droits acquis43.

Ce journal ainsi que la Frankfurter Zeitung, m'ont fait voir que l'assaut de la presse adverse bat son plein, s'il n'est pas épuisé déjà. Dès qu'il sera passé — et dans la mesure où j'ai pu en juger il a été très modéré jusqu'à présent — nos gens se remettront de leur première frayeur.

Par contre, le correspondant berlinois d'Adler (A. Braun ?) me remercie expressément d'avoir fait cette publication.44 Que quelques voix de ce genre s'élèvent encore et la résistance cessera.

Que l'on ait intentionnellement caché et soustrait cette pièce à Bebel en mai-juin 1875, je m'en suis vite rendu compte lorsqu'il m'a fait part de la date de sa sortie de prison, le 1er avril ; c'est pourquoi je lui ai écrit qu'il devait l'avoir vue s'il ne «s'était rien passé d'irrégulier».

Si besoin est, je lui demanderai en temps utile de me répondre à ce sujet. Le document a été longtemps entre les mains de Liebknecht ; ce n'est qu'à grand'peine que Bracke put le récupérer : Liebknecht voulait le garder pour lui tout seul, afin de l'utiliser lors de la rédaction définitive du programme. De quelle façon, on le voit !

Envoie-moi sous bande l'article de Lafarguë45 comme manuscrit recommandé; je me charge bien d'arranger l'affaire. D'ailleurs, son article sur Padlewsky était très bon et très utile, en face des déformations de la politique française dans le Vorwärts. En somme Wilhelm [Wilhelm Liebknecht.] joue ici de malchance. Partout, il prône la République française et le correspondant qu'il a engagé spécialement lui-même, Guesde, la «démolit» partout.46

La déclaration du groupe parlementaire47 annoncée par Schippel m'est totalement indifférente. S'ils le désirent, je suis prêt à leur confirmer que je n'ai pas l'habitude de leur demander de permission. Que cette publication leur convienne ou non, c'est la même chose. Je leur accorde volontiers le droit de donner leur avis défavorable sur tel ou tel sujet. Je ne songe pas le moins du monde à leur répondre, à moins que l'histoire ne prenne une tournure telle que je sois absolument obligé d'intervenir. Donc, attendons.

Je n'écrirai pas non plus à Bebel à ce sujet : premièrement il faudra d'abord qu'il me dise ce qu'il en pense en définitive ; deuxièmement, chaque résolution du groupe est signée par tous, qu'ils l'aient voté ou non.

Au reste, Bebel se trompe s'il croit que je me laisserai entraîner dans une polémique grosse d'amertume. Pour cela, il faudrait d'abord qu'ils fassent usage de contre-vérités que je ne pourrais pas laisser passer. Je suis, au contraire, bel et bien intoxiqué par l'esprit de conciliation, je n'ai aucune raison de me fâcher et je brûle du désir de jeter par-dessus l'abîme ou le gouffre possible pressenti dans le lointain par Bebel, tous les ponts qu'on voudra, ponton, pont en bois, en pierre, en fer, en or même.

Bizarre ! Voilà que Schippel parle dans sa lettre des nombreux «vieux Lassalliens» qui sont fiers de leur «lassallerie», — lorsqu'ils étaient ici48, tout le monde affirmait : il n'y a plus de «Lassalliens» en Allemagne ! C'est précisément une raison capitale qui a fait disparaître chez moi mainte hésitation. Et voilà que Bebel lui aussi trouve qu'un grand nombre de camarades, et des meilleurs, sont gravement blessés. Bien sûr, mais alors il aurait fallu me présenter les choses telles qu'elles étaient.

D'ailleurs, si maintenant, quinze ans après, on n'a pas le droit de parler ouvertement des théories absurdes et du prophétisme de Lassalle, quand pourra-t-on le faire ?

Le Parti lui-même, la direction, le groupe parlementaire et tutti quanti sont, du fait de la loi contre les socialistes, à l'abri de tout reproche, sinon celui d'avoir accepté un tel programme (et celui-là, ils ne peuvent l'éluder). Tant que cette loi était en vigueur, toute révision était impossible. Dès qu'elle est abrogée, ils mettent la révision à l'ordre du jour. Que veut-on donc encore ?

Que les gens cessent une fois pour toutes de mettre toujours des gants devant les fonctionnaires du Parti, — leurs propres serviteurs ! Qu'ils renoncent à cette attitude soumise qu'ils adoptent devant eux, comme s'ils avaient affaire à des bureaucrates infaillibles ! Qu'ils les critiquent ! Cela est nécessaire aussi.

Ton F. E.

 

 

LETTRE A FRIEDRICH ADOLPH SORGE

A HOBOKEN

 

Londres, le 11 février 1891

Mon cher Sorge,

Reçu ta lettre du 16 janvier...

Tu as lu l'article de Marx dans la Neue Zeit. Au début, il a provoqué chez les pontifes socialistes en Allemagne une grande colère; mais elle commence déjà à se calmer quelque peu. Par contre, dans le Parti même — à l'exception des vieux Lassalliens — il a causé une très grande joie. Le correspondant berlinois du journal viennois Arbeiter-Zeitung49, qui te parviendra par le prochain courrier, me remercie expressément pour le service que j'ai rendu au Parti (je suppose qu'il s'agit d'Adolf Braun, le beau-frère de Victor Adler et rédacteur adjoint de Liebknecht au Vorwärts). Liebknecht naturellement est furieux parce que c'est lui qui est visé tout spécialement par la critique et c'est lui le père qui, avec le pédéraste Hasselmann, a engendré ce mauvais programme. Je conçois l'épouvante initiale des gens, qui jusqu'ici tenaient à ne se laisser aborder par les «camarades» qu'avec d'extrêmes ménagements, lorsqu'ils se voient maintenant traiter à ce point sans façon et que leur programme est démasqué comme une pure absurdité. K. Kautsky, qui a eu une attitude très courageuse dans toute l'affaire, m'écrit qu'on a l'intention de lancer une déclaration du groupe parlementaire disant que la publication a été faite à son insu et qu'il la désapprouve. Ce plaisir ils peuvent se l'offrir. Mais il n'en sera peut-être rien non plus, si les approbations émanant du Parti se multiplient et qu'ils se rendent compte que le tapage fait autour de «cette arme contre nous-mêmes mise ainsi entre les mains de nos adversaires» ne vaut pas cher.

En attendant, ces messieurs me boycottent, ce qui ne me déplaît pas, car cela m'épargne mainte perte de temps, Toutefois, cela ne durera pas très longtemps...

Ton F. E.

 

 

LETTRE A KARL KAUTSKY

A STUTTGART

 

Londres, 23 février 1891

Mon cher Kautsky,

Tu as sans doute reçu déjà mes vives félicitations d'avant-hier. Aussi, revenons à nos affaires, c'est-à-dire à la lettre de Marx. La crainte qu'elle puisse fournir une arme à nos adversaires n'était pas fondée. Des insinuations malveillantes, on en fait à propos de tout ; mais, dans l'ensemble, l'effet produit sur nos adversaires a été celui d'un complet désarroi devant une autocritique aussi impitoyable, et ils ont senti quelle force interne doit avoir un parti qui peut se permettre cela ! Cela ressort de la lecture des journaux d'opposition que tu m'as envoyés (ce dont je te remercie) et de ceux que j'ai eu la possibilité de consulter. Et, pour être franc, c'est aussi dans cette intention que j'ai publié le document. Que cela pût produire d'abord, de-ci de-là, une impression très désagréable, je le savais bien, mais c'était inévitable, et les matériaux importants contenus dans ce document compensaient amplement, selon moi, cet inconvénient. Je savais, par ailleurs, que le Parti était bien assez fort pour supporter la publication de ce document, et je l'estimais capable de digérer, aujourd'hui, le franc-parler tenu quinze ans auparavant. J'estimais que cette épreuve de notre force serait considérée avec une légitime fierté et que l'on dirait : quel est le Parti qui pourrait se permettre pareille audace ? Mais on a laissé ce soin à l'Arbeiter-Zeitung de Saxe et de Vienne et au Züricher Post50.

C'est très aimable à toi d'assumer, dans le numéro 21 de la Neue Zeit, la responsabilité de la publication51, mais n'oublie pas que je suis à l'origine de cette initiative et que, en outre, je ne t'ai guère laissé la possibilité d'agir autrement. Aussi, je revendique la principale responsabilité pour moi-même. Il peut, bien entendu, y avoir des divergences d'opinion sur les détails. J'ai supprimé et changé tout ce que Dietz et toi désapprouviez et si Dietz avait noté d'autres passages encore, je me serais montré là encore aussi complaisant que possible : je vous ai toujours donné des preuves de ma bonne volonté. Mais l'affaire essentielle, c'était l'obligation morale où j'étais de publier la chose immédiatement du moment que le programme était mis en discussion. Cette publication devint plus impérieuse encore après le discours de Liebknecht au congrès de Halle, dans lequel il présente comme étant de lui des extraits qu'il fait du document et critique le reste, sans mentionner la source. Marx aurait certainement opposé l'original à cette version, et c'était mon devoir de faire la même chose à sa place. Malheureusement, je n'étais pas alors en possession de ce document, et je ne l'ai découvert que beaucoup plus tard après de longues recherches.

Tu dis que Bebel t'écrit que la façon dont Marx a traité Lassalle a échauffé la bile des vieux Lassalliens. C'est possible. Jusqu'à présent, il est vrai, les gens n'ont aucune idée de l'histoire réelle et, en outre, rien n'a été fait pour les éclairer. Ce n'est pas ma faute si ces gens ne savent pas que toute la célébrité de Lassalle vient de ce que, des années durant, il a pu, avec la permission de Marx, se parer des résultats des recherches de ce dernier comme si elles étaient les siennes propres, au risque de les fausser, étant donné sa compétence insuffisante en économie. Mais je suis l'exécuteur testamentaire littéraire de Marx et, comme tel, j'ai mes responsabilités.

Lassalle appartient à l'histoire depuis vingt-six ans. Si pendant un certain temps, en raison de la loi d'exception contre les socialistes, la critique historique a fait le silence autour de lui, il est enfin grand temps que la critique fasse valoir ses droits et que la lumière soit faite sur la position de Lassalle par rapport à Marx. Non, la légende qui déguise et porte aux nues la véritable figure de Lassalle ne peut pas devenir un article de foi du Parti. Si haut que l'on puisse estimer les services rendus par Lassalle au mouvement, son rôle historique reste équivoque. Le socialiste Lassalle est accompagné pas à pas par le démagogue Lassalle. Dans Lassalle organisateur et agitateur apparaît le dirigeant du procès de Hatzfeldt52, facilement reconnaissable au même cynisme dans le choix de ses moyens, au même goût de s'entourer de gens corrompus, sans foi ni loi, d'en user comme de simples instruments et de les rejeter ensuite. Jusqu'en 1862, il fut très nettement un démocrate vulgaire marqué par son origine prussienne avec, dans la pratique, de fortes tendances bonapartistes (je viens de parcourir ses lettres à Marx) ; il évolua ensuite brusquement pour des raisons strictement personnelles et commença son agitation ; et deux ans ne s'étaient pas écoulés, qu'il affirmait que les ouvriers devaient s'unir au Parti royaliste contre la bourgeoisie et qu'il intriguait avec Bismarck, dont le caractère ressemblait au sien, d'une façon qui l'aurait conduit à une véritable trahison du Parti s'il n'avait pas, heureusement pour lui, été tué. Dans la propagande écrite de Lassalle, les vérités qu'il empruntait à Marx sont mêlées de façon si constante et si intime à ses fausses déductions personnelles qu'il est difficile d'en séparer la vérité de l'erreur. Ceux des travailleurs qui se sentent blessés par le jugement de Marx ne connaissent que les deux années d'agitation de la vie de Lassalle, et, d'ailleurs, ils ne les voient qu'à travers des lunettes de couleur. Mais la critique historique ne peut pas s'arrêter respectueusement et pour toujours devant de tels préjugés. La tâche m'a été dévolue de déblayer le terrain entre Marx et Lassalle. Je l'ai fait. Pour le moment, je puis me borner à cela. J'ai d'ailleurs autre chose à faire maintenant. La publication du sévère jugement de Marx sur Lassalle produira automatiquement ses effets, et donnera à d'autres le courage de parler franchement. Mais si j'étais forcé de le faire moi-même, alors il n'y aurait pas à hésiter: il faudrait que je dissipe la légende Lassalle, une fois pour toutes.

L'opinion hautement exprimée dans le groupe parlementaire qu'une censure doit être imposée à la Neue Zeit n'est vraiment pas mal. Est-elle due au souvenir de l'autocratie de la fraction socialiste du Reichstag au temps de la loi d'exception (qui fût après tout nécessaire et excellemment conduite) ou au souvenir de l'organisation jadis fortement centralisée de von Schweitzer ? C'est en fait une brillante idée de placer la science socialiste allemande, libérée de la loi contre les socialistes de Bismarck, sous une nouvelle loi anti-socialiste conçue et appliquée par les fonctionnaires mêmes du Parti social-démocrate ! Au reste, il est dans l'ordre des choses que les arbres ne puissent pas pousser jusqu'au ciel.

L'article du Vorwärts ne me trouble pas beaucoup. J'attendrai que Liebknecht écrive l'histoire de cette affaire, et alors je répondrai à tous deux de la manière la plus amicale possible. Il y a tout juste quelques erreurs à rectifier dans l'article du Vorwärts (que nous ne désirions pas l'union, par exemple ; que les événements prouvent que Marx s'est trompé, etc.), et quelques points qui demandent évidemment confirmation. J'espère avec ma réponse clore les débats en ce qui me concerne, à moins que je ne sois forcé de me défendre une fois de plus contre de nouvelles attaques ou de fausses affirmations.

Dis à Dietz que je travaille à l'édition de l'Origine53. Mais voilà que Fischer m'a écrit aujourd'hui et qu'il me demande trois nouvelles préfaces54 !

Ton F. E.

 

 

LETTRE A FRIEDRICH ADOLPH SORGE

A HOBOKEN

 

Londres, le 4 mars 1891

Cher Sorge,

Reçu ta lettre du 19 février. Depuis tu as eu certainement d'autres échos de la grande indignation du groupe social-démocrate au sujet de la publication dans la Neue Zeit de la lettre de Marx sur le programme. L'affaire continue. En attendant, je laisse les gens se couvrir de discrédit et Liebknecht y a bien réussi dans le Vorwärts. Je répondrai naturellement en temps utile, sans chercher querelle inutilement, mais je ne crois pas que cela se passe sans une légère pointe d'ironie. Tous les gens qui, au point de vue théorique, ont quelque poids sont naturellement de mon côté, je ne fais une exception que pour Bebel, qui, en fait, n'a pas tout à fait tort de se sentir vexé par moi, mais c'était inévitable. Je n'ai pu lire la Volkszeitung55 depuis quatre semaines, parce que je suis surchargé de travail ; je ne sais donc si en Amérique il y a eu des répercussions fulgurantes ; en Europe les restes «lassalliens» écument, et de ceux-là, vous, vous n'en manquez pas...

Ton F. E.

 

 

LETTRE A AUGUST BEBEL

A BERLIN

 

Londres, 1er-2 mai

Cher Bebel,

Je réponds aujourd'hui à tes deux lettres du 30 mars et du 25 avril.56 C'est avec joie que j'ai appris que vos noces d'argent se sont si bien passées et qu'elles vous ont donné envie de fêter vos futures noces d'or. Je souhaite de tout cœur que vous puissiez le faire. Nous aurons besoin de toi encore longtemps, après que, — comme on dit dans le Vieux Dessauer, — le diable m'aura emporté. Il me faut revenir — et j'espère que ce sera pour la dernière fois — sur la critique du programme par Marx. Je suis obligé de contester que «personne n'aurait protesté contre la publication elle-même». Jamais Liebknecht n'aurait donné son assentiment de bon cœur et il aurait tout mis en œuvre pour empêcher l'impression. Depuis 1875, il a si mal digéré cette critique qu'il y pense dès qu'il est question de «programme». Tout son discours de Halle tourne autour d'elle.

Son article ronflant du Vorwärts n'est que l'expression de sa mauvaise conscience à cause de cette même critique. En effet, elle est dirigée en premier lieu contre lui. Nous l'avons considéré et je le considère toujours comme le père de ce qu'il y a de pourri dans le programme d'unification. Et ce fut la raison qui m'a décidé à agir unilatéralement. Si j'avais pu discuter de l'affaire à fond avec toi seul, puis envoyer la chose à Kautsky pour l'impression, en deux heures nous nous serions mis d'accord. Mais j'ai estimé que, — du point de vue personnel et du point de vue du Parti, — tu étais tenu d'en délibérer aussi avec Liebknecht. Et je savais alors ce qui allait arriver. C'était ou bien l'étouffement ou bien la querelle ouverte, du moins pour un certain temps, même avec toi, si je passais outre. La preuve que je n'avais pas tort, la voici: du moment que tu es sorti de cachot le 1er avril et que le document n'est que du 5 mai, il est évident, — jusqu'à plus ample informé, — que c'est à dessein qu'on t'a caché la chose et qu'en vérité nul autre que Liebknecht ne peut l'avoir fait. Mais, par amour de la paix, tu le laisses mentir et proclamer que c'est parce que tu étais sous les verrous que tu n'as pas pu voir le document. Dans ces conditions, même avant l'impression, tu aurais eu des égards pour lui, afin d'éviter un scandale au Comité de direction. Je comprends très bien cela, mais j'espère qu'à ton tour tu comprendras que j'ai tenu compte du fait que selon toute probabilité on aurait agi de la sorte.

Je viens de relire la Critique. Possible qu'on ait pu supprimer encore certains passages sans nuire à l'ensemble. Pas beaucoup en tout cas. Quelle était la situation ? Nous savions aussi bien que vous et que la Frankfurter Zeitung du 9 mars 1875, par exemple, que j'ai retrouvée, que l'affaire était tranchée dès l'instant que ceux qui avaient plein pouvoir pour mettre le projet sur pied l'avaient accepté. C'est pourquoi Marx a écrit la Critique et il a ajouté «dixi et salvavi animam meam» [J'ai dit ce que j'avais à dire ; ma conscience est en paix.] : c'est la preuve qu'il l'a écrite pour sauver sa conscience et sans aucun espoir de succès. Et la forfanterie de Liebknecht avec son «non» catégorique n'est donc que pâle vantardise et il le sait aussi. Si donc vous avez fait une gaffe en choisissant vos représentants et que pour ne pas gâcher toute l'unification vous avez été obligés d'avaler le programme, vous ne pouvez vraiment pas voir d'inconvénients à ce qu'on publie maintenant au bout de quinze ans, l'avertissement qui vous a été adressé avant l'ultime décision. Vous ne passerez pour autant ni pour des imbéciles, ni pour des tricheurs, à moins que vous ne revendiquiez pour vous l'infaillibilité dans vos actes officiels.

De toute façon, tu n'as pas lu l'avertissement. Ce fait aussi a été publié. Ainsi, tu tiens une position exceptionnellement favorable par rapport à d'autres qui l'ont lu et qui cependant se sont accommodés du projet. J'estime que la lettre d'envoi est très importante, car on y expose la seule politique juste. Mener une action parallèle pendant une période d'essai, voilà l'unique chose qui eût pu vous sauver du marchandage sur les principes. Mais Liebknecht ne voulait à aucun prix se voir privé de la gloire d'avoir réalisé l'unité et, dans ces conditions, il est encore étonnant qu'il ne soit pas allé plus loin dans ses concessions. Il a rapporté de la démocratie bourgeoise une véritable frénésie d'unification et il l'a toujours conservée.

Les Lassalliens sont venus parce qu'ils étaient obligés, parce que tout leur Parti s'en allait en morceaux, parce que leurs dirigeants étaient ou des gredins ou des ânes que les masses ne voulaient plus suivre : voilà ce qu'on peut dire aujourd'hui en se servant des termes modérés qu'on a choisis. Leur «organisation robuste» finissait tout naturellement par la décomposition complète. Liebknecht se couvre donc de ridicule lorsqu'il excuse l'acceptation en bloc [En français dans le texte.] des articles de foi lassalliens en prétendant que les Lassalliens ont sacrifié leur «organisation robuste». Il n'y avait plus rien à sacrifier ! Tu es curieux de savoir d'où viennent les phrases obscures et confuses du programme ? Mais elles sont toutes l'incarnation de Liebknecht lui-même ; c'est à cause d'elles que nous nous disputons depuis des années avec lui et c'est devant elles qu'il est en extase. Au point de vue théorique, il a toujours eu des idées confuses et notre façon vigoureuse de formuler les choses resté pour lui une abomination. Comme ancien membre du Parti populaire, il aime aujourd'hui encore les phrases ronflantes qui permettent de penser ce qu'on veut, ou même de ne rien penser du tout. Si, à cette époque, des Français, des Anglais, des Américains à l'esprit confus parlaient de la «libération du travail» au lieu de la libération de la classe ouvrière, parce qu'ils n'en savaient pas plus long, si même dans les documents de l'Internationale il fallait employer par-ci par-là le langage de ces gens-là, Liebknecht y voyait une raison suffisante pour ramener de force la manière de s'exprimer du Parti allemand à ce même point de vue dépassé. Et, en aucune façon, on ne peut affirmer qu'il l'ait fait «en sachant que c'était faux», car, en fait, il n'en savait pas plus long et je me demande si ce n'est pas encore le cas à présent. En tout cas, aujourd'hui encore, il replonge à pleines mains dans cette vieille façon confuse de s'exprimer ; il faut reconnaître qu'on peut en tirer de meilleurs effets de rhétorique. Et comme il tenait aux revendications démocratiques fondamentales, qu'il croyait comprendre, au moins autant qu'aux principes économiques, qui n'étaient pas nets dans son esprit, il était certainement honnête quand il a cru avoir fait une affaire brillante en troquant les articles de l'arsenal démocratique contre les dogmes lassalliens.

En ce qui concerne les attaques contre Lassalle, elles étaient pour moi l'essentiel, comme je vous l'ai dit. En acceptant entièrement la phraséologie et les revendications économiques essentiellement lassalliennes, ceux d'Eisenach étaient de fait devenus des Lassalliens, du moins d'après le programme. Les Lassalliens n'avaient rien sacrifié, mais rien du tout de ce qu'ils auraient pu tenir. Pour compléter leur victoire, vous avez adopté comme chant du Parti les phrases creuses, rimées et moralisantes où Audorf célèbre Lassalle.57 Et pendant les quinze années que dura la loi contre les socialistes il n'y avait à vrai dire aucune possibilité de réagir dans le cadre du Parti contre le culte de Lassalle. Il fallait y mettre fin et c'est ce que j'ai provoqué. Je ne permettrai plus que la fausse gloire de Lassalle se maintienne aux dépens de Marx et qu'elle soit prêchée à nouveau. Les gens qui ont encore connu personnellement Lassalle et qui l'ont adoré sont clairsemés, chez tous les autres le culte de Lassalle est purement fabriqué, entretenu par notre tolérance tacite, bien que nous sachions qu'il est faux; il ne se justifie donc même pas par le dévouement personnel. On a eu assez d'égards pour ceux qui ne sont pas au courant, et pour les nouveaux adhérents, en publiant la chose dans la Neue Zeit. Mais je ne veux pas du tout admettre que sur de pareils sujets la vérité historique soit obligée — après quinze années de patience et de douceur — de céder le pas aux convenances de quelques-uns ou au danger de choquer certains dans le Parti. Il est inévitable que dans ce genre d'affaires on vexe à chaque fois de braves gens. Il est inévitable aussi qu'ils grognent. Et s'ils disent alors que Marx a été jaloux de Lassalle et s'il y a des journaux allemands, et même (!!) le Chicagoer Vorbote58 (qui écrit pour davantage de gens spécifiquement lassalliens à Chicago, qu'il n'en existe dans toute l'Allemagne) pour se joindre à leur voix, j'y suis moins sensible qu'à la piqûre d'une puce. On nous a fait bien d'autres reproches et nous avons passé à l'ordre du jour. L'exemple est là : Marx a rudoyé saint Ferdinand Lassalle et cela suffit en attendant. Encore un mot : Depuis que vous avez essayé d'empêcher par la force la publication de l'article et que vous avez fait parvenir un avertissement à la Neue Zeit la menaçant, en cas de récidive, d'une étatisation possible par le Parti et de la censure, il est inévitable que la prise de possession de toute votre presse par le Parti m'apparaisse sous un jour' bien singulier. En quoi vous distinguez-vous de Puttkamer si vous introduisez une loi contre les socialistes dans vos propres rangs ? A moi personnellement, cela m'est assez indifférent; aucun Parti dans aucun pays ne peut me condamner au silence, si je suis décidé à parler. Je vous invite à réfléchir cependant et à vous demander si vous ne feriez pas mieux d'être un peu moins susceptibles et de vous montrer dans vos actes un peu moins... Prussiens. Vous, le Parti, vous avez besoin de la science socialiste et celle-ci ne peut pas vivre sans la liberté du mouvement. Il faut alors accepter les inconvénients par-dessus le marché et le mieux est de le faire décemment, sans broncher. Une tension, même faible, à plus forte raison une fissure entre le Parti allemand et la science socialiste allemande seraient tout de même un malheur et un discrédit sans pareil. Il est évident que le comité, c'est-à-dire toi personnellement, vous avez et devez avoir une influence morale importante sur la Neue Zeit et sur toutes les autres publications. Mais cela doit et peut vous suffire. Dans le Vorwärts on vante toujours la liberté sacrée de la discussion, mais on ne s'en aperçoit guère. Vous ne savez pas à quel point une telle tendance à vouloir réglementer par la force paraît singulière ici, à l'étranger, où on a l'habitude de voir les vieux chefs des Partis dûment appelés à rendre des comptes à l'intérieur de leur Parti (par ex. le gouvernement tory par lord Randolph Churchill). Et puis, il ne faut pas non plus oublier que la discipline ne peut pas être aussi stricte dans un grand parti que dans une petite secte, et que la loi anti-socialiste, qui a eu pour résultat la fusion en un seul bloc des Lassalliens avec ceux d'Eisenach (à en croire Liebknecht, c'est son magnifique programme qui a eu cet effet !) et a entraîné la nécessité de se serrer les coudes, n'existe plus.

F. E.

 

(suite et fin V)

 



26/01/2007
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