Quelques réflexions suite au film L’époque de Matthieu Bareyre
Pour prendre la mesure de ce qu’implique cette prémisse d’égalité, il suffit de comparer L’époque à l’autre documentaire sorti en salle cette semaine : le méprisable J’veux du soleil du député François Ruffin. Là où la caméra portative de Bareye se pose en complice ou en ami des gens interviewés, restant respectueuse et en retraite, la caméra de Ruffin laisse une place franchement gênante à l’égo du réalisateur, qui encadre et dirige la mise en scène des personnes —ou plutôt personnages filmés. Dans ces résolutions esthétiques se joue toute la différence entre faire politiquement des films et faire des films politiques, pour le dire avec Godard. Car, si Bareye met en pratique une façon politique de faire un film, c’est parce qu’il choisit sa forme à partir d’un positionnement éthique, alors que Ruffin se limite au mieux à singer le format du documentaire télévisuel, aux pire à réaliser un film de journaliste, voire de propagande en cette saison pré-électoral. Les gilets jaunes de J’veux du soleil, sont, en effet, bien apprivoisés afin que la seule image d’actualité censée percer le grand écran soit l’image du manifestant« sage », se tenant bien à sa place entre revendications pacifistes et lamentations indignés. Les personnes qui peuplent L’époque, en revanche, nous transmettent vraiment le Zeitgeist du temps présent car le réalisateur a su recueillir leur parole dans le moment où ils sont sans masque, ou, justement, dans le moment où le masque tombe. Comme pour Chris Marker en 1962 dans Joli Mai ou pour Jean Rouch dans Chronique d’une été (1961), la question « C’est quoi l’époque ? » semble bien être le fil conducteur du film. « C’est le bruit que font les matraques sur nos têtes ou le bruit du choc des crânes de Valls et Macron bientôt » déclare une femme, le regard caméra, d’entrée de jeu dans le plan d’ouverture du film. Rose, sort avec humour de tout stéréotype sociale que la langue normée voudrait lui attribuer, et, en bonne lectrice de Spinoza, épate le spectateur avec sa capacité de rire de la douleur, de transformer la haine en juste rage, de transmuter la peur en joie de vivre. Un peu plus tard Dj Soall, débordante de tendresse et de sincérité, nous laisse entrer dans son quotidien fait de musique et de rap, pour nous donner sans doute l’intuition de ce que pourrait être un jour une vie libérée de l’injonction du travail et mise au service des passions joyeuses. Notion qui ne pourrait être la plus limpide pour cette jeunesse des nuits parisiennes, comme le dit sur le ton le plus banal un groupe de jeunes femmes interviewées à la table d’un bar. « Je ne me sens libre que de 18h à 9h » dit l’une, tandis qu’une autre s’accapare rapidement l’écran. Les fissures commencent alors à s’ouvrir dans cette deuxième partie de l’interview, où l’optimisme digne d’une start-up de marketing laisse la place au récit de nuits blanches passées entre peur de la solitude et angoisse. « Nos nuits sont plus belles que vos jours » disait un graffiti à Lyon lors de la mobilisation contre la loi ORE. « Il fait sombre au pays des Lumières » riposte Bareye depuis Paris. La nuit, à la fois espace-temps exutoire, à la fois lieu du retour du refoulé, est donc saisi comme le dispositif capable de déboulonner un certain discours facile sur la jeunesse. L’époque s’applique en effet à détruire avec entêtement cette injonction publicitaire qui rôde autour du bel âge, la période initiatique par excellence, entre insouciance et liberté, mais, de fait, moment où débute la compétition pour le prix diplôme/carrière/maison/famille/gosses. C’est ce que nous dit d’ailleurs Matthieu, jeune homme qui confie à la caméra avoir mis de côté sa passion pour la philosophie pour s’inscrire dans une grande école de commerce, de peur de décevoir les attentes parentales. Ou encore, ce que qui nous explique bien la voix off de l’agrégée en philosophie qui a décidé d’intégrer le cortège de tête : « Après le mouvement contre la loi travail et ce qu’il y a eu après, jouer un bon rôle dans la société, avoir un bon travail est quelque chose qui a perdu beaucoup d’importance à mes yeux.. ». Comme pour dire : il est fini le temps du fardeau du chameau-esclave, terminé aussi le devoir être du lion-militant, commence alors sans doute le présent pur de l’enfant-artiste ? Le filmeur protège la confidentialité et l’identité de ce témoignage et réussit à évoquer le cortège de tête avec la juste dose de poésie, car on sait qu’aux banderoles renforcés sied mieux le « Je est un autre » de Rimbaud plutôt que n’importe quel slogan antifasciste.
Mais concentrons-nous sur une séquence marquante. Un groupe de CRS bloque l’entrée de Bercy, occupée alors par des manifestants de Nuit Debout. Se déroule à ce moment-là un amusant pas à deux entre la gopro d’un policier et la caméra de Bareye. Le filmeur traque les policiers pour se porter témoin d’éventuelles bavures, le policier/cameraman cherche à tout prix à gagner un gros plan sur cette caméra/témoin jugée trop intrusive : le filmeur est filmé, ou le filmé filme, au choix. A l’heure où un nouveau dispositif de contrôle policier, tout fraîchement emprunté à la police allemande, se répand pendant la mobilisation des Gilets Jaunes – chaque policier est maintenant muni d’une minuscule caméra attachée à la veste pour faciliter les arrestations et l’identification au faciès– rien que ce face à face entre deux caméras devrait réveiller les consciences militantes autour de la nécessité d’une réappropriation de la vidéo de la part de manifestants. Il nous semble en effet que Taranis News [1], avec son montage haché de la premier ligne des affrontements, ou Doc du Réel, avec son esprit de militantisme engagé, passent sur l’essentiel du geste artistique révolutionnaire. Car il ne suffit pas de faire des films sur l’insurrection, il faut faire des films de façon insurrectionnelle. Et faire des films de cette façon implique non seulement la destitution de la catégorie « artiste », d’« œuvre », mais aussi la coïncidence parfaite entre la vie et la création. Fait déjà découvert par l’avant-garde constructiviste des années ’20, qui n’hésitait pas à construire des ciné-trains ou des ciné-bateaux pour sillonner le front de la guerre civile lors du combat entre l’Armée Rouge et l’Armée blanche. Axiome ensuite entériné et développé par le duo Godard-Morin avec le groupe Dziga Vertov, qui s’attachait en l’après mai ‘68 à déconstruire le concept d’auteur, de hiérarchie, de signature. Plus récemment, le 9 Mai 2018, un brillant ovni cinématographique paraît sur le site lundimatin : le court métrage Vent d’ouest réalisé sans doute par un collectif de jeunes réalisateurs qui a bien l’esprit de la repartie et signe son travail avec le nom du plus célèbre des auteurs de la Nouvelle Vague, l’icône de la cinéphilie française dans le monde entier, Jean-Luc Godard. Le petit buzz qui se propage sur le net le lendemain de la publication mérite notre attention. Si les principaux journaux (Libération, Inrocks, Vanity, etc.) sont pris de court et attribuent le film à JLG, alors que la masse des cinéphiles anonymes encensent le film sur les réseaux sociaux, indifférente à la question de la paternité de l’œuvre. Car le calembour de la fake-news, sport pratiqué avec brio par la rédaction de lundimatin, nous dévoile quelque chose de l’état d’esprit de la société et du cinéma contemporain. Le fait de brouiller les pistes du vrai et du faux a une longue généalogie, de Debord aux fake-documentaries de Peter Watkins, et il nous intrigue dans la mesure où il crée un espace d’indécidabilité entre le réel et le virtuel. Cette pratique permet en effet de réécrire de façon créative l’Histoire et de libérer ainsi la puissance du faux. Comme le remarque Agamben [2], elle touche son apogée dans Histoire(s) du Cinéma - principale référence esthétique, à notre sens, de Vent d’ouest. Titre qui est déjà en soi un jeu de mot avec renvoi à Vent d’est (1970)- citation bien choisie car elle fait clin d’œil justement au moment dans le parcours artistique de JLG où il décide délibérément de se saboter en tant qu’auteur, et d’embrasser l’utopie d’un mode de production de l’objet-film collectiviste.
Sabotage est d’ailleurs un mot qui nous fait revenir à la mémoire bien de souvenirs, de la Val Susa à la Zad, en sans doute en raison de cela, il nous semble souhaitable de appeler de nos veux un cinéma qui se veut sabotage du Réel. Car cela aussi pourrait être le cinéma, une grande machine de guerre contre l’état des choses actuel, un outil à rêves qui surprend le réel à force de boutades et détournements.
p.s. S’il est vrai que sera un rire à les enterrer, nous ne pouvons que rire avec Rose, qui dit en rigolant « je ne possède rien, tout va bien », et, dont les paroles finales sur la refus de la nationalité française comme riposte à la déchéance de la nationalité, apportent la juste commentaire au fond sonore de notre époque.