prisons occultes
Prisons occultes : les pratiques de la CIA mises au jour
Dans une enquête très détaillée, « The New Yorker » explique comment la CIA, au nom de la lutte contre le terrorisme, impose à ses prisonniers, à Guantanamo et ailleurs, des modalités de détention inhumaines, en les soumettant notamment à la torture.
C’est une enquête qui vaut le détour. Dans son édition datée du 13 août, l’hebdomadaire étasunien The New Yorker jette un éclairage pour le moins cru sur les prisons secrètes de la CIA et sur les méthodes utilisées par celle-ci durant les interrogatoires, qu’il faut bien qualifier de torture. Le texte tient sur plus de onze pages. Il est disponible sur le site internet du journal [1] . L’auteure, Jane Mayer, démonte méticuleusement toute une série d’affirmations de l’administration Bush. Elle a eu accès à des documents inédits, ou du moins à des personnes qui les ont eus entre les mains. Dont un rapport fort critique - mais secret - du Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Lequel a pu entrer en contact avec quinze prisonniers désormais détenus à Guantanamo [2] .
Ces derniers avaient auparavant transité par plusieurs prisons secrètes dont l’existence est niée, quand bien même l’administration Bush a mis fin à ces trous noirs du droit l’année dernière.
Une source - qui n’est pas nommée dans l’article - aurait pris connaissance du rapport du CICR et affirme que celui-ci qualifie les pratiques que la CIA met en oeuvre pour la détention et les interrogatoires des suspects d’« équivalentes à de la torture ». Ces agissements constituent, toujours selon cette source, de « graves brèches » dans les Conventions de Genève. Ils violeraient la loi sur la torture adoptée en 1994 par le Congrès américain. Certains agents auraient d’ailleurs déjà contracté des assurances juridiques pour faire face à d’éventuels procès.
L’enquête détaille les pratiques de la CIA pour amener les suspects à fournir les renseignements utiles dans la lutte dite contre le terrorisme. Pour recouper ses informations, la journaliste a notamment pu se baser sur le témoignage d’un suspect, finalement innocenté et aujourd’hui de retour en Allemagne, qui a subi des sévices faisant penser « aux méthodes utilisées dans Orange mécanique », le roman d’Anthony Burgess.
Méthodes staliniennes
Lorsque après le 11 septembre 2001 les Etats-Unis se sont lancés dans la lutte massive contre les mouvances combattantes, ils n’avaient guère d’experts en matière de torture, explique l’enquêteuse. Ils sont donc allés repêcher dans leurs archives les données tirées du programme Phoenix mis en place lors du conflit vietnamien. Autre source : les méthodes de l’URSS stalinienne !
Ils ont par ailleurs fait appel à des psychologues militaires qui entraînent les troupes d’élite à résister aux sévices. Un programme connu sous l’acronyme SERE (pour survie, évasion, résistance et s’échapper). Parmi les tortures pratiquées, on trouve la noyade [3], la privation de sommeil et de nourriture, l’isolation totale, y compris sensorielle, la soumission à des températures extrêmes, l’enfermement dans des cages qui ne permettent pas de se tenir debout ou, au contraire, le maintien dans une station verticale durant des périodes prolongées, la diffusion de musiques brutales ou de bruits qui évoquent des films d’horreur et les humiliations sexuelles. Certains détenus seraient ainsi restés nus durant plus d’un mois.
« Compétences » nouvelles
Et cela marche, selon l’article du New Yorker. Un officier de la CIA parle d’« art de l’interrogatoire » en insistant sur les compétences acquises par son agence en la matière. En quelques semaines, la plupart des prisonniers se sont effondrés psychologiquement et ont été réduits à l’état de larve. Un état qualifié de « semipsychotique », (les plus solides tentant de se suicider). Ceci d’autant plus qu’à la base il existe chez les suspects - pour autant qu’ils soient coupables - une forte tendance à revendiquer leurs actes et donc à parler.
L’article explore aussi des ressorts inquiétants de l’âme humaine. Ainsi, pris un à un, les sévices ne constituent pas forcément des actes de torture. Celle-ci ne devient effective que par l’accumulation, la durée, l’ampleur et la systématique de ces pratiques. De surcroît, un médecin assiste les tortionnaires.
Avec cette considération presque cynique : les bourreaux ont eux aussi besoin d’un appui psychologique. Et il font des séminaires de débriefing pour discuter « jusqu’où on peut aller ». Il y a une éthique dans la torture...
Données douteuses
Les agents de la CIA ont cependant rencontré une difficulté de taille. Leur but est de récolter des informations fiables et exploitables. Or, en brisant la personnalité des prisonniers, ils les ont amenés à confesser des actes qu’ils n’avaient, selon toute vraisemblance, pas commis. Ce n’est pas étonnant, estime un spécialiste du renseignement, dans la mesure où les Etats-Unis ont mis au goût du jour des méthodes utilisées sous Staline pour faire avouer des crimes qui n’existaient pas.
Ainsi Kalid Sheik Mohammed, l’un des cerveaux de l’attentat du 11 septembre 2001, aurait confessé des choses fantaisistes ne serait-ce que pour faire plaisir à son interrogateur [4] : comme l’attentat contre le pape Jean-Paul II, un projet d’attentat contre Bill Clinton ou l’assassinat de Daniel Pearl. Une version à laquelle la famille du journaliste assassiné et plusieurs experts du dossier ne croient guère.
Autre dégât collatéral : les aveux ayant été arrachés sous la torture, la CIA se retrouve avec des prisonniers qu’elle ne pourra pas déférer devant la justice. Justice qui pourrait ne jamais déclarer recevables des preuves obtenues de la sorte. Les plus « pragmatiques » des agents de renseignement interviewés se demandent s’il ne vaudrait pas mieux exécuter rapidement de tels suspects une fois qu’ils ont parlé !
Philippe Bach
Prisons de la CIA : la vérité dépassée, par Fabio Lo Verso.
S’il y a une constante dans le scandale des prisons secrètes de la CIA, c’est l’irritante désinvolture qu’affiche Washington à son encontre. Les ultimes révélations du New Yorker n’ont en rien ébranlé les certitudes des services étasuniens. Encore moins celles de George W. Bush. Le président des Etats-Unis vient de légaliser, par décret, le recours à la torture dans « sa » lutte contre le terrorisme. Il met ainsi ses hommes et leurs mandants à l’abri de toute poursuite, fût-elle fondée sur des preuves.
L’impressionnante enquête du prestigieux hebdomadaire arrive peut-être trop tard, elle qui dévoile pour la première fois le menu détaillé des atrocités commises dans les cachots occultes de la CIA en Europe. Avant même son éclosion, la vérité est dépassée par le cynisme.
Sur l’ahurissant dossier du magazine new-yorkais plane aussi une ombre inquiétante : le sentiment que les journalistes ne réécriront peut-être plus les pages du Watergate, retentissante affaire ayant poussé le président Richard Nixon à démissionner en 1974. Pour les Etasuniens, focalisés sur la déroute irakienne et paralysés par la peur du terrorisme, la violation des droits de l’homme ne suscite pas de vagues d’indignation semblables à celles qui ont fait capituler les plus redoutables hommes d’Etat.
En Europe, cette question ne semble plus avoir une importance capitale, en dépit de foyers mal éteints ou qui menacent de se rallumer sur ce dossier entre le Vieux et le Nouveau Continent. Difficile d’attendre de la confrontation d’un président allergique aux Conventions de Genève et de pays européens passifs ou complices l’amorce d’un repentir ou d’un simple retour au bon sens. Pourtant, au-delà des ravages de nature éthique, le franchissement de la ligne des droits humains crée un vide juridique dont la nature politique a horreur.
Les embarrassantes libertés que Washington s’accorde pour « protéger son peuple » entraînent un sérieux dérèglement de la gouvernance mondiale. Elles écrasent les protestations des Nations Unies, paralysées par les rapports de forces et les rivalités de puissances, et accentuent de ce fait les tensions géostratégiques. Qui doit jouer le rôle de pilote dans le règlement des crises internationales ? Avec la guerre d’Irak, la force militaire l’a emporté sur la diplomatie. Avec la légalisation de la torture, les clignotants passent au rouge vif, car il y a en jeu l’intégrité physique et psychique de la personne, domaine autrement plus intouchable que les conventions sur les conflits armés. Publiée au moment où les prétendants à la présidence des Etats-Unis s’échauffent, les pages du New Yorker évoquent, en filigrane, l’enjeu crucial de la campagne électorale. Si les républicains gardent le contrôle de la Maison-Blanche, le prochain président ne manquera pas de poursuivre la politique de son prédécesseur. Si les démocrates placent leur candidat, personne ne peut garantir qu’il s’engagera à démanteler les lois liberticides héritées de l’ère Bush. Plus qu’une enquête, l’hebdomadaire étasunien signe presque un aveu d’impuissance.
Fabio Lo Verso
Le Courrier, vendredi 10 Août 2007.
Source : Le Courrier www.lecourrier.ch
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