Une lettre du cinéaste José Vieira
Monsieur le Président,
Pour réaliser « Le printemps de l'exil »(1), un film sur les jeunes déserteurs et insoumis portugais dans le mouvement de mai 68, j'avais besoin d'extraits de films qui soient révélateurs de la propagande déployée par le régime de Salazar dans les années 50-60 notamment sur la question coloniale.
Après des recherches dans les archives au Portugal, j'ai choisi huit extraits de films dont deux étaient signés Antonio Lopes Ribeiro. Pour ces deux extraits (et quelques images signées d'un certain João Mendes), on fit savoir à la production qu'il fallait demander l'autorisation aux ayants droit via la SPA (Sociedade Portuguesa d'Autores) qui se chargerait de les contacter et d'établir les contrats.
J'ai alors trouvé parfaitement anormal que les droits de ces « œuvres » fascistes ne soient pas dans le domaine public et que nous ayons à demander à des ayants droit l'autorisation d'utiliser des images qui ont milité pour l'asservissement de tout un peuple. Je l'ai signalé verbalement à mes interlocuteurs qui se sont réfugiés dans une attitude de neutralité. Pour eux, ma protestation était inutile puisqu'elle se heurtait à la loi et au droit.
Il a toujours été hors de question pour moi qu'une production paye des droits d'auteur à des ayants droit sur des films de propagande fasciste qu'ils soient portugais, français, italiens, espagnols,… J'ai alors imaginé que les ayants droit, honteux d'être les dépositaires de telles « œuvres » donneraient leur autorisation et que cette grave anomalie (qu'ils soient les ayants droit de tels films ou que de tels films puissent avoir des ayants droit) les gênait plutôt qu'autre chose. Je faisais erreur sur toute la ligne. Non seulement ils ont pris du temps pour répondre, mais la SPA nous annonce, le plus naturellement du monde (2), que les héritiers demandent 233 euros la minute pour accorder leur autorisation sur les images dont ils n'ont donc pas honte d'être les dépositaires.
Antonio Lopes Ribeiro a fait des films à la gloire d'un régime qui a assassiné, torturé, emprisonné. Ici en France, on appelle ça un « collabo ». Les films « Salazar e a Nação » et « 30 anos com Salazar » sont des films de propagande d'un pouvoir totalitaire. Les films d'un régime qui, en 1961, condamnait à 7 ans de prison deux étudiants qui avaient porté un toast à la liberté, ce qui poussa l'avocat britannique Peter Benenson à créer Amnesty International.
Les ayants droit devraient avoir honte de demander des droits d'auteurs sur de tels films et honte d'être les ayants droit d'hommes qui ont mis leur savoir faire au service d'une dictature. La SPA devrait avoir honte de défendre les droits sur des films fascistes. Dans ce cas précis, le slogan de la SPA qui dit que « La défense du droit d'auteur est la garantie de la défense du patrimoine et des valeurs culturelles » prend une résonance dangereuse.
Visiblement au Portugal c'est légal de demander des droits d'auteur sur des films qui font l'apologie d'un homme qui a mis les drapeaux en berne pour la mort d'Hitler, qui a soutenu Franco et copié Mussolini. C'est peut-être légal mais pas moral. Politiquement c'est un désastre. Que vaut une telle légalité ? La SPA s'est-elle seulement interrogée sur cette pratique ? Votre société a l'air de gérer ces droits d'auteur comme si de rien n'était, comme si l'histoire n'existait pas, comme si des hommes et des femmes n'avaient pas été brisés dans leur vie.
On sent dans cette affaire qu'il manque au Portugal une étape historique : celle d'avoir jugé ceux qui ont écrasé le peuple portugais pendant 48 ans et les collaborateurs du régime dont Antonio Lopes Ribeiro était. J'imagine qu'il n'a jamais été inquiété tout comme ces anciens ministres qui ont participé à un gouvernement d'une dictature et qui, aujourd'hui, paradent à la télévision, écrivent des livres de souvenirs sur « le temps béni du salazarisme » et coulent des jours paisibles.
Monsieur le Président, par ce courrier, je voulais simplement vous signaler ce qui m'apparaît comme une terrible anomalie qui en dit long sur l'histoire du pays où nous sommes nés, d'où mon père est parti pour fuir l'oppression et à la recherche d'une vie meilleure.
José Vieira
Auteur – Réalisateur
Paris le 5 novembre 2009
notes:
(1) — « Le printemps de l'exil est un portrait croisé de cinq hommes exilés à Paris, qui ont participé activement au mouvement de mai 68 qu'ils ont vécu comme un moment crucial dans la lutte contre la dictature de Salazar et contre la guerre coloniale en Afrique. Cinq itinéraires individuels de résistants qui se sont connus à Paris et qui, à travers le récit de leur implication dans les événements de mai 68, racontent le destin collectif d'un pays occupé pendant 48 ans par le fascisme. Dans les archives de la PIDE, la toute-puissante police politique portugaise, nous retrouvons les noms et les dossiers de nos six hommes : Luis Cilia, José Mario Branco, Vasco de Castro, Fernando Pereira Marques et Helder Costa. Dans les archives françaises, nous retrouvons les traces de leur combat, tracts et journaux, disques et pièces de théâtre, dessins et écrits. Ils sont tous revenus à Lisbonne après la chute de la dictature. Ils sont chanteur et compositeur, dessinateur et peintre, metteur en scène et professeur. Leurs oeuvres témoignent du combat qu'ils ont mené pour la liberté. » (présentation extraite du dossier du film)
(2) — Extrait du courrier envoyé le 2 octobre 2009 par la SPA : « … nous avons le plaisir de vous informer que l'autorisation pour inclure des extraits des œuvres "30 anos com Salazar" - António Lopes Ribeiro- 50" et "Salazar e a Nação" - António Lopes Ribeiro - 2'15" dans le documentaire Le printemps de l'Exil, avec réalisation de João Vieira vous pourra être accordée moyennant le payement de 233€ par minute d'utilisation, ayant comme base minimale 1'. »
Extrait du courrier envoyé le 12 octobre 2009 par la SPA : « … nous avons le plaisir de vous informer que l'autorisation pour l'inclusion de l'extrait de l'œuvre "O Emigrante" de João Mendes dans le documentaire en objet, vous est accordée moyennant le payement de 233,00 € par minute ayant comme base minimale 1', à titre de droits d'auteur… »
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