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uri avnery — deux chevaliers et un dragon

Deux chevaliers et un dragon

 

 

IL Y A des livres qui changent la concience des gens et qui changent l'histoire. Certains racontent une histoire, comme "La case de l'oncle Tom" d'Harriet Beech Stowe en 1851, qui donna une énorme impulsion à la campagne pour l'abolition de l'esclavage. D'autres prennent la forme d'un traité politique, comme "L'Etat des Juifs" de Théodore Herzl, qui donna naissance au mouvement sioniste. Ou bien, ils peuvent être de nature scientifique comme "L'origine des espèces" de Charles Darwin, qui changea le regard de l'humanité sur elle-même. Et il se peut que la satire politique aussi puisse ébranler le monde, comme "1984" de George Orwell.

 

L'impact de ces livres fut amplifié par l'époque de leur parution. Ils sortirent exactement au bon moment, quand un large public était prêt à recevoir leur message.

 

Il se pourrait bien que le livre des deux professeurs, John Mearsheimer et Stephen Walt, "Le lobby pro-israélien et la politique étrangère américaine", soit de cette sorte de livre.

 

C'est un pur rapport de recherche scientifique, de 355 pages, suivies de 106 pages supplémentaires contenant des milliers de références.

 

Ce n'est pas un livre belliciste. Au contraire, son style est retenu et factuel. Les auteurs prennent bien soin de ne pas émettre le moindre commentaire négatif sur la légitimité du lobby, et bien sûr s'efforcent de souligner leur soutien à l'existence et à la sécurité d'Israël. Ils laissent les faits parler d'eux-mêmes. Avec l'habileté de maçons expérimentés, ils posent systématiquement une brique sur l'autre, une rangée après l'autre, ne laissant aucun vide dans leur argumentation.

 

Ce mur ne peut pas être démoli par une argumentation logique. Personne n'a essayé, et personne n'essaie. Au lieu de cela, les auteurs sont salis et accusés d'avoir de sombres mobiles. Si l'on avait pu tout simplement ignorer le livre, on l'aurait fait – comme cela est arrivé à d'autres livres qui ont été enterrés dès leur sortie.

 

(Il y a quelques années, est sorti en Russie un gros volume d'Alexandre Soljenitsyne, lauréat de renommée mondiale du Prix Nobel de Littérature, sur la Russie et ses Juifs. Ce livre, ayant pour titre "200 ans ensemble", a été complètement ignoré.

Autant que je sache, il n'a été traduit dans aucune langue, certainement pas en hébreu. J'ai questionné plusieurs intellectuels israéliens influents et aucun d'eux n'a même entendu parler du livre. Il n'apparaît pas non plus dans la liste du site amazon.com qui contient tous les autres ouvrages de l'auteur.)

 

 

LES DEUX professeurs prennent le taureau par les cornes. Ils traitent d'un sujet absolument tabou aux Etats-Unis, un sujet que personne de sensé n'oserait mentionner : l'énorme influence du lobby pro-israélien sur la politique étrangère américaine.

 

De façon implacablement systématique, le livre analyse le lobby, le décortique, décrit son modus operandi, révèle ses sources financières et met à nu ses relations avec la Maison Blanche, les deux chambres du Congrès, les dirigeants des deux principaux partis et les médias.

 

Les auteurs ne mettent pas en cause la légitimité du lobby. Au contraire, ils montrent que des centaines de lobbys de cette sorte jouent un rôle essentiel dans le système démocratique américain. Les lobbys des armes et médical, par exemple, constituent aussi des forces politiques très puissantes. Mais le lobby pro-israélien est devenu hors de proportions. Il a un pouvoir politique sans égal. Il peut faire taire toute critique d'Israël au Congrès et dans les médias, tuer politiquement quiconque oserait briser le tabou, empêcher toute action non conforme à la volonté du gouvernement israélien.

 

Dans sa seconde partie, le livre montre comment pratiquement le lobby utilise son énorme pouvoir : comment il a empêché toute pression sur Israël pour qu'il fasse la paix avec les Palestiniens, comment il a poussé les Etats-Unis à l'invasion de l'Irak, comment il pousse maintenant pour des guerres avec l'Iran et la Syrie, comment il a soutenu le gouvernement israélien dans la dernière guerre du Liban et bloqué les appels au cessez-le-feu quand Israël n'en voulait pas.

 

Chacune de ces affirmations est étayée par tant de preuves indéniables et de citations écrites (principalement de source israélienne) qu'on ne peut pas ne pas en tenir compte.

 

 

LA PLUPART de ces révélations ne représentent rien de neuf pour ceux qui, en Israël, traitent de ces questions.

 

Je pourrais moi-même ajouter au livre un chapitre entier à partir de mon expérience personnelle.

 

A la fin des années 50, je suis allé aux Etats-Unis pour la première fois. Une importante station de radio de New-York m'avait invité pour une interview. Après coup, ils m'ont mis en garde : "Vous pouvez critiquer le Président (Dwight D. Eisenhower) et le Secrétaire d'Etat (John Foster Dulles) autant que vous voulez, mais, s'il vous plaît, ne critiquez pas les dirigeants israéliens !" Au dernier moment, l'interview a tout simplement été annulée, et, à la place on a invité l'ambassadeur d'Irak. La critique était semble-t-il tolérable venant d'un Arabe, mais absolument pas venant d'un Israélien.

 

En 1970, la vénérable association américaine pour la "Réconciliation", m'invita à une tournée de conférences dans 30 universités, sous les auspices des rabbins Hillel. Quand je suis arrivé à New-York, on m'a informé que 29 des conférences avaient été annulées. Le seul rabbin n'ayant pas annulé, Balfour Brickner, m'a montré une communication secrète de la "Ligue anti-diffamation" qui proscrivait mes conférences. Cette note disait : "Bien que le député Avnery ne puisse en aucune façon être considéré comme un traître, ses interventions publiques en ce moment seraient de nature à diviser l'opinion..." Finalement, toutes les conférences ont eu lieu sous les auspices d'aumôniers chrétiens.

 

Je me souviens particulièrement d'une expérience déprimante à Baltimore. Un bon Juif, qui avait accepté de me recevoir, rendu furieux par l'annulation de ma conférence dans cette ville, s'est obstiné pour qu'elle ait lieu. Nous avons ratissé les rues des quartiers juifs – des kilomètres de rues ayant des plaques avec des noms juifs – et nous n'avons pas trouvé une seule salle dont le responsable acceptait de laisser se faire une conférence par quelqu'un pourtant membre en exercice de la Knesset. Finalement, la conférence a eu lieu dans le sous-sol de l'immeuble d'habitation de mon hôte – et des employés de la communauté juive sont venus protester.

 

Cette année-là, pendant Septembre noir, j'ai donné une conférence de presse à Washington DC, sous les auspices des Quakers. Ce fut apparemment un énorme succès. Les journalistes venaient directement d'une conférence de presse du Premier ministre Golda Meir et ils m'ont assailli de questions. Presque tous les médias importants étaient représentés – chaînes de télévision, stations de radio, les principaux journaux. La conférence devait durer une heure ; à l'issue de cette heure, ils ont voulu que je reste et m'ont gardé une heure et demie de plus. Mais le lendemain, pas un seul mot dans aucun média. Trente et un ans plus tard, en octobre 2001, j'ai donné une conférence de presse à Capitol Hill à Washington, et exactement la même chose s'est produite : la plupart des médias étaient présents, ils m'ont retenu une heure de plus – et pas un mot, pas un seul mot, n'a été publié.

 

En 1968, une maison d'édition américaine très respectée (MacMillan) a publié un de mes livres "Israël sans sionisme", qui par la suite a été traduit en huit autres langues. Le livre décrivait le conflit israélo-arabe d'une façon très différente et proposait l'établissement d'un Etat palestinien à côté d'Israël – idée révolutionnaire à l'époque. Pas un seul compte-rendu n'a paru dans les médias américains. J'ai cherché dans une des plus importantes librairies de New-York et n'ai pas trouvé le livre. Quand je l'ai demandé à un vendeur, il l'a trouvé enterré sous une pile de volumes et l'a mis au-dessus. Une demi-heure après, il était de nouveau caché.

 

Le livre traitait de la solution "deux Etats pour deux peuples" bien avant qu'elle devienne un consensus mondial, avec ma proposition d'intégration d'Israël dans "la région sémitique". Certes, je suis un patriote israélien et étais élu à la Knesset par des électeurs israéliens. Mais je critiquais le gouvernement israélien – et cela suffisait.

 

 

LE LIVRE des deux professeurs, qui critique le gouvernement israélien avec une autre approche, ne peut plus être enterré. Ce fait en soi en dit long.

 

Le livre est basé sur un essai des deux mêmes auteurs qui a paru l'année dernière dans un journal britannique, après qu'aucune publication américaine eut osé le faire. Maintenant, une maison d'édition américaine sérieuse l'a publié – signe que quelque chose est en train de bouger. La situation n'a pas changé, mais il semble qu'aujourd'hui il est au moins possible d'en parler.

 

Tout dépend du moment. Et apparemment le temps est venu pour un tel livre, qui choquera beaucoup de braves gens en Amérique. Pour l'instant il est en train de faire beaucoup de bruit.

 

Les deux professeurs sont bien sûr accusés d'antisémitisme, de racisme et de haine d'Israël. Quel Israël ? C'est le lobby lui-même qui hait une grande partie d'Israël. Au cours des années récentes, il a encore plus viré vers la droite. Certains des groupes qui le constituent – tels les néo-conservateurs qui ont poussé les Etats-Unis dans la guerre d'Irak – sont ouvertement liés à l'extrême droite du Likoud, en particulier à Benjamin Netanyahou. Les milliardaires qui financent le lobby sont les mêmes qui financent l'extrême droite israélienne, et surtout les colons.

 

Les petits groupes de Juifs déterminés aux Etats-Unis qui soutiennent les mouvements de paix israéliens sont persécutés sans pitié. Certains d'entre eux disparaissent au bout de quelques années. Des membres des groupes de paix israéliens envoyés en Amérique sont boycottés et traités de "Juifs qui ont la

haine de soi".

 

Les positions politiques des deux professeurs, brièvement indiquées à la fin du livre, sont identiques à la position des forces de paix israéliennnes : solution des deux Etats, fin de l'occupation, frontières basées sur la Ligne verte, et soutien international pour l'établissement de la paix.

 

Si ceci est de l'antisémitisme, alors nous ici sommes tous antisémites. Et ce sont seulement les sionistes chrétiens – ceux qui demandent ouvertement le retour des Juifs dans ce pays mais prophétisent secrètement l'annihilation des Juifs non convertis et la seconde venue de Jésus-Christ – qui sont les vrais adorateurs de Sion.

 

 

MÊME SI on ne peut pas dire un seul mot sur le lobby pro-israélien aux Etats-Unis, celui-ci est loin d'être une société secrète, fomentant des complots comme les "Protocoles des Sages de Sion". Au contraire, l'AIPAC, la ligue anti-diffamation, la Fédération sioniste et les autres organisations se vantent bruyamment de leurs actions et proclament publiquement leurs incroyables succès.

 

Tout naturellement, les diverses composantes du lobby rivalisent entre elles : lequel a la plus forte influence à la Maison Blanche, lequel fait le plus peur aux sénateurs,  lequel contrôle le plus de journalistes et de commentateurs. Cette compétition provoque une escalade permanente – parce que chaque succès d'un groupe pousse les autres à redoubler d'efforts.

 

Ceci pourrait être très dangereux. Un ballon trop gonflé peut un jour éclater à la face des Juifs américains (qui, soit dit en passant, selon les sondages, critiquent de nombreuses positions du lobby qui prétend parler en leur nom.)

 

La plupart des Américains s'opposent maintenant à la guerre d'Irak et la considèrent comme un désastre. Cette majorité ne fait pas encore le lien entre cette guerre et les actions du lobby pro-israélien. Aucun journal ni aucun homme politique n'ose faire allusion à cette connexion – du moins pas encore. Mais si ce tabou est brisé, le résultat peut être très dangereux pour les Juifs et pour Israël.

 

Sous la surface, beaucoup de colère contre le lobby s'accumule. Les candidats à l'élection présidentielle, qui sont obligés de ramper aux pieds de l'AIPAC, les sénateurs et les députés, qui sont devenus esclaves du lobby, les gens des médias, à qui on interdit d'écrire ce qu'ils pensent – tous ceux-là détestent secrètement le lobby. Si cette colère explose, elle peut nous atteindre également.

 

Ce lobby est devenu un Golem. Et comme le Golem dans la légende, à la fin il apportera le malheur à son auteur.

 

 

PERMETTEZ-MOI une critique personnelle :

 

Quand l'article d'origine des deux professeurs est sorti, j'ai affirmé que "la queue remue le chien et le chien remue la queue". La queue, bien sûr, c'est Israël.

 

Les deux professeurs confirment la première partie de l'équation, mais démentent catégoriquement la seconde. La thèse centrale du livre est que la pression du lobby conduit les Etats-Unis à agir contre leurs propres intérêts (et, à long terme, aussi contre les véritables intérêts d'Israël). Ils n'acceptent pas mon assertion, citée dans le livre, qu'Israël a agi au Liban comme le "Rottweiler de l'Amérique" (et le Hezbollah comme le "Doberman de l'Iran").

 

Je suis d'accord que les Etats-Unis agissent contre leur véritable intérêt (et les véritables intérêts d'Israël) – mais les dirigeants américains ne le voient pas ainsi. Bush et ses gens croient – même sans l'intervention du lobby – que les Etats-Unis ont intérêt à établir une présence militaire permanente dans le centre de cette région qui comprend d'énormes réserves pétrolières. De mon point de vue, cet acte contre-productif fut un des principaux objectifs de la guerre, à côté de celui d'éliminer un des plus dangereux ennemis d'Israël. Malheureusement le livre ne parle que très brièvement de cette question.

 

Cela n'entame nullement ma profonde admiration pour les qualités intellectuelles, l'intégrité et le courage de Mearsheimer et Walt, deux chevaliers qui, comme Saint-Georges, ont bravement affronté le terrifiant dragon.

 

Uri Avnery

6 octobre 2007

 

 

 

[Traduit de l'anglais "Two Knights and a Dragon" : RM/SW]



12/10/2007
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