internationale situationniste — de la misère en milieu étudiant (I)
1ère partie
De la misère en milieu étudiant
considérée sous ses aspects économique, politique, psychologique, sexuel et notamment intellectuel et de quelques moyens pour y remédier
Rendre la honte plus honteuse encore en la livrant à la publicité
Nous pouvons affirmer, sans grand risque de nous tromper, que l'étudiant en France est, après le policier et le prêtre, l'être le plus universellement méprisé. Si les raisons pour lesquelles on le méprise sont souvent de fausses raisons qui relèvent de l'idéologie dominante, les raisons pour lesquelles il est effectivement méprisable et méprisé du point de vue de la critique révolutionnaire sont refoulées et inavouées. Les tenants de la fausse contestation savent pourtant les reconnaître, et s'y reconnaître. Ils inversent ce vrai mépris en une admiration complaisante. Ainsi l'impuissante intelligentsia de gauche (des Temps Modernes à l'Express) se pâme devant la prétendue "montée des étudiants", et les organisations bureaucratiques effectivement déclinantes (du parti dit communiste à l'U.N.E.F.) se disputent jalousement son appui "moral et matériel". Nous montrerons les raisons de cet intérêt pour les étudiants, et comment elles participent positivement à la réalité dominante du capitalisme surdéveloppé, et nous emploierons cette brochure à les dénoncer une à une : la désaliénation ne suit pas d'autre chemin que celui de l'aliénation.
Toutes les analyses et études entreprises sur le milieu étudiant ont, jusqu'ici, négligé l'essentiel. Jamais elles ne dépassent le point de vue des spécialisations universitaires (psychologie, sociologie, économie), et demeurent donc : fondamentalement erronées. Toutes, elles commettent ce que Fourier appelait déjà une étourderie méthodique "puisqu'elle porte régulièrement sur les questions primordiales", en ignorant le point de vue total de la société moderne. Le fétichisme des faits masque la catégorie essentielle, et les détails font oublier la totalité. On dit tout de cette société, sauf ce qu'elle est effectivement : marchande et spectaculaire. Les sociologues Bourderon et Passedieu, dans leur enquête "Les Héritiers : les étudiants et la culture" restent désarmés devant les quelques vérités partielles qu'ils ont fini par prouver. Et, malgré toute leur volonté bonne, ils retombent dans la morale des professeurs, l'inévitable éthique kantienne d'une démocratisation réelle par une rationalisation réelle du système d'enseignement c'est-à-dire de l'enseignement du système. Tandis que leurs disciples, les Kravetz [1] se croient des milliers à se réveiller, compensant leur amertume petite-bureaucrate par le fatras d'une phraséologie révolutionnaire désuète.
La mise en spectacle [2] de la réification sous le capitalisme moderne impose à chacun un rôle dans la passivité généralisée. L'étudiant n'échappe pas à cette loi. Il est un rôle provisoire, qui le prépare au rôle définitif qu'il assumera, en élément positif et conservateur, dans le fonctionnement du système marchand. Rien d'autre qu'une initiation.
Cette initiation retrouve, magiquement, toutes les caractéristiques de l'initiation mythique. Elle reste totalement coupée de la réalité historique, individuelle et sociale . L'étudiant est un être partagé entre un statut présent et un statut futur nettement tranchés, et dont la limite va être mécaniquement franchie. Sa conscience schizophrénique lui permet de s'isoler dans une "société d'initiation", méconnaît son avenir et s'enchante de l'unité mystique que lui offre un présent à l'abri de l'histoire. Le ressort du renversement de la vérité officielle, c'est-à-dire économique, est tellement simple à démasquer : la réalité étudiante est dure à regarder en face. Dans une "société d'abondance", le statut actuel de l'étudiant est l'extrême pauvreté. Originaires à plus de 80 % des couches dont le revenu est supérieur à celui d'un ouvrier, 90% d'entre eux disposent d'un revenu inférieur à celui du plus simple salarié La misère de l'étudiant reste en deçà de la misère de la société du spectacle, de la nouvelle misère du nouveau prolétariat. En un temps où une partie croissante de la jeunesse s'affranchit de plus en plus des préjugés moraux et de l'autorité familiale pour entrer au plus tôt dans les relations d'exploitation ouverte, l'étudiant se maintient à tous les niveaux dans une "minorité prolongée", irresponsable et docile. Si sa crise juvénile tardive s'oppose quelque peu à sa famille, il accepte sans mal d'être traité en enfant dans les diverses institutions qui régissent sa vie quotidienne [3].
La colonisation des divers secteurs de la pratique sociale ne fait que trouver dans le monde étudiant son expression la plus criante Le transfert sur les étudiants de toute la mauvaise conscience sociale masque la misère et la servitude de tous.
Mais les raisons qui fondent notre mépris pour l'étudiant sont d'un tout autre ordre. Elles ne concernent pas seulement sa misère réelle mais sa complaisance envers toutes les misères, sa propension malsaine à consommer béatement de l'aliénation, dans l'espoir, devant le manque d'intérêt général, d'intéresser à son manque particulier Les exigences du capitalisme moderne font que la majeure partie des étudiants seront tout simplement de petits cadres (c'est-à-dire l'équivalent de ce qu'était au XIX siècle la fonction d'ouvrier qualifié [4]). Devant le caractère misérable, facile à pressentir, de cet avenir plus ou moins proche qui le "dédommagera" de la honteuse misère du présent, l'étudiant préfère se tourner vers son présent et le décorer de prestiges illusoires. La compensation même est trop lamentable pour qu'on s'y attache ; les lendemains ne chanteront pas et baigneront fatalement dans la médiocrité C'est pourquoi il se réfugie dans un présent irréellement vécu.
Esclave stoïcien, l'étudiant se croit d'autant plus libre que toutes les chaînes de l'autorité le lient. Comme sa nouvelle famille, l'Université, il se prend pour l'être social le plus "autonome" alors qu'il relève directement et conjointement des deux systèmes les plus puissants de l'autorité sociale : la famille et l'Etat. Il est leur enfant rangé et reconnaissant. Suivant la même logique de l'enfant soumis, il participe à toutes les valeurs et mystifications du système, et les concentre en lui. Ce qui était illusions imposées aux employés devient idéologie intériorisée et véhiculée par la masse des futurs petits cadres.
Si la misère sociale ancienne a produit les systèmes de compensation les plus grandioses de l'histoire (les religions), la misère marginale étudiante n'a trouvé de consolation que dans les images les plus éculées de la société dominante la répétition burlesque de tous ses produits aliénés.
L'étudiant français, en sa qualité d'être idéologique arrive trop tard à tout. Toutes les valeurs et illusions qui font la fierté de son monde fermé sont déjà condamnées en tant qu'illusions insoutenables, depuis longtemps ridiculisées par l'histoire.
Récoltant un peu du prestige en miettes de l'Université, L'étudiant est encore content d'être étudiant. Trop tard. L'enseignement mécanique et spécialisé qu'il reçoit est aussi profondément dégradé (par rapport à l'ancien niveau de la culture générale bourgeoise [5]) que son propre niveau intellectuel au moment où il y accède, du seul fait que la réalité qui domine tout cela, le système économique, réclame une fabrication massive d'étudiants incultes et incapables de penser. Que l'Université soit devenue une organisation -institutionnelle- de l'ignorance, que la "haute culture" elle-même se dissolve au rythme de la production en série des professeurs, que tous ces professeurs soient des crétins dont la plupart provoqueraient le chahut de n'importe quel public de lycée - L'étudiant l'ignore ; et il continue d'écouter respectueusement ses maîtres, avec la volonté consciente de perdre tout esprit critique afin de mieux communier dans l'illusion mystique d'être devenu un "étudiant", quelqu'un qui s'occupe sérieusement à apprendre un savoir sérieux, dans l'espoir qu'on lui confiera les vérités dernières. C'est une ménopause de l'esprit Tout ce qui se passe aujourd'hui dans les amphithéâtres des écoles et des facultés sera condamné dans la future société révolutionnaire comme bruit, socialement nocif. D'ores et déjà, l'étudiant fait rire.
L'étudiant ne se rend même pas compte que l'histoire altère aussi son dérisoire monde "fermé". La fameuse "Crise de l'Université", détail d'une crise plus générale du capitalisme moderne, reste l'objet d'un dialogue de sourds entre différents spécialistes. Elle traduit tout simplement les difficultés d'un ajustement tardif de ce secteur spécial de la production à une transformation d'ensemble de l'appareil productif. Les résidus de la vieille idéologie de l'Université libérale bourgeoise se banalisent au moment où sa base sociale disparaît. L'Université a pu se prendre pour une puissance autonome à l'époque du capitalisme de libre-echange et de son Etat libéral, qui lui laissait une certaine liberté marginale. Elle dépendait, en fait, étroitement des besoins de ce type de société : donner à la minorité privilégiée, qui faisait des études, la culture générale adéquate, avant qu'elle ne rejoigne les rangs de la classe dirigeante dont elle était à peine sortie. D'où le ridicule de ces professeurs nostalgiques [6], aigris d'avoir perdu leur ancienne fonction de chiens de garde des futurs maîtres pour celle, beaucoup moins noble, de chiens de berger conduisant, suivant les besoins planifiés du système économique, les fournées de "cols blancs" vers leurs usines et bureaux respectifs. Ce sont eux qui opposent leurs archaïsmes à la technocratisation de l'Université, et continuent imperturbablement à débiter les bribes d'une culture dite générale à de futurs spécialistes qui ne sauront qu'en faire.
Plus sérieux, et donc plus dangereux, sont les modernistes de la gauche et ceux de l'U.N.E.F. menés par les "ultras" de la F.G.E.L., qui revendiquent une "réforme de structure de l'Université", une "réinsertion de l'Université dans la vie sociale et économique", c'est-à-dire son adaptation aux besoins du capitalisme moderne. De dispensatrices de la "culture générale" à l'usage des classes dirigeantes, les diverses facultés et écoles, encore parées de prestiges anachroniques, sont transformées en usines d'élevage hâtif de petits cadres et de cadres moyens. Loin de contester ce processus historique qui subordonne directement un des derniers secteurs relativement autonomes de la vie sociale aux exigences du système marchand, nos progressistes protestent contre les retards et défaillances que subit sa réalisation. Ils sont les tenants de la future Université cybernétisée qui s'annonce déjà çà et là [7]. Le système marchand et ses serviteurs modernes, voila l'ennemi.
Mais il est normal que tout ce débat passe par-dessus la tête de l'étudiant, dans le ciel de ses maîtres et lui échappe totalement : l'ensemble de sa vie, et a fortiori de la vie, lui échappe.
De par sa situation économique d'extrême pauvreté, l'étudiant est condamné à un certain mode de survie très peu enviable. Mais toujours content de son être, il érige sa triviale misère en "style de vie" original : le misérabilisme et la bohème. Or, la "bohème", déjà loin d'être une solution originale, n'est jamais authentiquement vécue qu'après une rupture complète et irréversible avec le milieu universitaire. Ses partisans parmi les étudiants (et tous se targuent de l'être un peu) ne font donc que s'accrocher à une version factice et dégradée de ce qui n'est, dans le meilleur des cas, qu'une médiocre solution individuelle. Ils méritent jusqu'au mépris des vieilles dames de la campagne. Ces "originaux" continuent, trente ans après W. Reich [8], cet excellent éducateur de la jeunesse, à avoir les comportements érotiques-amoureux les plus traditionnels, reproduisant les rapports généraux de la société de classes dans leurs rapports inter-sexuels. L'aptitude de l'étudiant à faire un militant de tout acabit en dit long sur son impuissance. Dans la marge de liberté individuelle permise par le spectacle totalitaire, et malgré son emploi du temps plus ou moins lâche, l'étudiant ignore encore l'aventure et lui préfère un espace-temps quotidien étriqué, aménagé à son intention par les garde-fous du même spectacle.
Sans y être contraint, il sépare de lui-même travail et loisirs, tout en proclamant un hypocrite mépris pour les "bosseurs" et les "bêtes à concours". Il entérine toutes les séparations et va ensuite gémir dans divers "cercles" religieux, sportifs, politiques ou syndicaux, sur la non communication. Il est si bête et si malheureux qu'il va même jusqu'à se confier spontanément et en masse au contrôle parapolicier des psychiatres et psychologues, mis en place à son usage par l'avant-garde de l'oppression moderne, et donc applaudi par ses "représentants" qui voient naturellement dans ces Bureaux d'Aide Psychologique Universitaire (B.A.P.U.) une conquête indispensable et méritée [9].
Mais la misère réelle de la vie quotidienne étudiante trouve sa compensation immédiate, fantastique, dans son principal opium : la marchandise culturelle. Dans le spectacle culturel, l'étudiant retrouve naturellement sa place de disciple respectueux. Proche du lieu de production sans jamais y accéder -le Sanctuaire lui reste interdit- l'étudiant découvre la "culture moderne" en spectateur admiratif. A une époque où l'art est mort, il reste le principal fidèle des théâtres et des ciné-clubs, et le plus avide consommateur de son cadavre congelé et diffusé sous cellophane dans les supermarchés pour les ménagères de l'abondance. II y participe sans réserve, sans arrière-pensée et sans distance. C'est son élément naturel. Si les "maisons de la culture" n'existaient pas, I'étudiant les aurait inventées. II vérifie parfaitement les analyses les plus banales de la sociologie américaine du marketing : consommation ostentatoire, établissement d'une différenciation publicitaire entre produits identiques dans la nullité (Pérec ou Robbe-Grillet ; Godard ou Lelouch).
Et, des que les "dieux" qui produisent ou organisent son spectacle culturel s'incarnent sur scène, il est leur principal public, leur fidèle rêvé. Ainsi assiste-t-il en masse à leurs démonstrations les plus obscènes ; qui d'autre que lui peuplerait les salles quand, par exemple, les curés des différentes églises viennent exposer publiquement leurs dialogues sans rivages (semaines de la pensée dite marxiste, réunions d'intellectuels catholiques) ou quand les débris de la littérature viennent constater leur impuissance (cinq mille étudiants à "Que peut la littéra-ture ?").
Incapable de passions réelles, il fait ses délices des polémiques sans passion entre les vedettes de l'intelligence, sur de faux problèmes dont la fonction est de masquer les vrais : Althusser - Garaudy - Sartre - Barthes - Picard - Lefebvre - Levi Strauss - Halliday - Chatelet - Antoine. Humanisme - Existentialisme - Structuralisme - Scientisme - Nouveau Criticisme - Dialecto-naturalisme - Cybernétisme - Planétisme - Métaphilosophisme.
Dans son application, il se croit. d'avant-garde parce qu'il a vu le dernier Godard, acheté le dernier livre argumentiste [10], participé au dernier happening de Lapassade, ce con. Cet ignorant prend pour des nouveautés "révolutionnaires", garanties par label, les plus pâles ersatz d'anciennes recherches effectivement importantes en leur temps, édulcorées à l'intention du marché. La question est de toujours préserver son standing culturel. L'étudiant est fier d'acheter, comme tout le monde, les rééditions en livre de poche d'une série de textes importants et difficiles que la "culture de masse" répand à une cadence accélérée [11]. Seulement, il ne sait pas lire. Il se contente de les consommer du regard.
Ses lectures préférées restent la presse spécialisée qui orchestre la consommation délirante des gadgets culturels ; docilement, il accepte ses oukases publicitaires et en fait la reférence-standard de ses goûts. Il fait encore ses délices de l'Express et de l'Observateur, ou bien il croit que Le Monde, dont le style est déjà trop difficile pour lui, est vraiment un journal "objectif" qui reflète l'actualité Pour approfondir ses connaissances générales, il s'abreuve de Planète, la revue magique qui enlève les rides et les points noirs des vieilles idées. C'est avec de tels guides qu'il croit participer au monde moderne et s'initier à la politique. Car l'étudiant, plus que partout ailleurs, est content d'être politisé. Seulement, il ignore qu'il y participe à travers le même spectacle. Ainsi se réapproprie-t-il tous les restes en lambeaux ridicules d'une gauche qui fut anéantie voilà plus de quarante ans, par le réformisme "socialiste" et par la contre-révolution stalinienne. Cela, il l'ignore encore, alors que le Pouvoir le sait clairement, et les ouvriers d'une façon confuse. Il participe, avec une fierté débile, aux manifestations les plus dérisoires qui n'attirent que lui. La fausse conscience politique se trouve chez lui à I'état pur, et l'étudiant constitue la base idéale pour les manipulations des bureaucrates fantomatiques des organisations mourantes (du Parti dit Communiste à l'U.N.E.F.). Celles-ci programment totalitairement ses options politiques ; tout écart ou velléité d'"indépendance" rentre docilement, après une parodie de résistance, dans un ordre qui n'a jamais été un instant mis en question [12]. Quand il croit aller outre, comme ces gens qui se nomment, par une véritable maladie de l'inversion publicitaire, J.C.R., alors qu'ils ne sont ni jeunes, ni communistes, ni révolutionnaires, c'est pour se rallier gaiement au mot d'ordre pontifical : Paix au Viet-Nam.
L'étudiant est fier de s'opposer aux "archaïsmes" d'un de Gaulle, mais ne comprend pas qu'il le fait au nom d'erreurs du passé, de crimes refroidis (comme le stalinisme à l'époque de Togliatti - Garaudy - Krouchtchev - Mao) et qu'ainsi sa jeunesse est encore plus archaïque que le pouvoir qui, lui, dispose effectivement de tout ce qu'il faut pour administrer une société moderne.
Mais l'étudiant n'en est pas à un archaïsme près. Il se croit tenu d'avoir des idées générales sur tout, des conceptions cohérentes du monde, qui donnent un sens à son besoin d'agitation et de promiscuité asexuée. C'est pourquoi, joué par les dernières fébrilités des églises, il se rue sur la vieillerie des vieilleries pour adorer la charogne puante de Dieu et s'attacher aux débris décomposés des religions préhistoriques, qu'il croit dignes de lui et de son temps On ose à peine le souligner, le milieu étudiant est, avec celui des vieilles femmes de province, le secteur où se maintient la plus forte dose de religion professée, et reste encore la meilleure "terre de missions" (alors que, dans toutes les autres, on a déjà mangé ou chassé les curés), où des prêtres-étudiants continuent à sodomiser, sans se cacher, des milliers d'étudiants dans leurs chiottes spirituelles.
Certes, il existe tout de même, parmi les étudiants, des gens d'un niveau intellectuel suffisant. Ceux-là dominent sans fatigue les misérables contrôles de capacité prévus pour les médiocres, et ils les dominent justement parce qu'ils ont compris le système, parce qu'ils le méprisent et se savent ses ennemis. Ils prennent dans le système des études ce qu'il a de meilleur : les bourses. Profitant des failles du contrôle, que sa logique propre oblige actuellement et ici à garder un petit secteur purement intellectuel, la "recherche", ils vont tranquillement porter le trouble au plus haut niveau : leur mépris ouvert à l'égard du système va de pair avec la lucidité qui leur permet justement d'être plus forts que les valets du système, et tout d'abord intellectuellement. Les gens dont nous parlons figurent en fait déjà parmi les théoriciens du mouvement révolutionnaire qui vient, et se flattent d'être aussi connus que lui quand on va commencer à en parler. Ils ne cachent à personne que ce qu'ils prennent si aisément au "système des études" est utilisé pour sa destruction. Car l'étudiant ne peut se révolter contre rien sans se révolter contre ses études, et la nécessité de cette révolte se fait sentir moins naturellement que chez l'ouvrier, qui se révolte spontanément contre sa condition. Mais l'étudiant est un produit de la société moderne, au même titre que Godard et le Coca-Cola. Son extrême aliénation ne peut être contestée que par la contestation de la société toute entière. En aucune façon cette critique ne peut se faire sur le terrain étudiant : l'étudiant, comme tel, s'arroge une pseudo-valeur, qui lui interdit de prendre conscience de sa dépossession réelle et, de ce fait, il demeure au comble de la fausse conscience. Mais, partout où la société moderne commence à être contestée, il y a révolte de la jeunesse, qui correspond immédiatement à une critique totale du comportement étudiant.
Il ne suffit pas que la pensée recherche sa réalisation, il faut que la réalité recherche sa pensée
Après une longue période de sommeil léthargique et de contre-révolution permanente, s'esquisse, depuis quelques années, une nouvelle période de contestation dont la jeunesse semble être la porteuse. Mais la société du spectacle, dans la représentation qu'elle se fait d'elle-même et de ses ennemis, impose ses catégories idéologiques pour la compréhension du monde et de l'histoire. Elle ramène tout ce qui s'y passe à l'ordre naturel des choses, et enferme les véritables nouveautés qui annoncent son dépassement dans le cadre restreint de son illusoire nouveauté. La révolte de la jeunesse contre le mode de vie qu'on lui impose n'est, en réalité, que le signe avant-coureur d'une subversion plus vaste qui englobera l'ensemble de ceux qui éprouvent de plus en plus l'impossibilité de vivre, le prélude à la prochaine époque révolutionnaire. Seulement l'idéologie dominante et ses organes quotidiens, selon des mécanismes éprouvés d'inversion de la réalité, ne peuvent que réduire ce mouvement historique réel à une pseudo-catégorie socio-naturelle : l' Idée de la Jeunesse (dont il serait dans l'essence d'être révoltée). Ainsi ramène-t-on une nouvelle jeunesse de la révolte à l'éternelle révolte de la jeunesse, renaissant à chaque génération pour s'estomper quand le "le jeune homme est pris par le sérieux de la production et par l'activité en vue des fins concrètes et véritables". La "révolte des jeunes "a été et est encore l'objet d'une véritable inflation journalistique qui en fait le spectacle d'une "révolte" possible à donner contempler pour empêcher qu'on la vive, la sphère aberrante - déjà intégrée - nécessaire au fonctionnement du système social ; cette révolte contre la société rassure la société parce qu'elle est censée rester partielle, dans l'apartheid des "problèmes" de la jeunesse -comme il y aurait des problèmes de la femme, ou un problème noir - et ne durer qu'une partie de la vie. En réalité, s'il y a un problème de la "jeunesse" dans la société moderne, c'est que la crise profonde de cette société est ressentie avec le plus d'acuité par la jeunesse [13]. Produit par excellence de cette société moderne, elle est elle-même moderne, soit pour s'y intégrer sans réserves, soit pour la refuser radicalement. Ce qui doit surprendre, ce n'est pas tant que la jeunesse soit révoltée, mais que les "adultes" soient si résignés. Ceci n'a pas une explication mythologique, mais historique : la génération précédente a connu toutes les défaites et consommé tous les mensonges de la période de désagrégation honteuse du mouvement révolutionnaire.
Considérée en elle même, la "Jeunesse" est un mythe publicitaire déjà profondément lié au mode de production capitaliste, comme expression de son dynamisme. Cette illusoire primauté de la jeunesse est devenue possible avec le redémarrage de l'économie, après la Deuxième Guerre mondiale, par suite de l'entrée en masse sur le marché de toute une catégorie de consommateurs plus malléables, un rôle qui assure un brevet d'intégration à la société du spectacle. Mais l'explication dominante du monde se trouve de nouveau en contradiction avec la réalité socio-économique (car en retard sur elle) et c'est justement la jeunesse qui, la première, affirme une irrésistible fureur de vivre et s'insurge spontanément contre l'ennui quotidien et le temps mort que le vieux monde continue à secréter à travers ses différentes modernisations. La fraction révoltée de la jeunesse exprime le pur refus sans la conscience d'une perspective de dépassement, son refus nihiliste. Cette perspective se cherche et se constitue partout dans le monde. Il lui faut atteindre la cohérence de la critique théorique et l'organisation pratique de cette cohérence.
Au niveau le plus sommaire, les "Blousons noirs", dans tous les pays, expriment avec le plus de violence apparente le refus de s'intégrer. Mais le caractère abstrait de leur refus ne leur laisse aucune chance d'échapper aux contradictions d'un système dont ils sont le produit négatif spontané. Les "Blousons noirs" sont produits par tous les côtés de l'ordre actuel : l'urbanisme des grands ensembles, la décomposition des valeurs, l'extension des loisirs consommables de plus en plus ennuyeux, le contrôle humaniste-policier de plus en plus étendu à toute la vie quotidienne, la survivance économique de la cellule familiale privée de toute signification. Ils méprisent le travail mais ils acceptent les marchandises. Ils voudraient avoir tout ce que la publicité leur montre, tout de suite et sans qu'ils puissent le payer. Cette contradiction fondamentale domine toute leur existence, et c'est le cadre qui emprisonne leur tentative d'affirmation pour la recherche d'une véritable liberté dans l'emploi du temps, l'affirmation individuelle et la constitution d'une sorte de communauté. (Seulement, de telles micro-communautés recomposent, en marge de la société développée, un primitivisme où la misère recrée inéluctablement la hiérarchie de la bande. Cette hiérarchie, qui ne peut s'affirmer que dans la lutte contre d'autres bandes, isole chaque bande et, dans chaque bande, l'individu). Pour sortir de cette contradiction, le "Blouson noir" devra finalement travailler pour acheter des marchandises -et là tout un secteur de la production est expressément fabriqué pour sa récupération en tant que consommateurs (motos, guitares électriques, vêtements, disques, etc.)- ou bien il doit s'attaquer aux lois de la marchandise, soit de façon primaire en la volant, soit d'une façon consciente en s'élevant à la critique révolutionnaire du monde de la marchandise. La consommation adoucit les moeurs de ces jeunes révoltés, et leur révolte retombe dans le pire conformisme. Le monde des Blousons noirs n'a d'autre issue que la prise de conscience révolutionnaire ou l'obéissance aveugle dans les usines.
Les Provos constituent la première forme de dépassement de l'expérience des "Blousons noirs", de l'organisation de sa première expression politique. Ils sont nés à la faveur d'une rencontre entre quelques déchets de l'art décomposé en quête de succès et une masse de jeunes révoltés en quête d'affirmation. Leur organisation a permis aux uns et aux autres d'avancer et d'accéder à un nouveau type de contestation. Les "artistes" ont apporté quelques tendances, encore très mystifiées, vers le jeu, doublées d'un fatras idéologique ; les jeunes révoltés n'avaient pour eux que la violence de leur révolte. Dès la formation de leur organisation, les deux tendances sont restées distinctes ; la masse sans théorie s'est trouvée d'emblée sous la tutelle d'une mince couche de dirigeants suspects qui essaient de maintenir leur "pouvoir" par la sécrétion d'une idéologie provotarienne. Au lieu que la violence des "Blousons noirs" passe sur le plan des idées dans une tentative de dépassement de l'art, c'est le réformisme néo-artistique qui l'a emporté. Les Provos sont l'expression du dernier réformisme produit par le capitalisme moderne : celui de la vie quotidienne. Alors qu'il ne faut pas moins d'une révolution ininterrompue pour changer la vie, la hiérarchie Provo croit - comme Bernstein croyait transformer le capitalisme en socialisme par les réformes - qu'il suffit d'apporter quelques améliorations pour modifier la vie quotidienne. Les Provos, en optant pour le fragmentaire, finissent par accepter la totalité. Pour se donner une base, leurs dirigeants ont inventé la ridicule idéologie du Provotariat (salade artistico-politique innocemment composée avec des restes moisis d'une fête qu'ils n'ont pas connue), destinée, selon eux, à s'opposer à la prétendue passivité et à l'embourgeoisement du Prolétariat, tarte à la crème de tous les crétins du siècle. Parce qu'ils désespèrent de transformer la totalité, ils désespèrent des forces qui, seules, portent l'espoir d'un dépassement possible. Le Prolétariat est le moteur de la société capitaliste, et donc son danger mortel : tout est fait pour le réprimer (partis, syndicats bureaucratiques, police, plus souvent que contre les Provos, colonisation de toute sa vie), car il est la seule force réellement menaçante. Les Provos n'ont rien compris de cela : ainsi, ils restent incapables de faire la critique du système de production, et donc prisonniers de tout le système. Et quand, dans une émeute ouvrière anti-syndicale, leur base s'est ralliée à la violence directe, les dirigeants étaient complètement dépassés par le mouvement et, dans leur affolement, ils n'ont rien trouvé de mieux à faire que dénoncer les "excès" et en appeler au pacifisme, renonçant lamentablement à leur programme : provoquer les autorités pour en montrer le caractère répressif (et criant qu'ils étaient provoqués par la police). Et, pour comble, ils ont appelé, de la radio, les jeunes émeutiers à se laisser éduquer par les "Provos", c'est à dire par les dirigeants, qui ont largement montré que leur vague "anarchisme" n'est qu'un mensonge de plus. La base révoltée des Provos ne peut accéder à la critique révolutionnaire qu'en commençant par se révolter contre ses chefs, ce qui veut dire rallier les forces révolutionnaires objectives du Prolétariat et se débarrasser d'un Constant, l'artiste officiel de la Hollande Royale, ou d'un De Vries, parlementaire raté et admirateur de la police anglaise. Là, seulement, les Provos peuvent rejoindre la contestation moderne authentique qui a déjà une base réelle chez eux. S'ils veulent réellement transformer le monde, ils n'ont que faire de ceux qui veulent se contenter de le peindre en blanc.
En se révoltant contre leurs études, les étudiants américains ont immédiatement mis en question une société qui a besoin de telles études. De même que leur révolte (à Berkeley et ailleurs) contre la hiérarchie universitaire s'est d'emblée affirmée comme révolte contre tout le système social basé sur la hiérarchie et la dictature de l'économie et de l'Etat. En refusant d'intégrer les entreprises, auxquelles les destinaient tout naturellement leurs études spécialisées, ils mettent profondément en question un système de production où toutes les activités et leur produit échappent totalement à leurs auteurs. Ainsi, à travers des tâtonnements et une confusion encore très importante, la jeunesse américaine en révolte en vient-elle à chercher, dans la "société d'abondance", une alternative révolutionnaire cohérente. Elle reste largement attachée aux deux aspects relativement accidentels de la crise américaine : les Noirs et le Viet-Nam ; et les petites organisations qui constituent "la Nouvelle Gauche" s'en ressentent lourdement. Si, dans leur forme, une authentique exigence de démocratie se fait sentir, la faiblesse de leur contenu subversif les fait retomber dans des contradictions dangereuses. L'hostilité à la politique traditionnelle des vieilles organisations est facilement récupérée par l'ignorance du monde politique, qui se traduit par un grand manque d'informations, et des illusions sur ce qui se passe effectivement dans le monde. L'hostilité abstraite à leur société les conduit à l'admiration ou à l'appui de ses ennemis les plus apparents : les bureaucraties dites socialistes, la Chine ou Cuba. Ainsi trouve-t-on dans un groupe comme "Resurgence Youth Movement", et en même temps une condamnation à mort de l'Etat et un éloge de la "Révolution Culturelle" menée par la bureaucratie la plus gigantesque des temps modernes : la Chine de Mao. De même que leur organisation semi-libertaire et non directive risque, à tout moment, par le manque manifeste de contenu, de retomber dans l'idéologie de la "dynamique des groupes" ou dans le monde fermé de la Secte. La consommation en masse de la drogue est l'expression d'une misère réelle et la protestation contre cette misère réelle : elle est la fallacieuse recherche de liberté dans un monde sans liberté, la critique religieuse d'un monde qui a lui-même dépassé la religion. Ce n'est pas par hasard qu'on la trouve surtout dans les milieux beatniks (cette droite des jeunes révoltés), foyers du refus idéologique et de l'acceptation des superstitions les plus fantastiques (Zen, spiritisme, mysticisme de la "New Church" et autres pourritures comme le Gandhisme ou l'Humanisme ...). A travers leur recherche d'un programme révolutionnaire, les étudiants américains commettent la même erreur que les "Provos" et se proclament "la classe la plus exploitée de la société" ; ils doivent, dès à présent, comprendre qu'ils n'ont pas d'intérêts distincts de tous ceux qui subissent l'oppression généralisée et l'esclavage marchand.
A l'Est, le totalitarisme bureaucratique commence à produire ses forces négatives. La révolte des jeunes y est particulièrement virulente, et n'est connue qu'à travers les dénonciations qu'en font les différents organes de l'appareil ou les mesures policières qu'il prend pour les contenir. Nous apprenons ainsi qu'une partie de la jeunesse ne "respecte" plus l'ordre moral et familial (tel qu'il existe sous sa forme bourgeoise la plus détestable), s'adonne à la "débauche", méprise le travail et n'obéit plus à la police du parti. Et, en U.R.S.S., on nomme un ministre expressément pour combattre le hooliganisme. Mais, parallèlement à cette révolte diffuse, une contestation plus élaborée tente de s'affirmer, et les groupes ou petites revues clandestines apparaissent et disparaissent selon les fluctuations de la répression policière. Le fait le plus important a été la publication par les jeunes Polonais Kuron et Modzelewski de leur "Lettre ouverte au Parti Ouvrier Polonais". Dans ce texte, ils affirment expressément "la nécessité de l'abolition des rapports de production et des relations sociales actuelles" et voient qu'à cette fin "la révolution est inéluctable". L'intelligentsia des pays de l'Est cherche actuellement à rendre conscientes et à formuler clairement les raisons de cette critique que les ouvriers ont concrétisée à Berlin-Est, à Varsovie et à Budapest, la critique prolétarienne du pouvoir de classe bureaucratique. Cette révolte souffre profondément du désavantage de poser d'emblée les problèmes réels, et leur solution. Si, dans les autres pays, le mouvement est possible, mais le but reste mystifié, dans les bureaucraties de l'Est, la contestation est sans illusion, et ses buts connus. Il s'agit pour elle d'inventer les formes de leur réalisation, de s'ouvrir le chemin qui y mène.
Quant à la révolte des jeunes Anglais, elle a trouvé sa première expression organisée dans le mouvement anti-atomique. Cette lutte partielle, ralliée autour du vague programme du Comité des Cent - qui a pu rassembler jusqu'à 300.000 manifestants - a accompli son plus beau geste au printemps 1963 avec le scandale R.S.G. 6 [14]. Elle ne pouvait que retomber, faute de perspectives, récupérée par les belles âmes pacifistes. L'archaïsme du contrôle dans la vie quotidienne, caractéristique de l'Angleterre, n'a pu résister à l'assaut du monde moderne, et la décomposition accélérée des valeurs séculaires engendre des tendances profondément révolutionnaires dans la critique de tous les aspects du mode de vie [15]. Il faut que les exigences de cette jeunesse rejoignent la résistance d'une classe ouvrière qui compte parmi les plus combatives du monde, celle des shop-stewards et des grèves sauvages, et la victoire de leurs luttes ne peut être recherchée que dans des perspectives communes. L'écroulement de la social-démocratie au pouvoir ne fait que donner une chance supplémentaire à leur rencontre. Les explosions qu'occasionnera une telle rencontre seront autrement plus formidables que tout ce qu'on a vu à Amsterdam. L'émeute provotarienne ne sera, devant elles, qu'un jeu d'enfants. De là seulement peut naître un véritable mouvement révolutionnaire, où les besoins pratiques auront trouvé leur réponse.
Le Japon est le seul parmi les pays industriellement avancés où cette fusion de la jeunesse étudiante et des ouvriers d'avant-garde soit déjà réalisée.
Zengakuren, la fameuse organisation des Etudiants révolutionnaires et la Ligue des jeunes travailleurs marxistes sont les deux importantes organisations formées sur l'orientation commune de la Ligue Communiste Révolutionnaire [16]. Cette formation en est déjà à se poser le problème de l'organisation révolutionnaire. Elle combat simultanément, et sans illusions, le Capitalisme à l'Ouest et la Bureaucratie des pays dits socialistes. Elle groupe déjà quelques milliers d'étudiants et d'ouvriers organisés sur une base démocratique et anti-hiérarchique, sur la participation de tous les membres à toutes les activités de l'organisation. Ainsi les révolutionnaires japonais sont-ils les premiers dans le monde à mener déjà de grandes luttes organisées, se référant à un programme avancé, avec une large participation des masses. Sans arrêt, des milliers d'ouvriers et d'étudiants descendent dans la rue et affrontent violemment la police japonaise. Cependant, la L.C.R., bien qu'elle les combatte fermement, n'explique pas complètement et concrètement les deux systèmes. Elle cherche encore à définir précisément l'exploitation bureaucratique, de même qu'elle n'est pas encore arrivée à formuler explicitement les caractères du Capitalisme moderne, la critique de la vie quotidienne et la critique du spectacle. La Ligue Communiste Révolutionnaire reste fondamentalement une organisation prolétarienne clasique. Elle est actuellement la plus importante formation révolutionnaire du monde, et doit être, d'ores et déjà, un des pôles de discussion et de rassemblement pour la nouvelle critique révolutionnaire prolétarienne dans le monde.
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