le discours de Valdaï (Poutine, 24 Oct 2021)
Chers participants à la session plénière, Mesdames et Messieurs !
Tout d’abord, je tiens à vous remercier d’être venus en Russie et de participer aux événements du Club Valdaï.
Comme toujours, lors de ces réunions, vous soulevez des problèmes pressants, urgents, et discutez de questions qui sont, sans exagération, d’actualité pour les gens de tous les pays du monde. Et cette fois-ci, le thème principal du forum est direct, assez tranchant, je dirais même, « Bouleversement global – XXI : l’homme, les valeurs, l’État ».
En effet, nous vivons une époque de grands changements. Et si vous le permettez, comme le veut la tradition, je me permettrai également de commenter l’ordre du jour que vous avez formulé.
D’une manière générale, l’expression « vivre une ère de changement » peut sembler banale ; nous la prononçons trop souvent. Et cette ère de changement a commencé il y a bien longtemps, l’instabilité est devenue monnaie courante. La question qui se pose est la suivante : cela vaut-il la peine d’être souligné ? Je suis néanmoins d’accord avec ceux qui ont formulé l’ordre du jour de ces réunions : bien sûr que nous devons le faire.
Au cours des dernières décennies, un proverbe chinois a été rappelé à de nombreuses personnes. Le peuple chinois est sage, il compte de nombreux penseurs et toutes sortes de pensées précieuses que nous pouvons encore utiliser aujourd’hui. L’une d’entre elles, comme nous le savons, est que Dieu nous interdit de vivre dans une ère de changement. Mais nous y vivons déjà, que nous le voulions ou non, et ce changement est plus profond et plus fondamental. Rappelons-nous donc d’une autre sagesse chinoise : le mot « crise » se compose de deux caractères – je suis sûr qu’il y a des gens de la République populaire de Chine ici si je me trompe, ils peuvent me corriger – il y a donc deux caractères : « danger » et « opportunité ». Et comme on dit en Russie, « combattez les difficultés avec votre esprit et les dangers avec votre expérience ».
Bien sûr, nous devons être conscients des dangers et être prêts à les contrer, à faire face, non pas à un seul mais à plusieurs des dangers multiformes qui surgissent en période de changement. Mais il est tout aussi important de se rappeler la deuxième dimension de la crise – les opportunités qui ne peuvent être manquées. De plus, la crise à laquelle nous avons affaire est conceptuelle, voire civilisationnelle. En fait, il s’agit d’une crise des approches, des principes définissant l’existence même de l’homme sur terre, et nous devrons encore les repenser sérieusement. La question est de savoir dans quelle direction aller, ce qu’il faut abandonner, ce qu’il faut réviser ou ajuster. Dans le même temps, je suis convaincu que nous devons nous battre pour les vraies valeurs et les défendre de toutes nos forces.
L’humanité est entrée dans une nouvelle période il y a plus de trois décennies, lorsque les principales conditions de la fin de la confrontation militaro-politique et idéologique ont été créées. Je suis sûr que vous avez beaucoup parlé de ce sujet sur la plate-forme de ce club de discussion, notre ministre des affaires étrangères en a parlé, néanmoins je vais devoir répéter certaines choses.
C’est alors qu’a commencé la recherche d’un nouvel équilibre, de relations stables dans les domaines social, politique, économique, culturel et militaire, d’un pilier pour le système mondial. Nous cherchions ce pilier, mais nous devons admettre que jusqu’à présent nous ne l’avons pas trouvé. Ceux qui, après la fin de la guerre froide – nous en avons parlé à maintes reprises – se sont sentis victorieux, ont vite senti, même s’ils pensaient être montés sur l’Olympe, que même sur cet Olympe, le sol se dérobait maintenant sous leurs pieds et personne ne peut suspendre ce moment, aussi beau qu’il puisse paraître.
J’ajouterais que la transformation dont nous sommes témoins et à laquelle nous participons est d’un calibre différent de celles qui se sont produites à plusieurs reprises dans l’histoire de l’humanité, du moins pour autant que nous le sachions. Il ne s’agit pas simplement d’un changement dans l’équilibre des pouvoirs ou d’une percée scientifique et technologique, bien que ces deux choses se produisent certainement en ce moment. Nous sommes aujourd’hui confrontés à des changements systémiques
simultanés sur tous les fronts, de l’état géophysique de plus en plus complexe de notre planète à des interprétations de plus en plus paradoxales de ce qu’est l’homme lui-même, du sens de son existence.
D’abord. La déformation du climat et la dégradation de l’environnement sont si évidentes que même les profanes les moins préoccupés ne peuvent les ignorer. Nous pouvons poursuivre les discussions scientifiques sur les mécanismes des processus en cours, mais il est impossible de nier que ces processus s’aggravent et que quelque chose doit être fait. Les catastrophes naturelles – sécheresses, inondations, ouragans, tsunamis – sont presque une norme, nous nous y sommes habitués. Il suffit de se rappeler les inondations dévastatrices et tragiques en Europe l’été dernier, les incendies en Sibérie – les exemples sont nombreux. Pas seulement en Sibérie – nos voisins, la Turquie, les États-Unis, les Amériques ont subi de terribles incendies. Dans de telles conditions, toute rivalité géopolitique, scientifique et technique, idéologique, semble parfois perdre son sens si les vainqueurs ne peuvent pas respirer ou étancher leur soif.
La pandémie de coronavirus nous rappelle une fois de plus à quel point notre société est fragile et vulnérable, et le défi le plus important est de garantir la sécurité humaine et la résilience au stress. Pour augmenter les chances de survie face aux cataclysmes, il faudra repenser l’organisation de nos vies, l’agencement de nos maisons, la façon dont les villes se développent ou devraient se développer, les priorités du développement économique de nations entières. Je le répète : la sécurité est l’un des principaux impératifs ; c’est du moins ce qui est devenu évident aujourd’hui. Que quelqu’un essaie de dire que ce n’est pas le cas, et qu’il explique ensuite pourquoi il avait tort et pourquoi il n’est pas préparé aux crises et aux bouleversements auxquels des nations entières sont confrontées.
Deuxièmement. Les problèmes socio-économiques de l’humanité se sont aggravés jusqu’à un niveau qui, dans le passé, a provoqué des bouleversements à l’échelle mondiale : guerres mondiales, cataclysmes sociaux sanglants. Tout le monde dit que le modèle existant du capitalisme – et qui est la base de la structure sociale dans la grande majorité des pays aujourd’hui – est épuisé, qu’il n’y a plus moyen de sortir de l’enchevêtrement des contradictions, de plus en plus emmêlées, qui le composent.
Partout, même dans les pays et régions les plus riches, la répartition inégale des richesses entraîne des inégalités croissantes, surtout des inégalités des chances – tant au sein des sociétés qu’au niveau international. J’ai souligné ce défi majeur dans mon discours au Forum de Davos au début de cette année. Et tous ces problèmes, bien sûr, nous menacent de clivages sociétaux importants et profonds.
En outre, un certain nombre d’États et même des régions entières connaissent de temps à autre des crises alimentaires. Nous en reparlerons sans doute, mais tout porte à croire que cette crise va s’aggraver dans un avenir proche et pourrait prendre des formes extrêmes. Il faut également mentionner les pénuries d’eau et d’électricité, dont nous parlerons probablement aujourd’hui, sans oublier les problèmes de pauvreté, de chômage élevé ou de manque de soins de santé adéquats.
Tout cela est durement ressenti par les pays restés à la traîne, qui perdent confiance dans la perspective de rattraper les leaders. La déception alimente l’agressivité et pousse les gens dans les rangs des extrémistes. Les habitants de ces pays ont de plus en plus le sentiment que leurs attentes ne sont pas satisfaites, qu’il n’y a pas de perspectives de vie non seulement pour eux-mêmes, mais aussi pour leurs enfants. Cela conduit à la recherche d’une vie meilleure, à une migration incontrôlée, qui crée à son tour les conditions préalables au mécontentement social [des citoyens] dans les pays plus prospères. Je n’ai pas besoin d’expliquer quoi que ce soit ici, vous voyez tout de vos propres yeux, et vous le savez probablement mieux que moi.
Comme je l’ai déjà noté, il y a beaucoup d’autres problèmes sociaux graves, de défis et de risques dans les grandes puissances prospères. Beaucoup ne se soucient plus de lutter pour leur influence – ils doivent s’occuper de leurs propres problèmes. La réaction hypertrophiée, violente, parfois agressive de la société et des jeunes aux mesures de lutte contre le coronavirus dans de nombreux pays a montré – et je tiens à le dire, j’espère que quelqu’un l’a déjà dit avant moi dans différents forums – que l’infection n’était qu’un prétexte : les raisons de la frustration et du mécontentement social sont beaucoup plus profondes.
Il y a autre chose d’important à noter également. La pandémie de coronavirus, qui aurait dû en théorie rassembler les gens contre une menace commune aussi massive, est devenue un facteur de division plutôt que d’unification. Il y a de nombreuses raisons à cela, mais l’une des principales est que les solutions aux problèmes sont recherchées dans des schémas familiers – différents, mais familiers – qui ne fonctionnent pas. Plus précisément, ils fonctionnent, mais souvent, au contraire, et de manière étrange, en aggravant la situation.
À propos, la Russie a appelé à plusieurs reprises, et je vais répéter cet appel une fois de plus, à mettre de côté les ambitions mal placées et à travailler ensemble, de concert. Nous en reparlerons probablement, mais ce que je veux dire est clair. Nous parlons de la nécessité de lutter ensemble contre l’infection à coronavirus. Mais même pour des raisons humanitaires – je ne parle pas de la Russie maintenant, Dieu nous en garde, des sanctions contre la Russie, mais les sanctions restent en vigueur contre des États qui ont un besoin urgent d’aide internationale – non, il ne se passe rien de tel, tout est toujours pareil. Et où sont les prémices humanistes de la pensée politique occidentale ? En réalité, il n’y a rien, juste du bavardage, vous comprenez ? C’est ce qui apparaît en surface.
Ensuite. La révolution technologique, les percées spectaculaires dans les domaines de l’intelligence artificielle, de l’électronique, des communications, de la génétique, de la bio-ingénierie et de la médecine offrent d’immenses possibilités, mais elles soulèvent également des questions philosophiques, morales et spirituelles, que seuls les auteurs de science-fiction ont posées récemment. Que se passera-t-il lorsque la technologie dépassera la capacité de réflexion de l’homme ? Où se situe la limite de l’ingérence dans l’organisme humain, après laquelle l’homme cesse d’être lui-même et se transforme en une autre essence ? Quelles sont les limites éthiques d’un monde dans lequel les possibilités de la science et de la technologie sont devenues pratiquement illimitées, et qu’est-ce que cela signifiera pour chacun d’entre nous, pour nos descendants, même nos descendants immédiats, nos enfants et petits-enfants ?
Ces changements prennent de l’ampleur et rien ne pourra les arrêter, car ils sont généralement de nature objective et chacun devra répondre à leurs conséquences, quelle que soit sa structure politique, sa situation économique ou son idéologie dominante. En paroles, tous les États déclarent leur engagement envers les idéaux de la coopération, leur volonté de travailler ensemble pour résoudre les problèmes communs, mais ce n’est malheureusement qu’en paroles. En fait, c’est le contraire qui se produit, et la pandémie, je le répète, n’a fait qu’accentuer des tendances négatives qui ont commencé il y a longtemps et qui ne font qu’empirer. L’approche du type « charité bien ordonnée commence par soi-même » est finalement devenue la norme. Ils n’essaient même plus de la cacher, ils s’en vantent même souvent, ils l’affichent. Les intérêts égoïstes ont complètement pris le pas sur la notion de bien commun.
Bien sûr, il ne s’agit pas seulement et pas tellement de la mauvaise volonté de certains États et d’élites notoires. À mon avis, c’est plus compliqué que cela. Dans la vie, il y a rarement du noir et du blanc. Tout gouvernement, tout dirigeant est avant tout responsable devant ses concitoyens, bien sûr. L’essentiel est d’assurer leur sécurité, leur tranquillité et leur bien-être. Par conséquent, les sujets internationaux, transnationaux ne seront jamais aussi importants pour les dirigeants des pays que la stabilité interne. C’est, en règle générale, normal, non ?
Par ailleurs, il faut admettre que les institutions de la gouvernance mondiale ne fonctionnent pas toujours efficacement, que leurs capacités ne correspondent pas toujours à la dynamique des processus mondiaux. En ce sens, la pandémie aurait pu être utile : elle a clairement montré quelles institutions ont du potentiel et lesquelles ont besoin d’être améliorées.
Le nouvel équilibre des pouvoirs implique une redistribution des parts en faveur des pays en croissance et en développement qui se sentaient jusqu’à présent exclus. Pour dire les choses crûment, la domination de l’Occident sur les affaires du monde, qui a commencé il y a des siècles et est devenue presque absolue pendant une brève période à la fin du XXe siècle, est en train de céder la place à un système beaucoup plus hétérogène.
Le processus de cette transformation n’est, bien sûr, pas mécanique et, à sa manière, on pourrait même dire unique. L’histoire politique est peut-être sans précédent dans la mesure où un ordre mondial stable a été établi sans guerre majeure et non en fonction de son issue, comme ce fut le cas après la Seconde Guerre mondiale. Nous avons donc l’occasion de créer un précédent extrêmement favorable. La tentative de le faire après la fin de la guerre froide sur la base de la domination occidentale, n’a pas réussi, comme nous le voyons. L’état actuel du monde est le produit de cet échec même et nous devrions en tirer des leçons.
Et on peut se demander : à quoi sommes-nous parvenus ? Un résultat paradoxal. Un simple exemple : depuis deux décennies, le pays le plus puissant du monde mène des campagnes militaires dans deux États qui ne lui sont en rien comparables. Mais en conséquence, il a dû mettre fin à ses opérations, n’ayant atteint aucun des objectifs qu’il s’était fixés il y a 20 ans en lançant ces opérations, se retirer de ces pays, en souffrant et en infligeant des dommages considérables à d’autres dans le processus. En fait, la situation n’a fait qu’empirer de façon spectaculaire.
Mais ce n’est même pas la question. Auparavant, une guerre perdue par un camp signifiait une victoire pour l’autre camp, qui assumait la responsabilité de ce qui se passait. Par exemple, la défaite des États-Unis dans la guerre du Viêt Nam n’a pas transformé le Viêt Nam en un « trou noir », au contraire, un État en plein développement a vu le jour avec le soutien d’un allié puissant. La situation est différente aujourd’hui : quel que soit le vainqueur, la guerre ne s’arrête jamais, mais change de forme. Le vainqueur conditionnel ne veut ou ne peut généralement pas assurer la consolidation de la paix, mais ne fait qu’exacerber le chaos et creuser un vide dangereux pour la paix.
Chers collègues !
Quels sont, à notre avis, les points de départ du processus complexe de réorganisation ? Permettez-moi de tenter brièvement de les formuler sous forme de thèses.
Première thèse. La pandémie de coronavirus a clairement démontré que l’unité structurelle de l’ordre mondial est uniquement l’État. D’ailleurs, les événements récents ont montré que les tentatives des plateformes numériques mondiales, malgré toute leur puissance – ce qui est bien sûr évident, nous l’avons vu dans les processus politiques internes aux États-Unis, par exemple – elles ne parviennent pas à usurper les fonctions politiques ou étatiques, ce sont des tentatives éphémères. Dans les mêmes États, comme je l’ai dit, leurs propriétaires, les propriétaires de ces plates-formes, ont été immédiatement pointés du doigt, tout comme cela se fait, en fait, en Europe, si vous regardez simplement quelles amendes sont infligées et quelles mesures sont maintenant prises pour démonopoliser, vous le savez vous-même.
Au cours des dernières décennies, nombreux sont ceux qui ont jonglé avec des concepts accrocheurs déclarant que le rôle de l’État était obsolète et dépassé. Ostensiblement, dans le contexte de la mondialisation, les frontières nationales sont devenues un anachronisme et la souveraineté est devenue un obstacle à la prospérité. Vous savez, je l’ai déjà dit une fois, je veux le répéter : c’est ce que disaient aussi ceux qui tentaient de pénétrer les frontières des autres, en s’appuyant sur leurs avantages concurrentiels – c’est ce qui se passait réellement. Et dès qu’il s’est avéré que quelqu’un, quelque part, obtenait de meilleurs résultats, ils sont immédiatement revenus à la fermeture des frontières en général et, surtout, de leurs frontières douanières, peu importe, ils ont commencé à construire des murs. Ne voyons-nous pas cela ? Tout le monde voit tout et tout le monde comprend très bien tout. Oui, bien sûr qu’ils le font.
Aujourd’hui, il ne sert à rien d’argumenter sur ce point, c’est évident. Mais le développement, lorsqu’il a été question de la nécessité d’ouvrir les frontières, le développement, comme je l’ai dit, est allé dans la direction opposée. Seuls les États souverains sont capables de répondre efficacement aux défis de l’époque et aux demandes des citoyens. Par conséquent, tout ordre international efficace doit prendre en compte les intérêts et les possibilités de l’État, s’en inspirer et ne pas essayer de prouver qu’ils ne devraient pas exister. En outre, il ne faut pas imposer à qui que ce soit ou à quoi que ce soit, que ce soit les principes de l’ordre sociopolitique ou les valeurs que quelqu’un a qualifiées d’universelles pour ses propres raisons. Après tout, il est évident que lorsqu’il y a une véritable crise, il ne reste qu’une seule valeur universelle – la vie humaine – et la manière de la protéger, chaque État en décide lui-même, en fonction de ses capacités, de sa culture et de ses traditions.
À cet égard, je tiens à rappeler à quel point la pandémie de coronavirus est devenue grave et dangereuse. Dans le monde entier, comme nous le savons, plus de quatre millions 900 000 personnes en sont mortes. Ces chiffres horribles sont comparables, voire supérieurs, aux pertes de guerre des principaux combattants de la Première Guerre mondiale.
La deuxième remarque que je voudrais faire est que l’ampleur du changement nous rend tous particulièrement prudents, ne serait-ce que par souci d’auto-préservation. Les mutations qualitatives de la technologie ou les changements spectaculaires de l’environnement, qui bouleversent l’ordre habituel, ne signifient pas que la société et l’État doivent y réagir de manière radicale. Briser, comme vous le savez, n’est pas construire. En Russie, nous savons très bien à quoi cela mène, malheureusement, d’après notre propre expérience et plus d’une fois.
Il y a un peu plus de cent ans, la Russie connaissait objectivement, y compris dans le cadre de la Première Guerre mondiale alors en cours, de graves problèmes, mais pas plus que d’autres pays, et peut-être même à une échelle moindre et avec moins d’intensité, et elle aurait pu les surmonter progressivement de manière civilisée. Mais le bouleversement révolutionnaire a conduit à l’effondrement, à la désintégration de ce grand pays. L’histoire s’est répétée il y a 30 ans, lorsqu’une puissance potentiellement très puissante n’a pas entrepris à temps la transformation nécessaire, souple mais nécessairement réfléchie, et qu’elle a par conséquent été victime de dogmatiques de toutes sortes : tant des réactionnaires que des soi-disant progressistes – tous ont essayé, des deux côtés.
Ces exemples de notre histoire nous permettent d’affirmer que la révolution n’est pas le moyen de sortir de la crise, mais le moyen de l’exacerber. Aucune révolution n’a jamais mérité les dommages qu’elle a causés au potentiel humain.
Troisièmement. Dans le monde fragile d’aujourd’hui, l’importance de bases solides, morales, éthiques, fondées sur des valeurs, augmente considérablement. En fait, les valeurs sont un produit du développement culturel et historique de chaque nation et un produit unique. Le brassage mutuel des peuples est sans aucun doute enrichissant, l’ouverture d’esprit élargit les perspectives et permet une compréhension différente de sa propre tradition. Mais ce processus doit être organique et ne se fait pas rapidement. Et ce qui est étranger sera toujours rejeté, peut-être même sous une forme violente. Les tentatives de dicter des valeurs dans des conditions d’incertitude et d’imprévisibilité ne font que compliquer une situation déjà tendue et entraînent généralement un retour de bâton et le contraire du résultat escompté.
Nous sommes surpris par les processus qui se déroulent dans des pays qui se considéraient comme les fleurons du progrès. Bien sûr, les bouleversements sociaux et culturels qui se produisent aux États-Unis et en Europe occidentale ne nous regardent pas ; nous ne nous en mêlons pas. Dans les pays occidentaux, certains sont persuadés que l’effacement agressif de pages entières de leur propre histoire, la « discrimination inversée » de la majorité en faveur des minorités ou l’exigence d’abandonner la compréhension habituelle de choses aussi fondamentales que la mère, le père, la famille ou même la distinction de genre – ce sont là, selon eux, les jalons du mouvement vers le renouveau social.
Vous savez, une fois de plus, je veux insister sur le fait que c’est leur droit, nous ne nous en mêlons pas. Nous demandons seulement de rester en dehors de chez nous surtout. Nous avons un point de vue différent, la grande majorité de la société russe – il est plus exact de le dire – a un point de vue différent : nous pensons que nous devons nous appuyer sur nos valeurs spirituelles, sur la tradition historique et sur la culture de notre peuple multiethnique.
Les adeptes du soi-disant progrès social croient qu’ils apportent à l’humanité une sorte de nouvelle conscience, plus correcte qu’auparavant. Et que Dieu les bénisse, le drapeau dans leurs mains, comme nous le disons, partez en avant. Mais vous savez ce que je veux dire : les recettes qu’ils proposent sont totalement fausses, nous avons déjà vécu tout cela en Russie, même si cela peut paraître étrange pour certains. Les bolcheviks, après la révolution de 1917, s’appuyant sur les dogmes de Marx et d’Engels, ont également annoncé qu’ils changeraient tout le mode de vie habituel, non seulement le politique et l’économique, mais aussi l’idée même de ce qu’est la moralité humaine, base de l’existence saine de la société. La destruction de valeurs séculaires, de croyances, de relations entre les personnes jusqu’à l’abandon complet de la famille – tel était le cas, – la mise en place et l’encouragement de la délation sur les proches – tout cela était déclaré marche du progrès et, soit dit en passant, était assez largement soutenu dans le monde d’alors et était à la mode, tout comme aujourd’hui. Incidemment, les bolcheviks ont également fait preuve d’une tolérance zéro envers toute autre opinion.
Ceci, je pense, devrait nous rappeler quelque chose de ce que nous voyons maintenant. Lorsque nous observons ce qui se passe dans un certain nombre de pays occidentaux, nous sommes étonnés de reconnaître des pratiques nationales que nous avons heureusement abandonnées dans un passé que l’on espère lointain. La lutte pour l’égalité et contre les discriminations se transforme en un dogmatisme agressif à la limite de l’absurde, lorsque les grands auteurs du passé – par exemple Shakespeare – ne sont plus enseignés dans les écoles et les universités parce qu’elles, ces idées sont, comme ils le pensent, arriérées. Les classiques sont déclarés arriérés, ne comprenant pas l’importance du genre ou de la race. Hollywood publie des mémos sur la nature et le contenu d’un film, sur le nombre de personnages de telle couleur ou de tel sexe qu’il doit y avoir. C’est pire que le département d’agitation et de propagande du Comité central du Parti communiste de l’Union soviétique.
S’opposer au racisme est une chose nécessaire et noble, mais dans la nouvelle « culture de l’abolition », cela se transforme en « discrimination inversée », c’est-à-dire en racisme à l’envers. L’accent obsessionnel mis sur la race divise encore plus les gens, alors que le rêve des véritables militants des droits civiques était d’estomper les distinctions, de rejeter la division des gens par la couleur de la peau. Je me souviens avoir spécifiquement demandé hier à mes collègues de reprendre cette citation de Martin Luther King qui a dit, comme vous vous en souvenez peut-être, « Mon rêve est qu’un jour mes quatre enfants vivront dans un pays où ils ne seront pas jugés sur la couleur de leur peau, mais sur leur personnalité » – voilà la vraie valeur. Mais nous voyons que quelque chose de différent se passe là-bas maintenant. Soit dit en passant, en Russie, nos citoyens, dans leur grande majorité, ne se soucient pas de la couleur de leur peau, ce n’est pas très important non plus. Chacun d’entre nous est un être humain, c’est ce qui compte.
Le débat sur les droits des hommes et des femmes est devenu une véritable fantasmagorie dans un certain nombre de pays occidentaux. Écoutez, vous arriverez au point, comme l’ont proposé les bolcheviks, où non seulement les poules doivent être collectivisées, mais aussi les femmes. Un pas de plus et vous y serez.
Les zélateurs des nouvelles approches vont jusqu’à vouloir abolir ces concepts eux-mêmes. Ceux qui se risquent à dire que les hommes et les femmes existent et que c’est un fait biologique sont presque ostracisés. « Parent numéro un » et « parent numéro deux », « parent qui donne la vie » au lieu de « mère », interdiction d’utiliser l’expression « lait maternel » et remplacement par « lait humain » – afin que les personnes qui ne sont pas sûres de leur propre genre ne soient pas bouleversées. Je le répète, ce n’est pas nouveau ; dans les années 1920, le soi-disant « nouveau jargon » a également été inventé par les régimes culturels soviétiques, qui croyaient ainsi créer une nouvelle conscience et changer la hiérarchie des valeurs. Et, comme je l’ai déjà dit, ils ont fait un tel gâchis que cela pique encore parfois.
Sans parler de ce qui est tout simplement monstrueux lorsqu’on apprend aux enfants d’aujourd’hui, dès leur plus jeune âge, qu’un garçon peut facilement devenir une fille et vice versa, leur imposant de fait des choix censés être disponibles pour tous. C’est imposé en écartant les parents, en forçant l’enfant à prendre des décisions qui peuvent ruiner sa vie. Et personne ne consulte même les psychologues pour enfants : à tout âge, un enfant est-il capable de prendre une telle décision ou non ? Appeler les choses par leur nom propre est tout simplement à la limite du crime contre l’humanité, et tout cela au nom et sous la bannière du progrès.
Si quelqu’un aime ça, qu’il le fasse. J’ai dit un jour qu’en façonnant nos approches, nous serons guidés par l’idéologie d’un conservatisme sain. C’était il y a quelques années, alors que les passions sur la scène internationale n’avaient pas encore atteint leur intensité actuelle, même si, bien sûr, on peut dire que les nuages s’épaississaient déjà à l’époque. Aujourd’hui, alors que le monde traverse une crise structurelle, l’importance d’un conservatisme sain en tant que base de la politique s’est multipliée, précisément en raison de la multiplication des risques et des dangers et de la fragilité de la réalité qui nous entoure.
L’approche conservatrice n’est pas une tutelle aveugle, ni une peur du changement, ni un jeu de rétention, encore moins un enfermement dans sa propre coquille. Il s’agit avant tout de s’appuyer sur une tradition éprouvée, de préserver et de développer la population, de faire preuve de réalisme dans l’évaluation de soi et des autres, de construire avec précision un système de priorités, d’établir une corrélation entre le nécessaire et le possible, de formuler un objectif calculé et de rejeter par principe l’extrémisme comme mode d’action. Et, franchement, pour la période de réorganisation du monde qui s’annonce, qui peut durer assez longtemps et dont on ne connaît pas le dessin final, le conservatisme modéré est la ligne de conduite la plus raisonnable, du moins à mon avis. Cela changera inévitablement, bien sûr, mais pour l’instant, le principe médical de « ne pas nuire » semble le plus rationnel. « Non nocere », comme vous le savez.
Je le répète, pour nous, en Russie, il ne s’agit pas de postulats spéculatifs, mais des leçons de notre histoire difficile, parfois tragique. Le coût d’un naturalisme social irréfléchi est parfois tout simplement inestimable ; il détruit non seulement les fondements matériels mais aussi spirituels de l’existence humaine, laissant derrière lui des ruines morales, sur lesquelles rien ne peut être construit avant longtemps.
Enfin, une dernière thèse. Nous sommes bien conscients que sans une étroite coopération internationale, il est impossible de résoudre de nombreux problèmes communs graves. Mais il faut être réaliste : la plupart des beaux slogans sur les solutions mondiales aux problèmes mondiaux que nous entendons depuis la fin du 20e siècle ne seront jamais réalisés. Les solutions mondiales impliquent un certain degré de transfert des droits souverains des États et des peuples vers des structures supranationales, ce à quoi, franchement, peu de gens sont prêts, et même pour dire les choses honnêtement, personne n’est prêt. Tout d’abord, parce que l’on doit toujours répondre des résultats de ses politiques non pas devant un public mondial inconnu, mais devant ses propres citoyens et son propre électorat.
Mais cela ne signifie pas qu’il ne peut y avoir aucune restriction au nom de la contribution au défi mondial, précisément parce que le défi mondial est un défi pour tous ensemble et pour chaque individu. Et si chacun peut constater par lui-même les avantages concrets de la coopération pour relever de tels défis, cela augmentera certainement la volonté de travailler réellement ensemble.
Pour stimuler ces travaux, il conviendrait par exemple de dresser, au niveau des Nations unies, un inventaire des défis et des menaces qui pèsent sur certains pays et de leurs conséquences possibles pour d’autres États. Dans ce cas, des spécialistes de différents pays et de différentes disciplines scientifiques, dont vous, chers collègues, devraient être impliqués dans ce travail. Nous pensons qu’une telle feuille de route pourrait encourager de nombreux États à porter un regard neuf sur les problèmes mondiaux et à évaluer comment ils peuvent bénéficier de la coopération.
J’ai déjà mentionné les problèmes des institutions internationales. Malheureusement, c’est un fait de plus en plus évident : la réforme ou l’abolition de certains d’entre eux est à l’ordre du jour. Mais la principale institution internationale – les Nations unies – reste une valeur durable pour tous, du moins aujourd’hui. Je crois que dans le monde turbulent d’aujourd’hui, ce sont les Nations unies qui représentent le conservatisme très sain des relations internationales, si nécessaire à la normalisation de la situation.
On reproche beaucoup à l’organisation de ne pas avoir eu le temps de s’adapter aux changements rapides. C’est en partie vrai, bien sûr, mais ce n’est probablement pas seulement la faute de l’organisation elle-même, mais surtout celle de ses membres. En outre, cette structure internationale est non seulement porteuse de normes mais aussi de l’esprit même de la normalisation, et elle est fondée sur les principes d’égalité et de prise en compte maximale de toutes les opinions. Notre devoir est de préserver cet atout en réformant l’organisation, mais, comme on dit, sans jeter le bébé avec l’eau du bain.
Ce n’est pas la première fois que je m’exprime du haut de ma tribune, et grâce à vous, chers amis et collègues, le Club Valdaï est, à mon avis, en train d’acquérir cette qualité, si ce n’est déjà fait, en devenant un forum qui fait autorité : le temps passe, les problèmes s’accumulent et deviennent plus explosifs, et nous devons vraiment travailler ensemble. C’est pourquoi, une fois de plus, j’utiliserai cette plateforme pour annoncer que nous sommes prêts à travailler ensemble pour résoudre les problèmes communs les plus urgents.
Chers amis !
Les changements dont on a parlé avant moi, aujourd’hui, et que votre humble serviteur a mentionnés, touchent tous les pays et tous les peuples, et la Russie ne fait certainement pas exception. Comme tout le monde, nous sommes à la recherche de réponses aux défis les plus pressants de notre époque.
Personne n’a de recettes toutes faites ici, bien sûr. Mais je me risquerais à dire que notre pays a un avantage. Je vais expliquer où il réside : dans notre expérience historique. J’y ai fait référence à plusieurs reprises, si vous avez été attentifs, dans ce discours également. Malheureusement, j’ai dû me souvenir de beaucoup de choses négatives, mais notre société a développé une « immunité collective » à l’extrémisme, comme on dit maintenant, qui entraîne des chocs et des effondrements sociopolitiques. Chez nous, les gens apprécient vraiment la stabilité et la possibilité de se développer normalement, d’être sûrs que leurs plans et leurs espoirs ne s’effondreront pas à cause des aspirations irresponsables d’un énième révolutionnaire. Les événements d’il y a 30 ans sont encore frais dans l’esprit de beaucoup d’entre nous, et nous avons dû sortir péniblement du gouffre dans lequel notre pays, notre société se trouvait après l’effondrement de l’URSS.
Notre conservatisme est le conservatisme des optimistes, c’est le plus important. Nous pensons qu’un développement stable et réussi est possible. Tout dépend avant tout de nos propres efforts. Et bien sûr, nous sommes prêts à travailler avec nos partenaires pour de nobles objectifs communs.
Une fois encore, je tiens à remercier tous les participants pour leur attention. Je serai bien sûr heureux de répondre ou d’essayer de répondre à vos questions.
Merci de votre patience.
Vladimir Poutine
Les commentaires d’Andrei ont été traduits par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone
Le discours de Poutine a été traduit par Christelle Néant pour le Donbass Insider
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